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Kareem Malick Seinfield.
Dim 14 Jan 2018 - 21:20
39 ANS ≡ AMERICANO-EMIRIEN ≡ NEGOCIATEUR ≡ TRAVELERS
En l’observant, Jeffrey eut tout juste l’impression de le reconnaitre. Alors que ça faisait des années qu’ils se côtoyaient, des années qu’il pouvait l’admirer silencieusement mener chacune de ses actions avec une audace qu’il ne dissimulait jamais. Kareem avait ce genre de culot qu’il appréciait en temps normal, doublée d’une ténacité presque agaçante quand ça n’était pas orienté sur les bons sujets. Il était comme un frère pour lui sur qui il veillait sans fermer l’œil : sa vie était sa responsabilité. Depuis près de dix ans, maintenant qu’il y pensait. Dix ans que les deux hommes se connaissaient sur le bout des doigts, et qu’il avait eu le temps d’observer chacune de ses failles comme de ses réussites, nombreuses pour ces dernières, assurant à son égo une pérennité sans pareille. L’émirien ne lâchait jamais le morceau et se permettait tous les coups pour l’obtenir.
Kareem était un homme qu’il savait imprévisible, autant en affaire que dans la pudeur de sa vie privée. Mais ce trait, qui lui avait servi mainte fois pour surprendre des acheteurs et les mettre dans sa poche, jouait contre lui aujourd’hui. Parce qu’il ne savait jamais à quel moment son frère se fêlerait un peu plus. Comment il pourrait réparer les brèches. Avec quoi il guérirait les failles. Il n’y avait personne d’autre à part lui pour parvenir à lui faire entendre raison, et c’était à croire souvent que la raison l’avait quitté tout simplement. Il n’y avait plus que cette malice dans ces yeux, qu’on ne pouvait décrire comme bonne ou mauvaise, seulement affirmer qu’il avait une idée derrière la tête, l’une de celle qui ne plaisait jamais à qui que ce soit. Ils étaient là, pourtant. Vivants. Mais à quel prix ? Qu’est-ce que Kareem mettait en jeu, à chaque fois qu’il négociait avec le diable ?
Par amour pour ce frère, il s’y était fait. Lui. Lui, avec sa patience et son calme légendaire, parvenait à canaliser comme il le pouvait l’égoïsme de celui qui le suivait, sans jamais le trahir. Parce qu’ils comptaient l’un sur l’autre. Frères, mais pas de sang. Pourtant, il l’avait vu tellement de fois poignarder dans le dos, dans des contrats trop bien dosés, dans des jeux où il était le seul à connaître les règles. Il l’avait vu mentir sans vergogne, droit dans les yeux, et il avait vu en face, voir ces gens lui donnaient le bon dieu sans confession. Kareem endormait la vigilance des autres, avec toutes les belles histoires qu’il pouvait inventer, juste pour obtenir ce qu’il désirait. L’homme était fait de touche de couleurs, différentes, certaines lumineuses, d’autres sombres. Entre les mensonges et les coups bas, il l’avait jugé souvent plus diabolique qu’il ne l’était. Il savait qu’au fond, il lui restait un souffle d’espoir.
Mais aujourd’hui, c’était différent. Là où il l’avait connu drôle, Jeffrey ne lui prêtait plus autant d’humour qu’avant. Même si l’esprit de Kareem n’était pas moins vif que la veille, ses traits d’esprit restaient semblables, et son ironie touchait dans le mille lorsqu’il le fallait. C’était que désormais, il riait de choses qui ne faisaient pas rire. Il riait de tout avec un cynisme qui lui faisait froid dans le dos, dans une zone de non-droit à laquelle il s’était fait. Il ne s’arrêtait pas pour verser des larmes : il laissait ça aux gens qu’il jugeait ennuyeux, terne, sans saveur. Sa capacité à observer et dénicher rapidement les informations dont il avait besoin pour vivre lui permettait de partir à la conquête d’un monde désolé. D’en être le roi. Un roi sur un tas de cendres, qui se moquait bien de ce qui restait derrière lui. En bon opportuniste, il savait saisir les chances. Et parce qu’il était perspicace, il savait créer ses opportunités. Son sourire charmant et sa capacité à minauder comme un chat devait aider, pas vrai ?
C’était lui, le frère qui lui restait. L’enfant d’une douce insolence, qui provoquait lorsqu’il ne le fallait jamais. Avec ses petits yeux et la lueur séduisant qui y brillait par instant. Qui observait, qui perçait à jour. Et qui prenait un malin plaisir à retourner le couteau dans la plaie. L’homme rusé, malin, qui mentait sans vergogne aucune, et qui ne jouait jamais cartes sur table. Comment pouvait-il faire partie de l’exception ? ça, Jeffrey se le demandait à chaque fois qu’il le voyait mal agir sans pouvoir l’arrêter. Kareem n’était pas gentil, il en avait conscience. Mais fut un temps où il était attaché à une morale établie. Jusqu’à ce qu’on le marque, et que quelque chose se casse dans sa tête. Jusqu’à ce qu’il voie qu’au lieu de contourner les lois morales, il valait mieux s’en moquer. Il n’y avait plus de Dieu, de Maitre, de Droit, de Justice. Il n’y avait plus rien de tout ça. Juste un charnier, sur lequel il était bien le seul à deviner l’avenir.
Kareem était un homme qu’il savait imprévisible, autant en affaire que dans la pudeur de sa vie privée. Mais ce trait, qui lui avait servi mainte fois pour surprendre des acheteurs et les mettre dans sa poche, jouait contre lui aujourd’hui. Parce qu’il ne savait jamais à quel moment son frère se fêlerait un peu plus. Comment il pourrait réparer les brèches. Avec quoi il guérirait les failles. Il n’y avait personne d’autre à part lui pour parvenir à lui faire entendre raison, et c’était à croire souvent que la raison l’avait quitté tout simplement. Il n’y avait plus que cette malice dans ces yeux, qu’on ne pouvait décrire comme bonne ou mauvaise, seulement affirmer qu’il avait une idée derrière la tête, l’une de celle qui ne plaisait jamais à qui que ce soit. Ils étaient là, pourtant. Vivants. Mais à quel prix ? Qu’est-ce que Kareem mettait en jeu, à chaque fois qu’il négociait avec le diable ?
Par amour pour ce frère, il s’y était fait. Lui. Lui, avec sa patience et son calme légendaire, parvenait à canaliser comme il le pouvait l’égoïsme de celui qui le suivait, sans jamais le trahir. Parce qu’ils comptaient l’un sur l’autre. Frères, mais pas de sang. Pourtant, il l’avait vu tellement de fois poignarder dans le dos, dans des contrats trop bien dosés, dans des jeux où il était le seul à connaître les règles. Il l’avait vu mentir sans vergogne, droit dans les yeux, et il avait vu en face, voir ces gens lui donnaient le bon dieu sans confession. Kareem endormait la vigilance des autres, avec toutes les belles histoires qu’il pouvait inventer, juste pour obtenir ce qu’il désirait. L’homme était fait de touche de couleurs, différentes, certaines lumineuses, d’autres sombres. Entre les mensonges et les coups bas, il l’avait jugé souvent plus diabolique qu’il ne l’était. Il savait qu’au fond, il lui restait un souffle d’espoir.
Mais aujourd’hui, c’était différent. Là où il l’avait connu drôle, Jeffrey ne lui prêtait plus autant d’humour qu’avant. Même si l’esprit de Kareem n’était pas moins vif que la veille, ses traits d’esprit restaient semblables, et son ironie touchait dans le mille lorsqu’il le fallait. C’était que désormais, il riait de choses qui ne faisaient pas rire. Il riait de tout avec un cynisme qui lui faisait froid dans le dos, dans une zone de non-droit à laquelle il s’était fait. Il ne s’arrêtait pas pour verser des larmes : il laissait ça aux gens qu’il jugeait ennuyeux, terne, sans saveur. Sa capacité à observer et dénicher rapidement les informations dont il avait besoin pour vivre lui permettait de partir à la conquête d’un monde désolé. D’en être le roi. Un roi sur un tas de cendres, qui se moquait bien de ce qui restait derrière lui. En bon opportuniste, il savait saisir les chances. Et parce qu’il était perspicace, il savait créer ses opportunités. Son sourire charmant et sa capacité à minauder comme un chat devait aider, pas vrai ?
C’était lui, le frère qui lui restait. L’enfant d’une douce insolence, qui provoquait lorsqu’il ne le fallait jamais. Avec ses petits yeux et la lueur séduisant qui y brillait par instant. Qui observait, qui perçait à jour. Et qui prenait un malin plaisir à retourner le couteau dans la plaie. L’homme rusé, malin, qui mentait sans vergogne aucune, et qui ne jouait jamais cartes sur table. Comment pouvait-il faire partie de l’exception ? ça, Jeffrey se le demandait à chaque fois qu’il le voyait mal agir sans pouvoir l’arrêter. Kareem n’était pas gentil, il en avait conscience. Mais fut un temps où il était attaché à une morale établie. Jusqu’à ce qu’on le marque, et que quelque chose se casse dans sa tête. Jusqu’à ce qu’il voie qu’au lieu de contourner les lois morales, il valait mieux s’en moquer. Il n’y avait plus de Dieu, de Maitre, de Droit, de Justice. Il n’y avait plus rien de tout ça. Juste un charnier, sur lequel il était bien le seul à deviner l’avenir.
Kareem était grand, dépassant facilement le mètre quatre-vingt-dix. Sa hauteur était, de surcroit, accentuée par sa minceur : d’une allure élancée, l’apocalypse l’avait forgée, le musclant, l’asséchant aussi au passage. D’une posture un peu voûtée vers l’avant, il donnait toujours l’impression de regarder les gens de haut – pas seulement parce qu’il était grand. Il s’en défendait en s’excusant de sa taille, sans jamais admettre que c’était lui qui s’estimait au-dessus de tout ça… Et s’il ne fut jamais bagarreur, il savait comment se défendre. Jeffrey ne lui avait pas laisser le choix que d’apprendre, lorsqu’il était encore sous sa responsabilité : des notions de corps à corps, de krav-maga. Juste des notions. La fin du monde l’avait de toute façon forcé à se servir d’une arme à feu, mais loin d’être son outil de prédilection, l’homme se tourna rapidement vers d’autres plus tranchantes. Ce fut sur le corps d’un rôdeur qu’il retrouva un kukri qu’il aiguisa lui-même, et plus tard dans une maison laissée à l’abandon, une Jambiya, une pièce de collection, dont il tomba profondément amoureux... Le reste ne fut que de la récupération, anecdotique, entreposée dans leur véhicule : une vieille jeep qui roulait encore très bien…
Dubaï, 6 novembre 1979. C’était de cette ville chargée d’histoire qu’il venait. D’une des premières à prendre son essor dans l’Emirat complet, et où ses parents s’étaient installés pour travailler. Se développant grâce principalement au tourisme et au commerce des matières premières, la famille Saïd fit fortune avant que son père, Ahmed, n’accède aux hautes places de son entreprise. Fin limier, vendeur hors pair, il avait le nez creux pour les bonnes affaires, et ce fut ce petit plus qui le propulsa au sommet.
Kareem fut donc son premier fils, vraiment attendu par cette famille. Ce ne fut pas le seul néanmoins, puisque la fratrie fut rapidement agrandie par l’arrivée de trois autres frères et de deux plus jeunes sœurs. Le travail de son père les fit bien vivre – mieux que bien, et il passa une enfance pour le moins dorée durant les premières années à Dubaï, avant de voyager à travers le monde à cause des déplacements et de la compagnie de son père. Russie, France, Chine, Japon, et pour finir l’Amérique à ses dix ans, où il s’installa durablement. New York fut son point de chute avec le reste de la fratrie, il fut inscrit dans une école privée prestigieuse et sécurisée.
De son vrai nom Kareem Malick Saïd, ce dernier fut américanisé l’année de ses treize ans pour que son père obtienne une certaine tranquillité. Dès lors, il devint Seinfield, plus par obligation que par choix. Loin d’être, par la même, le fils prodigue et aîné que ses parents désiraient, le garçon s’illustra d’abord dans la malice au lieu de ses résultats scolaires pour le moins médiocres. Kareem ne trouvait ni intérêt, ni distraction, dans l’enseignement. Et il n’y avait bien que la musique – le jazz pour être précis – qui captait son attention. Il aurait voulu devenir pianiste, talentueux dans le domaine, mais son caractère volage et son insolence forcèrent ses parents à serrer la visse avec lui. Et à la sortie de son diplôme, qu’il n’obtint vraisemblablement que par miracle, son père lui laissa le choix…
Être médiocre, une honte qu’il se refusait à considérer comme sa chaire, ou alors apprendre avec lui à faire ce qui faisait sa réputation. Conscient que son train de vie ne serait pas financé par les soins de son paternel, Kareem s’engagea à l'université puis dans l’entreprise et apprit auprès du meilleur les négociations pour le moins tendues – et coûteuses – des plus gros contrats pétroliers des Emirats Arabes. Il fallut trois longues années à ce dernier pour comprendre toutes les ficelles du métier, bien qu’il se montrât éveillé et intéressé dès les premiers temps. Son premier marché, il put le conclure seul à ses vingt cinq ans, auprès d’une compagnie américaine. Le reste de son chemin fut couronné de succès, alors qu’il se trouvait plongé dans une mare pleine de prédateurs ; des prédateurs comme lui. Car Kareem pouvait être aussi féroce qu’impitoyable, pourtant très loin des petits papiers des gens les plus sérieux du milieu.
Son père lui confia les armes, il fit de la négociation son terrain de jeux, et si ses frasques firent baisser l’estime des plus ennuyeux d’entre eux, Kareem se montra aussi tenace qu’on l’attendait. Ce fut durant ces premières années que l’entreprise lui imposa un garde du corps : Jeffrey. Un homme qui, malgré des premiers temps compliqués et silencieux, devint son seul véritable ami. Les divergences d’opinions, d’avis, de statuts, ne purent compromettre le respect profond qu’ils se portaient l’un l’autre. Et même si Kareem n’était pas joyeux face à cette intrusion de son espace privé, il comprenait que son rythme de vie et les affaires sensibles et couteuses qu’il traitait ne pouvaient que le mettre dans des positions délicates. Jeffrey l’en tira à chaque fois.
Ce fut à l’aube de ses trente ans que ses parents commencèrent à lui présenter des femmes, issues de bonnes familles, pour qu’il trouve une épouse. Loin de vouloir se conformer à un style de vie, lui qui avait jusqu’ici papillonné dans les bras de magnifiques mannequins qui pensaient pouvoir lui mettre le grapin dessus, il fut pressé par sa famille de se marier au plus vite. Il en dénicha une avec les dents plus longues que les autres, et organisa une rapide cérémonie où il ne convia même pas ses proches. Ce fut histoire de les empêcher de parler – les mariages étaient d’un ennui ! Cependant, cette histoire ne dura que trois ans, entre les différentes infidélités respectives naquit une petite fille du nom de Soraya : la même année, ils divorcèrent et mère et fille partirent s’installer à Paris quand lui fila pour Seattle et ses affaires.
Ça ne lui brisa pas le cœur. Kareem flirtait avec l’indifférence, et malgré les pleurs de sa mère de ne pas pouvoir voir sa petite fille aussi souvent qu’elle le désirait, l’homme ne se sentit jamais proche de l’enfant. Parce qu’au fond de lui, il doutait sérieusement qu’elle soit de lui. Il n’était de toute façon pas un grand sentimental, l’échec en question lui permit de reprendre sa vie dissolue et les affaires avec plus d’assiduité et d’honnêteté sur ce qu’il voulait vraiment. Tant pis pour la honte que pouvait ressentir ses proches lorsqu’il venait à chaque soirée mondaine avec une partenaire différente, jamais assez intéressante pour le côtoyer plus longtemps. La seule constante dans sa vie fut Jeffrey et son amitié sincère. La seule chose qu’il chérissait, avec la famille de ce dernier qu’il trouvait aussi étrange qu’admirable. Dans une autre vie, il aurait aimé être un homme aussi simple, capable de ce genre de sentiments, de se contenter d’une vie ordinaire. Mais Kareem n’était pas fait pour ça : pas avec les affaires qu’il traitait, les négociations qu’il menait, l’argent qu’il faisait gagner et qui lui permettait de se vautrer dans le luxe. Jeffrey, lui, était le garde-fou dont il avait besoin.
Jusqu’à l’été 2015 où il fut rejoint par son plus jeune frère, Aymane, pour un projet important à mener de front. Jusqu’à cet été-là, où le monde tomba en ruine…
Kareem fut donc son premier fils, vraiment attendu par cette famille. Ce ne fut pas le seul néanmoins, puisque la fratrie fut rapidement agrandie par l’arrivée de trois autres frères et de deux plus jeunes sœurs. Le travail de son père les fit bien vivre – mieux que bien, et il passa une enfance pour le moins dorée durant les premières années à Dubaï, avant de voyager à travers le monde à cause des déplacements et de la compagnie de son père. Russie, France, Chine, Japon, et pour finir l’Amérique à ses dix ans, où il s’installa durablement. New York fut son point de chute avec le reste de la fratrie, il fut inscrit dans une école privée prestigieuse et sécurisée.
De son vrai nom Kareem Malick Saïd, ce dernier fut américanisé l’année de ses treize ans pour que son père obtienne une certaine tranquillité. Dès lors, il devint Seinfield, plus par obligation que par choix. Loin d’être, par la même, le fils prodigue et aîné que ses parents désiraient, le garçon s’illustra d’abord dans la malice au lieu de ses résultats scolaires pour le moins médiocres. Kareem ne trouvait ni intérêt, ni distraction, dans l’enseignement. Et il n’y avait bien que la musique – le jazz pour être précis – qui captait son attention. Il aurait voulu devenir pianiste, talentueux dans le domaine, mais son caractère volage et son insolence forcèrent ses parents à serrer la visse avec lui. Et à la sortie de son diplôme, qu’il n’obtint vraisemblablement que par miracle, son père lui laissa le choix…
Être médiocre, une honte qu’il se refusait à considérer comme sa chaire, ou alors apprendre avec lui à faire ce qui faisait sa réputation. Conscient que son train de vie ne serait pas financé par les soins de son paternel, Kareem s’engagea à l'université puis dans l’entreprise et apprit auprès du meilleur les négociations pour le moins tendues – et coûteuses – des plus gros contrats pétroliers des Emirats Arabes. Il fallut trois longues années à ce dernier pour comprendre toutes les ficelles du métier, bien qu’il se montrât éveillé et intéressé dès les premiers temps. Son premier marché, il put le conclure seul à ses vingt cinq ans, auprès d’une compagnie américaine. Le reste de son chemin fut couronné de succès, alors qu’il se trouvait plongé dans une mare pleine de prédateurs ; des prédateurs comme lui. Car Kareem pouvait être aussi féroce qu’impitoyable, pourtant très loin des petits papiers des gens les plus sérieux du milieu.
Son père lui confia les armes, il fit de la négociation son terrain de jeux, et si ses frasques firent baisser l’estime des plus ennuyeux d’entre eux, Kareem se montra aussi tenace qu’on l’attendait. Ce fut durant ces premières années que l’entreprise lui imposa un garde du corps : Jeffrey. Un homme qui, malgré des premiers temps compliqués et silencieux, devint son seul véritable ami. Les divergences d’opinions, d’avis, de statuts, ne purent compromettre le respect profond qu’ils se portaient l’un l’autre. Et même si Kareem n’était pas joyeux face à cette intrusion de son espace privé, il comprenait que son rythme de vie et les affaires sensibles et couteuses qu’il traitait ne pouvaient que le mettre dans des positions délicates. Jeffrey l’en tira à chaque fois.
Ce fut à l’aube de ses trente ans que ses parents commencèrent à lui présenter des femmes, issues de bonnes familles, pour qu’il trouve une épouse. Loin de vouloir se conformer à un style de vie, lui qui avait jusqu’ici papillonné dans les bras de magnifiques mannequins qui pensaient pouvoir lui mettre le grapin dessus, il fut pressé par sa famille de se marier au plus vite. Il en dénicha une avec les dents plus longues que les autres, et organisa une rapide cérémonie où il ne convia même pas ses proches. Ce fut histoire de les empêcher de parler – les mariages étaient d’un ennui ! Cependant, cette histoire ne dura que trois ans, entre les différentes infidélités respectives naquit une petite fille du nom de Soraya : la même année, ils divorcèrent et mère et fille partirent s’installer à Paris quand lui fila pour Seattle et ses affaires.
Ça ne lui brisa pas le cœur. Kareem flirtait avec l’indifférence, et malgré les pleurs de sa mère de ne pas pouvoir voir sa petite fille aussi souvent qu’elle le désirait, l’homme ne se sentit jamais proche de l’enfant. Parce qu’au fond de lui, il doutait sérieusement qu’elle soit de lui. Il n’était de toute façon pas un grand sentimental, l’échec en question lui permit de reprendre sa vie dissolue et les affaires avec plus d’assiduité et d’honnêteté sur ce qu’il voulait vraiment. Tant pis pour la honte que pouvait ressentir ses proches lorsqu’il venait à chaque soirée mondaine avec une partenaire différente, jamais assez intéressante pour le côtoyer plus longtemps. La seule constante dans sa vie fut Jeffrey et son amitié sincère. La seule chose qu’il chérissait, avec la famille de ce dernier qu’il trouvait aussi étrange qu’admirable. Dans une autre vie, il aurait aimé être un homme aussi simple, capable de ce genre de sentiments, de se contenter d’une vie ordinaire. Mais Kareem n’était pas fait pour ça : pas avec les affaires qu’il traitait, les négociations qu’il menait, l’argent qu’il faisait gagner et qui lui permettait de se vautrer dans le luxe. Jeffrey, lui, était le garde-fou dont il avait besoin.
Jusqu’à l’été 2015 où il fut rejoint par son plus jeune frère, Aymane, pour un projet important à mener de front. Jusqu’à cet été-là, où le monde tomba en ruine…
« Malick, il faut qu’on y aille. » Souffla Jeffrey en le fixant d’un regard perçant.
Kareem poussa un long soupir. Ça faisait quelques semaines déjà que ce cirque durait. Fin septembre, début octobre... En plein Seattle, dans la confusion la plus totale, avec des informations diffuses. Quelques semaines qu’il ne savait plus où donner de la tête. Lui, le pas si génial Kareem Seinfield n’avait pas vu venir la fin du monde. C’était pourtant écrit… Quelque part, sur les rangées des libres bibliques qu’il avait vaguement étudié les premières années de sa vie. Et la damnation éternelle s’abattait sur le monde blablablabla… C’était d’un ennui… Ses yeux se rivèrent sur Jeffrey, lèvres pincées. Ils étaient coincés à Seattle avec Aymane, avec les aéroports coupés, sans moyen de joindre leurs familles. Parce qu’il n’avait pas su saisir l’occasion plus tôt : ça n’arrivait jamais. Les opportunités, il les voyait avant les autres. Pas celle-ci.
«Pour que tu en viennes à m’appeler par ce nom, c’est que ça doit être sérieux. » Grogna-t-il un peu trop sèchement en avisant son ami d’une œillade fâchée.
C’était un code qu’ils avaient établi tous les deux. Quand il fallait partir, il l’appelait ainsi. Et lui ne pouvait pas déroger à la règle. Aymane à côté de lui avait déjà préparé ses affaires. Il était prêt à rejoindre la voiture, et à être escorter jusqu’au CenturyLinks Field. Là où ils avaient désormais leur place, avec des milliers d’autres personnes. Il termina son verre de whisky, pestant que ça n’avait toujours aucun sens.
«Vous êtes bien sûrs de savoir qui je suis ? Déclama-t-il avec un sourire moqueur en fixant le trouffion devant lui avec tout le mépris donc il était capable.
Monsieur, vous pourriez être le pape en personne que j’en aurais rien à foutre, retournez à votre tente et fermez-la ! »
Kareem resta un instant figé devant la réaction du soldat. On ne lui avait jamais parlé ainsi de sa vie. Encore moins quand les conditions étaient aussi difficiles – surtout pour lui ! Là, les uns sur les autres, à partager des tentes, des abris, des couvertures, alors que l’hiver s’installait et qu’aucune nouvelle de l’extérieur ne s’améliorait. Il pouvait sentir la colère battre à ses tempes, alors qu’il serrait son manteau Armani tout contre son torse :
«Je crois qu’un jour, je vais finir par en tuer un. » Annonça-t-il à Jeffrey en regagnant sa tente de fortune.
Aymane, à côté, esquissa un sourire en coin.
«Ne t’avise pas de le faire sérieusement. » Souffla son cadet avec une risette moqueuse.
Allaient-ils sérieusement passé l’hiver ici ? C’était bien engagé pour. Comment ? Pourquoi ? Le fait de n’avoir de nouvelles de personne à New York, de voir que la société ne tenait que par miracle, que plus rien n’avait de foutu sens, tout… Tout commençait sérieusement à lui taper sur les nerfs. Les gens, surtout ! Ceux qu’il était obligé de supporter, monsieur et madame personne, pleins de bons sentiments, et ceux pires que lui.
«J’y penserais très fort alors… » Râla-t-il dans sa barbe.
Il ne l’avait jamais eu aussi mal entretenu depuis qu’il était en âge d’en avoir une !
«On doit partir, maintenant ! » Grogna Jeffrey dans la tente en sortant les deux frères de leur sommeil.
Il se gelait, lui, la faute à l'hiver et au mois de janvier. Et pourtant, il dormait profondément malgré l’agitation extérieure. Et en se rendant compte de celle-ci, il se demandait bien comment il y parvenait. Lorsque tous trois s’extirpèrent de là, ils tombèrent nez à nez avec un rôdeur que Jeffrey abattit d’une balle en pleine tête. Simple, efficace, son arme de service n’avait jamais été aussi précieuse. Le stade était en effervescence, et tous trois purent voir en zyeutant vers la pelouse qu’il y avait une bonne raison à ça : la marée de morts qui se pressaient vers l’intérieur, et les effusions de sangs qui le figèrent sur place.
Il ne fallait pourtant pas rester. Jeffrey le bouscula, lui sommant de suivre. Kareem s’arma de ce qu’il put – un piquet de tente – avant de partir vers les couloirs menants vers les sorties de secours. Ça n’empêcha pas le massacre. Ni la peur. Ni de voir de trop près ces créatures sordides qui tentaient de les dévorer. Aymane manqua d’y passer, il fut sauvé de justesse par le duo l’accompagnant, avant d’être traîné dehors. Ensuite, ils coururent. Des heures, dans le froid, la neige. Sans savoir où se poser. Sans savoir quoi faire. Ils n’en avaient aucune idée, il ne fallait juste pas s’arrêter.
«Et qu’est-ce qu’on va faire, hein ?! On est perdus, on a pas d’armes, pas d’abris, pas de bouffe, on va crever Kareem, et tu le sais ! » Hurla son frère, les larmes aux yeux.
Kareem leva les yeux au ciel. Les mains gelées par le froid, il se tourna vers lui, avala les cinq pas qui les séparaient, et lui colla une violente droite en plein visage. L’homme se retrouva au sol, les yeux exorbités sous la stupeur :
«Ecoute-moi bien, sombre idiot. On va sortir de là. On va s’en sortir. Et je t’interdis d’hurler comme un abruti au milieu de nulle part alors que la ville est infestée de morts. » Martela-t-il en le désignant d’un index furieux. Surtout en plein Seattle, bon sang !
Ça faisait des semaines que le stade était tombé. Ils ne voyaient pas le bout de l’hiver, et les nerfs commençaient doucement à craquer. Jeffrey lui posa une main sur l’épaule, l’invitant à se calmer. Il prit une profonde inspiration pour s’apaiser, sans sentir que ça marchait le moins du monde.
«Tu m’as fait mal… » Geint le plus jeune en se redressant. Sa main s’était posée contre sa joue rougie par le coup.
«Désolé pour ça, mais tu m’as vraiment agacé ! » Se défendit-il d’un grognement furieux.
Ils ne pouvaient pas traîner plus longtemps ici.
« Ferme la ! » Le canon se pressa un peu plus contre son front. L’espace d’un bref instant, Kareem sentait qu’il perdait le contrôle. Ça n’était pas une négociation qu’il pouvait mener ; pas maintenant que son vis-à-vis venait de lui coller une arme sur la tête en lui sommant de la fermer. Ses confrères ne cherchèrent pas à le raisonner ; quelque chose lui échappait.
«Messieurs, ce n’est pas le moment de perdre son sang froid… Tenta-t-il d’une voix douce, mielleuse, dont il avait le secret. Ça ne fit que l’agiter davantage.
Tu as quelque chose à dire, connard ?! T’as pas l’impression que tu devrais juste la boucler !? Le prochain que j’entends l’ouvrir, je lui plante une balle dans le crâne, c’est clair comme ça ? »
A genoux devant des inconnus. Voilà. Voilà comment ça se passait désormais. Ces derniers mois d’errance n’avaient pas été de tout repos, mais il n’imaginait pas que le bout de la route se trouvait juste ici. Devant le canon d’une arme qui réussissait à le faire transpirer à grosses gouttes. Fatigué, éreinté, l’été se terminait à peine. Et il n’avait pas été plus tendre que la saison d’avant. Et dire que ça faisait déjà un an…
«Nous faites pas de mal… » Pleura Aymane, ses épaules furent secoués de sanglots.
Kareem lui lança un regard méprisant. Le genre qui lui faisait peur. Celui, avec la lueur sombre dans son œil, qui le sommait de se maitriser. La faiblesse n’était pas acceptable, surtout pas devant eux
« J’ai été très clair ! » Tonna l’homme devant lui en retirant le chien.
Le temps se figea. Chaque seconde sembla durer des heures, alors qu’il entendit lisiblement le percuteur venir repousser la balle dans le canon. Il l’entendit, il la vit sortir, et fuser jusqu’au crâne de son petit frère. Il vit ce dernier s’effondrer, quand une gerbe de sang lui explosa à la tête en même temps que le corps inerte d’Aymane retrouvait le sol. Son cœur s’arrêta.
«Cours ! » Somma Jeffrey en l’attrapant par le bras, le tirant en arrière.
Kareem s’exécuta. Tout ça pour leurs affaires. Il ne réussit pas à se retourner : il ne pouvait juste pas. Voir Aymane dans cet état lui bouffait le ventre. Et pourtant, l’image ne parvenait pas à sortir de son crâne. Il la vivait, la revivait encore, et encore. Son petit frère était mort pour trois boites de conserves.
«Viens. » Souffla Jeffrey en lui faisant un signe de la main. Kareem ne bougea pas d’un pouce. Posé sur le tronc qu’il squattait, à bout de souffle, mais l’esprit toujours hagard, il n’osait rien dire, rien faire. Dans un état de sidération sans pareille. Le stade l’avait marqué pourtant… Mais pas autant que ça. Le sort de ces inconnus ne lui importait pas. Celui d’Aymane, si. C’était son frère. « Tu fais peine à voir. » Ajouta Jeffrey en venant lui passer un linge humide sur le visage pour en essuyer le sang.
«Qu’est-ce que je vais dire à mon père ? » Demanda soudainement Kareem d’une voix blanche.
C’était les premiers mots qu’il articulait depuis leur fuite. Les jambes à bout, du sang toujours sur les joues, du sang qui n’était pas le sien, il s’inquiétait de la réaction de son père, probablement mort lui aussi, quelque part à New York. Qu’est-ce qu’il allait lui dire ?
«Qu’est-ce que je vais dire à ma femme ? » Retorqua Jeffrey.
Et il réalisa. La femme de Jeffrey, ça faisait un an qu’il ne l’avait pas vu. Elle n’avait plus rien à dire. Ni elle, ni ses deux enfants. Il n’y avait d’eux que des souvenirs, et une photo dans un portefeuille qu’ils avaient perdu.
«Tu as raison, c’est absurde. » Se reprit-il en fronçant les sourcils.
Ils avaient quitté Seattle pour s'avancer vers Tacoma, puis remonter vers l'Est. C'était là qu'ils les avaient trouvés, sans trop savoir où exactement. Du côté de Kennewick, visiblement.
« Elles sont à notre service, et on leur offre la sécurité. » Voilà qui concluait leur tour du propriétaire alors qu’on venait tout juste de leur attribuer une caravane. Jeffrey lança un regard en coin à Kareem, qui fit en sorte de l’ignorer. Il se contenta d’un sourire de vendeur, quand il se retrouva finalement en tête à tête avec son ami.
L’expression de ce dernier était lourde, trahissant le fond de sa pensée. Et il n’avait pas besoin de l’exprimer, Kareem pouvait l’entendre d’ici…
«Je ne suis pas sûr d’apprécier ça. » Il se porta jusqu’à la fenêtre étroite de la caravane et avisa une jeune voisine qui retrouvait la sienne. « Elle ne doit pas avoir plus de seize ans. »
«Je sais… » Soupira-t-il. Ça lui semblait une aubaine. Ça n’en était pas une.
«Ça pourrait être ma fille… Ou la tienne ! » S’emporta Jeffrey, l’air de ne pas comprendre comment lui pouvait être aussi calme dans ces circonstances.
Il ne l’était pas. Pas vraiment… ça le contrariait. Mais il ne changerait pas le monde, pas dans son état. Pas, seulement deux mois après la mort soudaine de son petit frère. Une brèche était apparue dans son esprit, une brèche qu’il essayait de colmater.
«On part. » Assura-t-il à Jeffrey, en cachant les doutes qui le tenaient.
«Jeffrey ! JEFFREY ! » Hurla-t-il à s’en décoller les poumons.
Il pouvait le voir : son seul ami, un bras autour du cou, qui l’empêchait de respirer. Il pouvait le voir suffoquer, alors qu’un homme lui tenait la gorge sans le lâcher. Et lui, impuissant, incapable de faire quoi que ce soit pour l’aider. Il priait… Pour la première fois depuis près de trente ans, il priait pour qu’un miracle arrive. Il suppliait pour qu’on ne le tue pas : pas lui. Il ne pouvait pas perdre Jeffrey alors qu’il était la seule personne qui comptait à ses yeux, son seul ami ! L’homme perdit connaissance, ses yeux se fermèrent et la pression se relâcha. Il hurla encore, se débattit, jusqu’à ce qu’une violente douleur à la tempe ne le sonne brutalement. Kareem eut l’impression qu’un poids lui était tombé sur le crâne. Même le froid extérieur ne fit pas taire la douleur vive à son crâne. Il sentit par contre le contraste, lorsque le sang chaud échappé de sa plaie ne lui passe sur le visage. Un second coup, et il tomba dans les pommes.
Ça faisait des semaines que ça durait. Des semaines qu’ils s’amusaient à ses dépens, avec la volonté malsaine de le faire craquer. L’enfermement, l’isolement, les privations. Et les coups surtout. Tout ça pourquoi ? Pour qu’il devienne leur esclave. Leur toutou. Leur bonne poire. Il n’était même plus conscient de tout ce qu’il se passait. Il ne savait pas pourquoi il était toujours en vie. Tout ce qu’il sentait, vivement, c’était l’immense brûlure dans son dos, qui le faisait souffrir comme jamais. Cette marque, aux contours nets, qui lui dévorait la peau. On l’avait marqué, au fer. Comme s’il était un animal. Une vulgaire bête qu’il fallait dresser. La fièvre le rongeait, et depuis ce jour, il parvenait à peine à rester éveiller quelques minutes. Plus rien ne parvenait à le frôler. Kareem voulait mourir. Vraiment, il le voulait.
«Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? » La voix étranglée de son ami le sortit à peine de ses résolutions sombres. L’homme parvint à le remettre sur ses jambes, il le supporta de toutes ses forces. Il fallait partir, disait-il. Il le fallait, vraiment. Lui avait trouvé comment faire : une brèche dans la sécurité, qui avait couté la vie à un des gardes. Il devait les amener loin d’ici, le plus loin possible de ce camp infernal…
«Elle me manque. » Confia Jeffrey d’une voix sombre, presque étranglée par l’émotion.
Kareem releva les yeux du feu, pour les poser sur son ami. Il ne comprenait pas. Pourquoi lui dire ça ? Qu’espérait-il ? Le sortir de son mutisme ? ça faisait peut-être des semaines, alors qu'ils zonaient autour de Quincy, qu’il ne parlait pas. Malgré la fièvre qui l’avait finalement quitté, malgré la distance qu’ils avaient mise entre eux et ces fous qui l’avaient marqué comme un animal. Kareem était incapable d’exprimer quoi que ce soit à part de la colère. L’hiver n’en finissait pas, et il était en rage. Le deuxième qu’ils passaient, comme des misérables. Pire que des moins que rien. Sa mâchoire se serra : égoïstement, il se fichait des peines de Jeffrey. Lui n’était pas une bête qu’on avait brûlé au fer pour la dompter.
«Tu ne penses jamais à Soraya ? » Demanda-t-il.
Kareem baissa presque immédiatement les yeux vers le foyer. Serrant ses doigts, il se sentait vide à l’intérieur. Vide de tout, encore plus des souvenirs de sa fille. Il ne voulait même pas y penser.
«Non. » Trancha-t-il sèchement.
«Kareem !
QUOI ? » Ses yeux sombres se tournèrent finalement vers Jeffrey. Ça devait faire la quinzième fois qu’il l’appelait. Qu’il lui sommait de s’arrêter. Mais il ne pouvait pas. Son kukri à la main, il perdait les pédales, dans une folie furieuse qui ne lui ressemblait pas. L’entaille à son bras lui faisait mal, mais pas davantage que les muscles de ses épaules : « Qu’est-ce que tu vas dire, ENCORE ? Qu’est-ce qu’il y a ?! » Hurla-t-il.
«Tu t’acharnes… » Souffla son ami en essayant de se montrer calme, doux.
«Ouais, parce que cet enfoiré de petit salopard de mes couilles a essayé de me tuer. De ME tuer, MOI ! » ça faisait cinq bonnes minutes que sa victime ne faisait plus aucun bruit. Un homme, de dix ans de moins que lui, qui avait essayé de le taillader alors qu’il ne s’y attendait pas. Jeffrey avait failli être tué. Et ça l’avait rendu fou.
«Malick, arrête ça ! » Il le ceintura, le traîna en arrière, l’immobilisa ensuite fermement. Kareem tenta de lutter encore, mais son souffle se faisait la malle et il voyait trouble. « Arrête-toi, maintenant… »
«Je perds pas la tête, Jeffrey. » Jura-t-il en regardant son ami s’occuper de la lame de son kukri.
«Je sais. »
«J’ai toujours été comme ça. » Ajouta-t-il, en ayant tout l’air d’un gamin prit en faute, qu’il fallait punir pour ce qu’il avait fait.
«Je sais. »
«Je te fais peur ? » Demanda Kareem.
Il y eut un lourd silence. Jeffrey se stoppa dans son geste, sans lever les yeux vers lui. Il n’eut pas besoin de lui répondre : l’émirien comprenait parfaitement le message. Son cœur se serra, comme sa gorge. Ça lui faisait mal.
«Tu es mon frère, Jeffrey. Jamais je ne m’en prendrais à toi, il faut que tu le saches. Tu le sais, pas vrai ? Dis-moi que tu le sais… » Il n’y avait pas d’homme plus sincère que lui sur terre à cet instant.
Parce que Jeffrey était son dernier ami sur terre, la seule personne qui le raccrochait à la réalité. Il y tenait, parce qu’il était son frère. Il était celui qui lui faisait garder un semblant de raison.
«Je vais faire des efforts, je te promets… Je vais me calmer, revenir sur le droit chemin, je… Je recommencerais plus, plus jamais… » tenta-t-il d’une petite voix, alors que les larmes lui montaient aux yeux. « Je t’écouterais toujours Jeffrey, je veux pas que tu me laisses… Je suis pas une cause perdue… »
«Je sais, Malick. » Le coupa-t-il.
Il déglutit péniblement. Il était temps de reprendre la route. Ils avaient échappé au séisme, à tous ces ennuis. Ils étaient encore ensemble, après tout ce temps. Ils n’avaient pas rencontré de pillards, pas d’autres en tout cas. Ils avançaient. Et Jeffrey arrivait à prendre soin de son esprit abimé. Il y avait encore un brin d’espoir, pas vrai ? Kareem se garda de le demander. Il n’avait jamais cru en grand-chose, de toute façon. Seulement en la certitude profonde qu’il n’y avait qu’avec Jeffrey qu’il pouvait être faible.
Il fallait survivre encore un hiver, rejoindre Tacoma. Juste un hiver de plus. Et après la neige, tout irait mieux.
Kareem poussa un long soupir. Ça faisait quelques semaines déjà que ce cirque durait. Fin septembre, début octobre... En plein Seattle, dans la confusion la plus totale, avec des informations diffuses. Quelques semaines qu’il ne savait plus où donner de la tête. Lui, le pas si génial Kareem Seinfield n’avait pas vu venir la fin du monde. C’était pourtant écrit… Quelque part, sur les rangées des libres bibliques qu’il avait vaguement étudié les premières années de sa vie. Et la damnation éternelle s’abattait sur le monde blablablabla… C’était d’un ennui… Ses yeux se rivèrent sur Jeffrey, lèvres pincées. Ils étaient coincés à Seattle avec Aymane, avec les aéroports coupés, sans moyen de joindre leurs familles. Parce qu’il n’avait pas su saisir l’occasion plus tôt : ça n’arrivait jamais. Les opportunités, il les voyait avant les autres. Pas celle-ci.
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C’était un code qu’ils avaient établi tous les deux. Quand il fallait partir, il l’appelait ainsi. Et lui ne pouvait pas déroger à la règle. Aymane à côté de lui avait déjà préparé ses affaires. Il était prêt à rejoindre la voiture, et à être escorter jusqu’au CenturyLinks Field. Là où ils avaient désormais leur place, avec des milliers d’autres personnes. Il termina son verre de whisky, pestant que ça n’avait toujours aucun sens.
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«
Monsieur, vous pourriez être le pape en personne que j’en aurais rien à foutre, retournez à votre tente et fermez-la ! »
Kareem resta un instant figé devant la réaction du soldat. On ne lui avait jamais parlé ainsi de sa vie. Encore moins quand les conditions étaient aussi difficiles – surtout pour lui ! Là, les uns sur les autres, à partager des tentes, des abris, des couvertures, alors que l’hiver s’installait et qu’aucune nouvelle de l’extérieur ne s’améliorait. Il pouvait sentir la colère battre à ses tempes, alors qu’il serrait son manteau Armani tout contre son torse :
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Aymane, à côté, esquissa un sourire en coin.
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Allaient-ils sérieusement passé l’hiver ici ? C’était bien engagé pour. Comment ? Pourquoi ? Le fait de n’avoir de nouvelles de personne à New York, de voir que la société ne tenait que par miracle, que plus rien n’avait de foutu sens, tout… Tout commençait sérieusement à lui taper sur les nerfs. Les gens, surtout ! Ceux qu’il était obligé de supporter, monsieur et madame personne, pleins de bons sentiments, et ceux pires que lui.
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Il ne l’avait jamais eu aussi mal entretenu depuis qu’il était en âge d’en avoir une !
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«
Il se gelait, lui, la faute à l'hiver et au mois de janvier. Et pourtant, il dormait profondément malgré l’agitation extérieure. Et en se rendant compte de celle-ci, il se demandait bien comment il y parvenait. Lorsque tous trois s’extirpèrent de là, ils tombèrent nez à nez avec un rôdeur que Jeffrey abattit d’une balle en pleine tête. Simple, efficace, son arme de service n’avait jamais été aussi précieuse. Le stade était en effervescence, et tous trois purent voir en zyeutant vers la pelouse qu’il y avait une bonne raison à ça : la marée de morts qui se pressaient vers l’intérieur, et les effusions de sangs qui le figèrent sur place.
Il ne fallait pourtant pas rester. Jeffrey le bouscula, lui sommant de suivre. Kareem s’arma de ce qu’il put – un piquet de tente – avant de partir vers les couloirs menants vers les sorties de secours. Ça n’empêcha pas le massacre. Ni la peur. Ni de voir de trop près ces créatures sordides qui tentaient de les dévorer. Aymane manqua d’y passer, il fut sauvé de justesse par le duo l’accompagnant, avant d’être traîné dehors. Ensuite, ils coururent. Des heures, dans le froid, la neige. Sans savoir où se poser. Sans savoir quoi faire. Ils n’en avaient aucune idée, il ne fallait juste pas s’arrêter.
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Kareem leva les yeux au ciel. Les mains gelées par le froid, il se tourna vers lui, avala les cinq pas qui les séparaient, et lui colla une violente droite en plein visage. L’homme se retrouva au sol, les yeux exorbités sous la stupeur :
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Ça faisait des semaines que le stade était tombé. Ils ne voyaient pas le bout de l’hiver, et les nerfs commençaient doucement à craquer. Jeffrey lui posa une main sur l’épaule, l’invitant à se calmer. Il prit une profonde inspiration pour s’apaiser, sans sentir que ça marchait le moins du monde.
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Ils ne pouvaient pas traîner plus longtemps ici.
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« Ferme la ! » Le canon se pressa un peu plus contre son front. L’espace d’un bref instant, Kareem sentait qu’il perdait le contrôle. Ça n’était pas une négociation qu’il pouvait mener ; pas maintenant que son vis-à-vis venait de lui coller une arme sur la tête en lui sommant de la fermer. Ses confrères ne cherchèrent pas à le raisonner ; quelque chose lui échappait.
«
Tu as quelque chose à dire, connard ?! T’as pas l’impression que tu devrais juste la boucler !? Le prochain que j’entends l’ouvrir, je lui plante une balle dans le crâne, c’est clair comme ça ? »
A genoux devant des inconnus. Voilà. Voilà comment ça se passait désormais. Ces derniers mois d’errance n’avaient pas été de tout repos, mais il n’imaginait pas que le bout de la route se trouvait juste ici. Devant le canon d’une arme qui réussissait à le faire transpirer à grosses gouttes. Fatigué, éreinté, l’été se terminait à peine. Et il n’avait pas été plus tendre que la saison d’avant. Et dire que ça faisait déjà un an…
«
Kareem lui lança un regard méprisant. Le genre qui lui faisait peur. Celui, avec la lueur sombre dans son œil, qui le sommait de se maitriser. La faiblesse n’était pas acceptable, surtout pas devant eux
« J’ai été très clair ! » Tonna l’homme devant lui en retirant le chien.
Le temps se figea. Chaque seconde sembla durer des heures, alors qu’il entendit lisiblement le percuteur venir repousser la balle dans le canon. Il l’entendit, il la vit sortir, et fuser jusqu’au crâne de son petit frère. Il vit ce dernier s’effondrer, quand une gerbe de sang lui explosa à la tête en même temps que le corps inerte d’Aymane retrouvait le sol. Son cœur s’arrêta.
«
Kareem s’exécuta. Tout ça pour leurs affaires. Il ne réussit pas à se retourner : il ne pouvait juste pas. Voir Aymane dans cet état lui bouffait le ventre. Et pourtant, l’image ne parvenait pas à sortir de son crâne. Il la vivait, la revivait encore, et encore. Son petit frère était mort pour trois boites de conserves.
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C’était les premiers mots qu’il articulait depuis leur fuite. Les jambes à bout, du sang toujours sur les joues, du sang qui n’était pas le sien, il s’inquiétait de la réaction de son père, probablement mort lui aussi, quelque part à New York. Qu’est-ce qu’il allait lui dire ?
«
Et il réalisa. La femme de Jeffrey, ça faisait un an qu’il ne l’avait pas vu. Elle n’avait plus rien à dire. Ni elle, ni ses deux enfants. Il n’y avait d’eux que des souvenirs, et une photo dans un portefeuille qu’ils avaient perdu.
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Ils avaient quitté Seattle pour s'avancer vers Tacoma, puis remonter vers l'Est. C'était là qu'ils les avaient trouvés, sans trop savoir où exactement. Du côté de Kennewick, visiblement.
« Elles sont à notre service, et on leur offre la sécurité. » Voilà qui concluait leur tour du propriétaire alors qu’on venait tout juste de leur attribuer une caravane. Jeffrey lança un regard en coin à Kareem, qui fit en sorte de l’ignorer. Il se contenta d’un sourire de vendeur, quand il se retrouva finalement en tête à tête avec son ami.
L’expression de ce dernier était lourde, trahissant le fond de sa pensée. Et il n’avait pas besoin de l’exprimer, Kareem pouvait l’entendre d’ici…
«
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Il ne l’était pas. Pas vraiment… ça le contrariait. Mais il ne changerait pas le monde, pas dans son état. Pas, seulement deux mois après la mort soudaine de son petit frère. Une brèche était apparue dans son esprit, une brèche qu’il essayait de colmater.
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Il pouvait le voir : son seul ami, un bras autour du cou, qui l’empêchait de respirer. Il pouvait le voir suffoquer, alors qu’un homme lui tenait la gorge sans le lâcher. Et lui, impuissant, incapable de faire quoi que ce soit pour l’aider. Il priait… Pour la première fois depuis près de trente ans, il priait pour qu’un miracle arrive. Il suppliait pour qu’on ne le tue pas : pas lui. Il ne pouvait pas perdre Jeffrey alors qu’il était la seule personne qui comptait à ses yeux, son seul ami ! L’homme perdit connaissance, ses yeux se fermèrent et la pression se relâcha. Il hurla encore, se débattit, jusqu’à ce qu’une violente douleur à la tempe ne le sonne brutalement. Kareem eut l’impression qu’un poids lui était tombé sur le crâne. Même le froid extérieur ne fit pas taire la douleur vive à son crâne. Il sentit par contre le contraste, lorsque le sang chaud échappé de sa plaie ne lui passe sur le visage. Un second coup, et il tomba dans les pommes.
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Ça faisait des semaines que ça durait. Des semaines qu’ils s’amusaient à ses dépens, avec la volonté malsaine de le faire craquer. L’enfermement, l’isolement, les privations. Et les coups surtout. Tout ça pourquoi ? Pour qu’il devienne leur esclave. Leur toutou. Leur bonne poire. Il n’était même plus conscient de tout ce qu’il se passait. Il ne savait pas pourquoi il était toujours en vie. Tout ce qu’il sentait, vivement, c’était l’immense brûlure dans son dos, qui le faisait souffrir comme jamais. Cette marque, aux contours nets, qui lui dévorait la peau. On l’avait marqué, au fer. Comme s’il était un animal. Une vulgaire bête qu’il fallait dresser. La fièvre le rongeait, et depuis ce jour, il parvenait à peine à rester éveiller quelques minutes. Plus rien ne parvenait à le frôler. Kareem voulait mourir. Vraiment, il le voulait.
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Kareem releva les yeux du feu, pour les poser sur son ami. Il ne comprenait pas. Pourquoi lui dire ça ? Qu’espérait-il ? Le sortir de son mutisme ? ça faisait peut-être des semaines, alors qu'ils zonaient autour de Quincy, qu’il ne parlait pas. Malgré la fièvre qui l’avait finalement quitté, malgré la distance qu’ils avaient mise entre eux et ces fous qui l’avaient marqué comme un animal. Kareem était incapable d’exprimer quoi que ce soit à part de la colère. L’hiver n’en finissait pas, et il était en rage. Le deuxième qu’ils passaient, comme des misérables. Pire que des moins que rien. Sa mâchoire se serra : égoïstement, il se fichait des peines de Jeffrey. Lui n’était pas une bête qu’on avait brûlé au fer pour la dompter.
«
Kareem baissa presque immédiatement les yeux vers le foyer. Serrant ses doigts, il se sentait vide à l’intérieur. Vide de tout, encore plus des souvenirs de sa fille. Il ne voulait même pas y penser.
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Il y eut un lourd silence. Jeffrey se stoppa dans son geste, sans lever les yeux vers lui. Il n’eut pas besoin de lui répondre : l’émirien comprenait parfaitement le message. Son cœur se serra, comme sa gorge. Ça lui faisait mal.
«
Parce que Jeffrey était son dernier ami sur terre, la seule personne qui le raccrochait à la réalité. Il y tenait, parce qu’il était son frère. Il était celui qui lui faisait garder un semblant de raison.
«
«
Il déglutit péniblement. Il était temps de reprendre la route. Ils avaient échappé au séisme, à tous ces ennuis. Ils étaient encore ensemble, après tout ce temps. Ils n’avaient pas rencontré de pillards, pas d’autres en tout cas. Ils avançaient. Et Jeffrey arrivait à prendre soin de son esprit abimé. Il y avait encore un brin d’espoir, pas vrai ? Kareem se garda de le demander. Il n’avait jamais cru en grand-chose, de toute façon. Seulement en la certitude profonde qu’il n’y avait qu’avec Jeffrey qu’il pouvait être faible.
Il fallait survivre encore un hiver, rejoindre Tacoma. Juste un hiver de plus. Et après la neige, tout irait mieux.
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Tom Ellis • <bott>Kareem M. Seinfield</bott>
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Re: Kareem Malick Seinfield.
Dim 14 Jan 2018 - 21:30
Je sens que tu cherches à me faire passer un message à travers ce smiley...
Allez. La réponse est "oui".
Allez. La réponse est "oui".
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Re: Kareem Malick Seinfield.
Dim 14 Jan 2018 - 21:34
Ela et maintenant Kareem... ils nous envahissent
Hihi, sois la re-re-re-re-re-rebienvenue quand même !
Hihi, sois la re-re-re-re-re-rebienvenue quand même !
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Re: Kareem Malick Seinfield.
Dim 14 Jan 2018 - 21:39
Elena Hortos a écrit:6 comptes... t’as pas honte ?
Je propose qu'on brûle la sorcière !
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