Dire que mon invitée se mettait à table était un euphémisme, elle venait de me dire ce que j'avais envie de savoir et je ne fus guère surprise de ce que j'appris de la bouche de Kara. Au final, elle avait été logée à la même enseigne que tout le monde et je n'en savais pas davantage même si j'étais impliquée dans le processus d'investigation. Je fus reconnaissante à Kara de m'avoir dévoilé ce qu'elle se disait, au moins je reconnus à la blonde d'être brute de décoffrage et cela changeait des interrogatoires auxquels j'avais été habituée, là où il fallait faire aux mots employés, au ton, à l'expression, à la posture, au fait de devoir lire entre les lignes et de comprendre plus vite que le suspect. Du genre à ne croire que ce qu'elle voit hein ? Donc on pouvait écarter d'emblée la raison religieuse ou divine. Je me rappelai que certains fondamentalistes ou évangélistes avaient proféré à leurs ouailles que ces morts qui se relevaient étaient une punition de Dieu avant que leur congrégation ne se transforme en ces monstres et ne dévorent le soi-disant saint homme. Certains croyaient même que l'eau bénite et les prières pouvaient guérir les infectés. On connait le résultat.
Je vois. Un mystère hein ?
Je perdis mon air sarcastique pour retrouver une expression plus sérieuse et je me resservis en whiskey avant de pousser la bouteille vers Kara si elle voulait se resservir à son tour. Je ne répondis pas immédiatement, prenant mon verre pour le remuer légèrement avant de prendre une gorgée du breuvage qui me donna la sensation de chaleur. J'évitai le regard de Kara avant de faire un léger soupir de soulagement en fixant mon verre. J'aimais bien le whiskey, c'était une boisson que je trouvais noble et sobre. Francis aimait bien le whiskey aussi mais il était plutôt porté sur le bourbon et le cognac. On avait toujours ces alcools chez nous, au moins on ne se disputait jamais sur quel alcool fort boire après un bon repas ou lorsque l'on en avait besoin. Je devais bien reconnaître une chose à mon ex-mari, c'était qu'il n'était pas tombé dans la boisson après notre déménagement à Seattle. Lorsqu'il retournait à Tucson, peut-être qu'il se mettait des mines mais au moins, celui qui était mon homme à l'époque était toujours propre sur lui, présentable et ne me donnait pas l'image d'un poivrot. C'était quelque chose qui m'avait plu chez lui. Lorsque j'étais avec Natalya, la consommation d'alcool était un peu plus débridée et elle était une amatrice de vodka, quelle surprise... Voir ça m'avait conforté dans mon choix de rester avec le whiskey. Je sortis de mes pensées en reposant mon verre et en me tassant plutôt légèrement contre mon siège.
Je me rappelle, j'ai été placée très vite sur cette enquête. La police ne comprenait pas à quoi elle faisait face, ces gens soudainement devenus fou et qui attaquaient les autres, proches compris... En l'espace d'une poignée de jours, l'enquête est devenue fédérale, on avait même monté un bureau d'enquête spécial, placée sous l'autorité directe du directeur de l'antenne FBI et sous la supervision du gouverneur de l'État et des sénateurs. On avait jamais fait ça depuis le 11 septembre.
Tout en parlant, je regardai à nouveau mon verre. Puis je m'interrompis un instant et je me redressai, pour reprendre une autre gorgée de whiskey. Enfin, je levai mon regard vers Kara.
On a tous d'abord pensé à une intoxication alimentaire, bien sûr et pendant ce temps, les infectés étaient placés en quarantaine, le CDC nous avait envoyé une équipe d'experts pour identifier le problème et tâcher de trouver un remède. Personne ne se doutait encore qu'on ne pouvait rien y faire. L'inspection de l'alimentation des infectés n'avait rien donné, pourtant ce n'était pas les saloperies qui manquaient dans l'alimentation disponible, la FDA était un vrai gruyère gangréné par les lobbys de l'agro alimentaire et pharmaceutiques. Mais même avec ça, on n'a rien trouvé dans les aliments. La piste du virus est venue juste après, le CDC y travaillait jour et nuit et faisait des rapports réguliers.
Je tournai la tête pour présenter mon profil à Kara, fixant d'un air absent la porte ouverte de ma chambre et je fis une moue désabusée. Je repensai à tous ses efforts consentis, j'avais alignée les heures supplémentaires, toute cette agitation parmi les autorités... pour rien.
De ce que j'avais compris, tout le pays était atteint, mon chef parlait même des pays voisins touchés. On a été rapidement débordés par tous les rapports qui nous tombaient dessus, certains croyaient que c'était une attaque terroriste générale, d'où le fait que l'armée soit arrivée plutôt rapidement. Mais personne ne voulait l'admettre, nous avions réagi trop tard. Les infectés avaient pu s'échapper de la zone de quarantaine et nous n'avons jamais su ce qu'il en était réellement. Certains parlaient d'un virus encore inconnu, d'autres d'une mutation d'un virus connu... Toutes les informations nécessaires et qui auraient pu sauver le pays ont été noyées sous la panique, le black-out des médias et des moyens de communication, les décisions politiques... Le président et le gouverneur de l'État ont mis un temps fou pour déclarer l'état d'urgence et à partir de là, le but n'était plus de trouver un remède mais de tuer le plus possible d'infectés et protéger encore les gens vivants.
J'avais prononcé quelques mots en regardant la porte avant de me reporter à nouveau sur Kara, plutôt irritée. Je n'étais pas en colère contre mon interlocutrice, plutôt la lenteur de réaction et la stupidité de nos dirigeants. Nous aurions pu nous en sortir malgré les pertes.
On nous a ordonné d'abandonner l'enquête et de combattre avec les militaires contre les infectés. Comme toutes les forces de police, nous avons subi une militarisation brutale de nos moyens et nous avions ordre de tirer à vue sur les infectés. C'est comme ça que j'en ai appris davantage sur eux, comment les abattre rapidement, comment s'en débarrasser, comment éviter d'être infecté, comment les infectés agissaient et réagissaient... souvent au prix fort. Que l'on porte ce virus en chacun de nous et qu'il n'attend qu'un simple déclencheur pour se propager, tuer son hôte et le réanimer, qu'il ne subsiste plus rien de la personne après réanimation, que les goules continuent de se nourrir même après avoir dévoré quelqu'un... Mais je ne suis pas scientifique.
Je pris une inspiration avant de finir à nouveau cul sec mon verre de whiskey et de soupirer.
Nous aurions pu nous en sortir, cette crise pouvait être surmontée. Mais comme nous n'avions jamais été confronté à cela et que nous avions réagi trop tard, les morts-vivants ont pu en profiter. Au delà d'eux, je me dis que c'est notre ignorance, notre lenteur et notre peur qui ont eu raison de nous. Maintenant... je pense que tout ce que l'on a à faire est de survivre en attendant qu'ils pourrissent. Avant qu'ils ne s'échappent de la zone de quarantaine, on a découvert que la décomposition chez les goules ne se déroulait pas à un rythme normal. Il y en a bien effectivement une mais beaucoup plus lente que sur une personne normale. Ce qui veut dire que l'on peut passer des années voire des décennies avant de voir ces pourritures tomber à cause de leur décomposition au lieu que l'affaire ne soit réglée en quelques années seulement. Je suppose que ça doit être à cause de la nature du virus.
Cela me fit un peu bizarre d'en parler mais quelque part, j'en fus soulagée, j'avais l'impression de soulager un peu ma conscience. En plus d'une année de crise, je n'en avais jamais parlé avec autant de sérieux avec une personne, pensais pas que ce serait avec Kara.
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