La dernière fois qu'il avait prit quelqu'un avoir lui sur Lucky, il s'agissait de sa fille Nina. Diego éloigna les souvenirs qui lui collaient à l'âme ; une petite fille qu'il ne reverrait plus, le fruit de sa chair, une innocence trop vite éteinte. Il oubliait parfois le son cristallin de sa voix de petite fille, et son visage s'estompait doucement, le parfum de son shampoing préféré, les sucreries qu'elle aimait tant ... Diego avait de bonnes raison de haïr ces morts qui se relevaient, et cette fichue épidémie. Il détourna ses pensées ailleurs, amusé par la détermination de Dani à ne pas tomber ; Lucky se montrait doux et calme, malgré le poids des deux humains ; Diego les complimenta tout les deux le temps de la route, afin de les encourager.

Vous allez voir. Tuer des rôdeurs, c'est escalader l'Everest à côté la taquina t-il en attachant au harnais de Lucky une longe qu'il sortit des fontes de la selle. Le mexicain continua de sourire, attendant que la jeune femme se sente à l'aise en selle ; la petite balade à deux avait déjà dû familiariser son bassin avec le mouvement lent du pas de l'équidé. Il observait avec soin la disposition du corps de la jeune femme, quelque peu embarassé de devoir la fixer ainsi - mais il devait prendre le recul nécessaire, il n'y avait rien de gênant à observer pour mieux la conseiller. Quand elle lança son allons-y, Diego claqua de la langue contre son palais ; Lucky se mit au pas doucement, tournant autour de Diego le long de la longe de cuir, formant un cercle tranquille de son allure placide. Dani se laissait aller, ne bloquant pas le bassin, le dos droit, les bras à peu près au bon endroit. Elle avait bien retenu de tenir les rênes doucement, doigts vers le ciel. Diego rectifia la position de ses jambes, mais elle s'en sortait bien. Un peu moins rapide qu'en moto, non ? fit-il avec un sourire avant de lancer, taquin : Si vous voulez de la vitesse, ça peut s'arranger. Diego se sentait serein. Loin de toute la nervosité accumulée pendant l'hiver. Il avait envie d'aller chasser, de se défouler un bon coup, mais surtout, il appréciait la compagnie de la demoiselle et espérait faire durer un temps leur rencontre tout juste née.

C'est très bien. Vous arrivez à suivre les mouvements, c'est naturel chez vous, peut-être grâce à votre moto, comme vous disiez. Est-ce que vous voulez trotter ? Il y a deux sortes de trots : le trot en levée, où vous vous levez sur vos étriers durant un temps avant de retomber dans votre selle délicatement - mais de toute façon, vous ne devez pas peser bien lourd, en étant synchro avec le mouvement du cheval ; l'autre est le trot assis, où vous restez collée à la selle en serrant fortement les mollets. Le pas est agréable, mais son allure est trop faible. Le trot et le galop permettent une plus grande allonge ; le trot a l'avantage de ne pas trop fatiguer le cheval tout en forçant l'allure. Il sourit à la demoiselle qui semblait parfaitement radieuse. Le soleil jouait avec quelques nuages, mais auréolait d'or les frondaisons et la prairie où ils s'étaient installés. J'ai une meilleure idée. On reste au pas, mais je lâche la longe ; rênes tendus mais pas trop, et voilà, maîtrisez Lucky. Il venait, d'un geste souple, de retirer la longe du harnais, laissant Dani maîtresse de ses mouvements sur un Lucky totalement libre. Pas de panique, il m'obéit même sans que je sois avec lui. Mais il faut vous apprendre à avancer, à maîtriser un cheval. Si vous vous penchez en avant, cela l'invite à accélérer - c'est pourquoi la plupart des galops se font penchés en avant, collé à l'encolure du cheval pour une question de sécurité - éviter de se prendre une branche - mais aussi pour inviter à la vitesse. Se tenir un peu en arrière invite, au contraire à ralentir. L'animal sent les pressions de vos mollets ; pas besoin de grands coups pour le faire avancer, il faut être ferme bavarda t-il en la conseillant, avançant à côté d'eux étant donné que le pas était une allure bien lente. Il n'avait jamais réalisé combien il avait acquis de savoir sur l'équitation, surtout aux côtés de Lucky.

Vous vous débrouillez comme une chef. On dirait que vous avez fait ça toute votre vie la complimenta t-il, sincère. Elle avait une bonne tenue en selle, et une fois la peur envolée, on la sentait prête à une osmose, à une délivrance. Si elle trouvait une monture pas rop caractérielle, il ne faisait aucun doute qu'elle ferait une très bonne cavalière une fois expérimentée. Je n'avais pas pris plaisir à enseigner ainsi depuis longtemps confia t-il à mi-voix, soudainement pensif. Nina, mais aussi Lily - ses deux filles auxquelles il avait vaguement appris l'équitation. Mais aussi les étudiants qu'il avait, dans le musée qu'il avait hérité, autrefois. La situation faisait remonter de vieux souvenirs, d'ancestrales émotions qu'il croyait éteintes et mortes. Il inspira doucement, préférant se concentrer sur la vision de carte postale devant lui ; la jeune femme, les cheveux dans le vent, droite et fière sur le cheval gris. Pas trop mal aux jambes ? s'enquit-il ; il ne serait pas surpris qu'elle ait des courbatures. Mine de rien, pour se tenir droit et ne pas tomber, il fallait faire travailler maints petits muscles de tout le corps. Elle risquait surtout d'avoir mal aux fesses - la selle de cuir n'était pas la plus inconfortable, mais ele était dure, et pour un fessier peu habitué, cela risquait d'engendrer quelques douleurs également. Néanmoins, il n'avait pas l'audace de parler d'une partie anatomique aussi délicate et intime. Cela ne se faisait pas - il avait encore la décence de se montrer gentleman, ou au moins il essayait.

Ainsi donc, elle possédait une Harley. Diego ne s'y connaissait guère en moto, mais l'idée d'aller faire un tour n'était pas pour lui déplaire. En tout cas, il était certain de ne guère savoir s'en sortir au volant d'une moto ; il se demanda quels étaient les parallèles entre chevauchée mécanique et animale. Puis il revint au présent ; un instant de distraction pouvait les mener à leur perte. Même si Lucky semblait parfaitement serein, une double ose de vigilance ne pouvait faire de mal. Il s'amusa de l'inquiétude de la demoiselle quand il la laissa contrôler Lucky ; il était prêt à attraper les rênes et à ordonner - claquer la langue ou orbre verbal, Lucky saurait faire la part des choses. Entendu, je vais essayer fit Diego avec un brin de fierté ; tutoyer les gens lui était difficile, mais il ferait des efforts.

Il ne s'attendait pas à ce qu'elle tente le trot ; il la laissa faire, surveillant les moindres gestes, mais il n'avait pas à s'en faire. Elle s'amusait de la situation, et cela se voyait. Il réalisa que, dans un certain sens, ils se faisaient confiance - lui pour qu'elle ne s'échappe pas avec Lucky, elle dans le fait qu'elle le laisse la diriger et qu'elle lui laisse le soin de faire attention à ce qu'il y avait autour, mais surtout elle avait confiance en sa capacité à maintenit Lucky et leur sécurité à eux tous. Cela ne se vit pas, mais il rougit en entendant parler de nourriture ; il n'avait toujours pas avalé d'avoir osé parler de tout ça. Sa fierté, son égo mal placé étaient égratignés, stupidement. Il alla l'aider à descendre ; elle vacilla maladroitement, mais il la maintint fermement, elle ne pesait guère lourd et il aurait sans aucun doute pu la porter sur une épaule, sans trop faire d'efforts. Il la laissa s'éloigner, alors qu'il débarassait à nouveau Lucky de ses équipements pour le laisser libre de vaquer à ses occupations de cheval ; il se mit immédiatement à paître, délaissant les deux humains pour son propre repas. Embarassé, Diego s'approcha de Dani, mains dans les poches, l'air d'un petit garçon qu'on s'apprête à disputer.

Je vous - il se tut et reprit, plus calmement, détournant les yeux du visage rayonnant et des vivres dont la vue fit grogner son estomac, Je te suis reconnaissant de vouloir partager, mais cela me gêne. De nos jours, une tomate ou une simple ration peut faire la différence, et je me voudrais de te prendre, littéralement, le pain de la bouche, quand bien même tu le proposes gentimment. Il s'assit lourdement en tailleur, le dos droit, inspirant doucement pour calmer la faim qui le tenaillait. Quelle idiotie que la sienne, à continuer à capter ses valeurs antiques. Ne lui avait-on pas apprit de se nourrir quand il en avait l'occasion, car elle ne reviendrait peut-être pas avant longtemps ? Vivre l'instant présent ; dormir quand on ne sait que faire, manger et boire dès qu'on le peut. Survivre. Il hésitait, se frotta les mains, et prit finalement un oeuf dur et un biscuit, tout gêné, grommelant dans sa barbiche. Ma leçon d'équitation ne vaut guère tout cela. Mais je ... Je te remercie prononça t-il d'une voix adoucie, osant enfin la regarder dans les yeux. Il savait que l'hiver avait creusé ses joues, ses côtes, sans le faire paraître famélique, pas encore, mais il avait perdu du poids. Il se décida à accepter la situation, et croqua dans un biscuit avec avidité, se retenant de tout dévorer avec une faim d'enfant affamé. Il avait déjà connu la famine, étant petit, dans les rues de Tijuana. Il se souvenait des batailles entre gosses, le sang pour une pomme volée, les ruées dans les ruelles, les courses sur les toits et dans les dépotoirs. Il caressa machinalement une cicatrice sur sa main droite, datant de ce temps-là. Que faisais-tu, avant tout cela ? Bien que cela n'ai plus guère d'importance, mais je suis curieux demanda t-il, exprimant son intérêt tout relatif. Le passé ne pouvait pas être dangereux ; il n'avait pas les crocs du présent, prêt à mordre selon les informations qu'on donnait. Il savourait le goût du biscuit, l'eau fraîche de sa gourde, l'arôme entêtant de l'oeuf dur et de son jaune moelleux. Cette journée était bien trop agréable, au point qu'il se demanda à son tour s'il ne rêvait pas.

C'était vraiment étrange de profiter d'un aussi beau début d'après-midi. Diego n'avait pas vu âme qui vive depuis l'automne. Il avait passé l'hiver à moitié sur les routes, en direction de Seattle, le coeur toujours serré en croisant un déterré, de peur de voir un visage connu. L'autre moitié, il avait réussi à atteindre Olympia et à s'y réfugier. Il avait fait étonnamment doux pour un hiver - surtout quand on avait connu, comme lui, certaines tempêtes de neige quand il était gamin, à Boston. Mais cela ne l'avait pas empêché d'avoir des difficultés : Lucky s'était fait mal à une patte et l'infection avait mit du temps à partir ; cela avait ralenti le voyage. Leur famine également avait sapé les forces des deux mâles. Il était heureux de voir le printemps pointer le bout de son nez et la verdure renaître ; cela promettait au cheval des repas fournis et verdoyants. Il se promit d'essayer de lui trouver du grain, cette année encore ; Diego se souvenait vaguement que le cheval ne pouvait pas faire que paître, qu'il lui fallait d'autres aliments, mais Lucky semblait en bonne santé, à présent.

Merci répéta t-il, avant de prendre la nourriture. Ainsi donc, ce n'était pas de la nourriture pour laquelle du sang avait été versé ? Il imaginait facilement que l'on puisse faire pousser des légumes, avoir des poules ... Une telle vie sédentaire avait parfois bien des attraits, pour un nomade dans son genre. Pourtant, le peu de fois où il s'était posé, il avait fini par se lasser - l'ambiance malsaine, lourde, méfiante, mais également l'envie d'explorer, d'être libre. Le peu de camps où il avait vécu avait désiré le maintenir en chaînes, le contrôler. Et il n'acceptait pas cela. Il voulait être libre. Réalisant qu'il était perdu dans ses pensées, il essaya de discuter un peu, dans un réel intérêt et une intense curiosité.

Il fut surpris de la voir sourire aussi tristement, mais Diego comprit rapidement pourquoi. C'est avec franchise qu'elle avoua son passé sombre, cependant, il ne la jugea pas. Nulle pitié, nul reproche dans son regard, sur son visage, juste l'acceptation. Même avant l'apocalypse, certains avaient dû se battre pour survivre. Il hocha la tête, non pour dire qu'il avait entendu, mais qu'il comprenait. Il avait vécu à Tijuana, mais d'autres villes d'Amérique regorgeaient de gamins ou d'adolescents qui volaient, se battaient pour vivre. Parfois, ils avaient des démons, l'alcool ou la drogue la plupart du temps. Cela n'en faisait pas de mauvaises personnes. Il prit le temps de répondre, observant avec amusement le tee-shirt à manches longues qui avait autrefois dû être propre. J'étais historien. Après des études dans une fac sur l'histoire du mexique et de l'amérique, on m'a légué un musée. Dans lequel j'ai honteusement pillé tout cela avant de partir sourit-il en frottant une poussière sur ses grandes bottes de cuir.   Je suis moitié mexicain, moitié américain. J'ai volé plus que de raison, et me suis battu plus qu'il n'en faut dans toute une vie, dans les rues de Tijuana. Et puis, d'une certaine manière, l'apocalypse remet tout à zéro. Qu'on ait été ouvrier, politicien, pauvre ou riche, cela ne change pas forcément grand chose conclut-il en haussant les épaules, un peu penaud dans son sentiment d'en dire trop. Mais il se sentait bien, d'humeur bavarde. Tant que cela n'était pas trop sérieux, tant qu'il n'avait pas à dévoiler les pans du passé qui faisaient mal, il pourrait discuter tranquillement. Mais Diego était agile pour esquiver les questions qui l'ennuyaient. En attendant, l'après-midi dorait le paysage et les deux humains, comme une caresse maternelle.