Ces jours-ci, l'ambiance était morose à la brasserie. La perte de deux de ses occupants de manière tragique avait pas mal affecté les habitants de l'ORB. Le départ de Zola les avait tous touché également. Thaïs s'occupait comme elle le pouvait pour éviter de trop penser. Elle faisait des allers-retours entre la cage et la brasserie, tentait de se rendre utile où elle le pouvait. S'occuper lui évitait de trop penser. Avait-elle eu raison en venant s'installer ici ? Ne souffrirait-elle pas davantages en s'accrochant aux occupants de l'ORB ? Ils étaient tous humains, la mort de Warrington et de Yue le leur avait rappelé de manière cruelle. La vie à l'extérieur était dangereuse, cruelle, injuste. Il ne fallait pas l'oublier. A la cage, elle se montrait plus agressive envers les récalcitrants, n'hésitant pas à user de ses poings pour les mettre dehors. C'était sa manière de réagir, d'extérioriser sa peine, là où elle était incapable de sortir quelques larmes.

Ce soir-là, Thaïs tournait dans son lit sans parvenir à trouver le sommeil. Elle finit par se lever plutôt que de s'agacer à cause de son insomnie. En pyjama léger, la militaire finit par descendre pour se servir un verre d'eau. Elle entendit du bruit dans la salle commune alors qu'elle pensait que tous étaient déjà couchés vu l'heure tardive. Curieuse, elle se rapprocha pour voir qui était encore debout. Un insomniaque tout comme elle ? Samson ou Dalida qui montaient la garde ?  Thaïs avisa alors Katherine, dans un coin du bar. Elle se mordilla la lèvre, consciente que cette dernière était beaucoup plus à plaindre dans ses émotions qu'elle-même.

La brune attrapa une bouteille de vodka et se rapprocha doucement de la jolie blonde. "J'en connais une qui a grand besoin de se changer les idées..." lui souffla-t-elle en venant s'installer sur la chaise vide à ses côtés. Elle attrapa deux verres pour les poser devant elles et les remplit. La brune en fit glisser un vers Katherine. "Désolée pour ce qu'il t'est arrivé là-bas." lui dit-elle à voix basse. Ce qu'elle avait dû vivre dans ces égouts, voir Yue et Warrington mourir sous ses yeux, avait dû être atroce. Katherine s'en était sortie miraculeusement, mais elle mettrait probablement du temps à s'en remettre. "Je suis contente que tu sois rentrée en vie en tout cas." C'était vrai, elle considérait la jeune femme à ses côtés comme une amie. La perte des deux premiers étaient suffisamment difficiles pour envisager que la jeune australienne ait pu mourir elle aussi. "A Warrington et Yue !" dit-elle en levant son verre. Elle trempa ensuite ses lèvres dans l'alcool, faisant une petite grimace quand le liquide atteignit son palais. C'était fort, parfait pour se détendre et oublier un peu tous leurs soucis.

Katherine s'excusa, prétendant avoir une tête qui faisait peur. Thaïs secoua légèrement la tête négativement tout en leur servant un autre verre. "T'es belle en toutes circonstances, ne t'inquiète pas." C'était vrai.  La jeune femme à ses côtés, même au plus mal était toujours belle. Sa détresse serra le cœur de la militaire, et pourtant, il en fallait beaucoup habituellement pour s'attirer sa pitié ou sa compassion. Un instant, ses pensées se dirigèrent vers Warrington et Yue. Il leur faudrait du temps, à tous, pour faire leur deuil et pour accepter leur absence définitive. Les commentaires de leur ami à la cage allaient leur manquer, la mauvaise humeur de Yue, également. Ils étaient devenus des piliers de ce groupe que Bill et Zola avaient rassemblé. Leur dernier Noël tous ensemble il y a quelques jours, lui revint en tête. A ce moment-là, ils n'avaient pas conscience qu'ils perdraient trois de leurs membres. Et si elle aussi reprenait la route avant de s'attacher définitivement à eux ? Elle chassa bien vite cette pensée de son esprit. Non, la militaire avait encore à faire ici. Et puis, partir en plein hiver serait un pure suicide. La militaire réalisa aussi qu'elle ne voulait pas partir. Pour la première fois depuis des années, elle se sentait à sa place. Elle avait un toit sur la tête et un boulot qui lui plaisait. Elle se sentait utile et avait envie de continuer à s'investir pour les membres de la faction. Doucement, elle posa une main sur l'épaule de Katherine. Elle serait là, si son amie avait besoin.

Katherine lui demanda si elle avait du mal à dormir. "Oui, ça m'arrive souvent." Les insomnies étaient devenues une mauvaise habitude depuis le début de l'épidémie. Si au début, elle ne parvenait pas à trouver le sommeil par peur d'une attaque nocturne, maintenant, elle supposait que ses besoins de sommeil étaient juste moins importants. La militaire faisait avec, se couchant souvent tard et se levant tôt. Après, quand elle était vraiment fatiguée, elle pouvait s'endormir n'importe où aussi, par terre, dans un endroit animé, donc elle y trouvait son compte, finalement. Et puis, ça permettait aussi d'enchainer les tours de garde assez facilement à l'ORB. Thaïs ne lui retourna pas la question, les raisons de l'insomnie de Katherine étaient évidentes. "Est-ce que tu as réussi à fermer l’œil depuis ton retour ?" La jeune femme devait être épuisée.

La militaire but une nouvelle gorgée de vodka, sentant l'alcool lui brûler la gorge. "Est-ce que... Est-ce que tu veux en parler ? Des fois, ça peut faire du bien de mettre des mots sur ce qu'il s'est passé. Et tu n'es pas seule, tu sais ? Ne garde pas tout pour toi..." Thaïs n'avait jamais été très douée pour inciter les autres à se confier, mais elle savait ce qu'était qu'un traumatisme, voir les autres mourir sous ses yeux, rester seule avec son désarroi. Les deux jeunes femmes n'avaient jamais évoqué leur passé, Thaïs ne savait donc pas si Katherine avait déjà vécu une expérience similaire, à l'issue aussi dramatique. Dans tous les cas, les prochains jours ne seraient pas faciles pour elle.

Katherine lui avoua ne pas avoir réussi à dormir et que dès qu'elle fermait les yeux, elle revoyait la scène qui avait été fatale à Yue et à Warrington. Thaïs garda le silence dans un premier temps car il n'y avait rien de plus à dire. Ses pensées se dirigèrent vers Evan, son compagnon qu'elle avait perdu il y a quelques mois. Elle but une gorgée de vodka. Il y avait des passages de sa vie qu'elle n'avait pas dévoilé à ses nouveaux compagnons. A vrai dire, elle ne s'était pas vraiment dévoilée sur son passé tout court, juste par bribes. "Sauf que ça sera de pire en pire, crois-moi.." murmura-t-elle comme si elle se parlait à elle-même. "T'auras pas sommeil au début, et puis, tu seras tellement à bout que les cauchemars viendront te hanter même quand tu seras réveillée." Thaïs ne revivrait ce douloureux passage de sa vie pour rien au monde.

La militaire pouvait aisément se mettre à la place de la jeune femme à côté d'elle. Lorsqu'elle avait perdu Evan, elle avait vécu un vrai traumatisme. Elle avait touché le fond, avait espéré mourir elle aussi avant de, petit à petit, réussir à remonter la pente. "Il y a quelques mois, j'ai perdu mon compagnon." murmura-t-elle. "On logeait dans un camping-car et une nuit, des hommes nous ont attaqué. Ils l'ont massacré à coups de barres à mine." Elle ferma les yeux brièvement, essayant de chasser les images qui envahissaient son esprit. Ce sang, tout ce sang, elle souffla un coup pour ne plus le voir. "J'ai rien pu faire sauf me tirer pour sauver ma vie." Thaïs se secoua, il n'était pas question d'elle ce soir, mais de Katherine. Elle ne devait pas laisser le passé l'atteindre ainsi. "Crois-moi. Tu devrais te laver et te coucher, laisse les cauchemars t'envahir une bonne fois pour toute, et puis, un jour après l'autre, tu iras mieux." Parce que c'était comme ça que la vie était faite. Un pas après l'autre, un nouveau jour suivait au précédent. La vie continuait, laissant les morts derrière eux.

Katherine exprima ses regrets. Thaïs secoua doucement la tête. "Et tu aurais fait quoi de plus ? Je suis certaine que tu as fait ton maximum." La culpabilité était normale, mais la militaire était sûre et certaine que son amie n'aurait rien pu faire de plus. "Tu as de la chance d'être encore en vie, alors vis, pour eux, pour leur rendre hommage. C'est la meilleure chose que tu puisses faire." La brune reposa une main sur l'épaule de Katherine. Yue et Warrington allaient leur manquer à tous, mais ils devaient continuer à avancer. Ils ne seraient, malheureusement, pas les premiers ni les derniers qui mouraient prématurément.

La militaire sursauta quand le verre de bière tomba au sol puis fronça les sourcils en entendant la suite de la conversation. C'étaient désormais des bêtises qui sortaient de la bouche de son amie puisqu'elle avait aucun d'importance ici que les deux défunts. "Tu as autant de valeur qu'eux, ok ? Je ne veux pas que tu crois le contraire, c'est totalement faux !" Katherine avait sa place à l'ORB, comme chacun des ses occupants. "Et encore une fois, ce n'est pas de ta faute, c'est celle des personnes qui vous ont attaqué là-bas." Le ton de la voix de Thaïs s'était fait plus dur. Elle voulait vraiment que la jeune femme à ses côtés prenne conscience que la mort de leurs compagnons n'était pas de sa faute. "Si tu veux t'en prendre à quelqu'un, prends-en toi à la vie merdique dans laquelle on vit. C'est à cause d'elle tout ça : les rôdeurs, les psychopathes dans les égouts." Pourtant, Thaïs savait bien que, quoiqu'elle dirait, ça n'enlèverait probablement rien à la culpabilité que pouvait ressentir Katherine, seul le temps résoudrait ses conflits intérieurs...

"On ne change pas le passé Kath.." lui reconfirma Thaïs. Même si ce n'était pas évident, il fallait que son amie cesse de tout remettre en question. "T'as des capacités et des compétences, sinon, tu ne serais encore en vie, mais si tu veux, on s'entrainera ensemble, ok ?."  C'était une promesse, si Katherine avait besoin de se sentir plus forte, alors Thaïs mettrait à profit ses entrainements militaires pour l'aider à s'entrainer encore et encore. "Warrington et Yue connaissaient les risques." souffla-t-elle même si elle se doutait que ça ne changerait rien à la culpabilité de la blonde. Oui, leurs deux anciens amis savaient les risques qu'ils couraient. Katherine n'avait, aux yeux de la militaire, aucune culpabilité à ressentir. Elle avait fait du mieux qu'elle pouvait.

Aux questions de Katherine, Thaïs réfléchit quelques secondes avant de lui répondre : "C'est pas facile tous les jours, comme tout le monde." Non, ça ne l'était pas, même si elle gardait ses sentiments et ses émotions enfouies en elle et qu'elle préférait montrer une image détachée, cynique d'elle. Laisser croire aux autres que rien ne l'atteignait jamais était une manière de se protéger. "Et crois-moi, des fois, j'ai envie de tout lâcher aussi, de ne pas m'attacher aux autres pour ne pas risquer de les perdre. Mais on est humain, on a besoin de contact. La solitude n'est pas une solution, c'est le meilleur moyen de nous faire perdre notre humanité et de devenir comme ces monstres qui vous ont attaqué." Au fur et à mesure qu'elle parlait, la militaire se rendait compte qu'elle se faisait sa propre leçon de vie. Oui, elle se rendait compte qu'elle ne devait pas avoir peur de s'attacher, elle aussi, que depuis qu'elle était ici, au sein de la brasserie, elle vivait mieux et appréciait d'avoir constamment des gens avec qui échanger. Parler avec Katherine lui permettait de se rendre compte de tout ça et c'était précieux.

"Je vais t'aider." affirma la militaire. "Je te laisserais pas tomber, c'est promis." Katherine pouvait compter sur elle. Aussi longtemps qu'elle aurait besoin, elle resterait à ses côtés. Thaïs finit son verre, posa sa main sur la sienne puis la laissa seule quelques secondes pour aller faire chauffer de l'eau. Elle remplit une des baignoires de la petite salle de bain et, presque 30 minutes plus tard, elle revint vers Katherine. "Viens..." souffla-t-elle en la tirant vers la salle de bain. "Nos verres ne vont pas s'envoler, par contre, toi, il faut que tu te laves." Doucement, elle l'incita à enlever son pantalon puis son pull, lui laissant ses sous-vêtements avant de la pousser dans la baignoire. Elle l'aida à laver le sang séché et l'eau ne tarda pas à prendre une couleur rougeâtre. La militaire en profita pour vérifier que son amie n'était pas blessée. Avec le stress post-traumatique, Katherine aurait pu passer à côté d'une blessure nécessitant des soins. Quelques minutes plus tard, Thaïs attrapa un des peignoirs de Bill, un de ceux qui lui étaient réservés et qui séchait dans un coin. Il était moelleux à souhait, épais et non troué par les mites. Elle aida la jeune femme à s'enrouler dedans. "Cadeau du patron." lâcha-t-elle avec un petit sourire. Oui, Bill lui devait au moins ça. Elle était revenue en vie après avoir côtoyé la mort de près.