L’intégration d’Eli n’avait pas été difficile auprès des autres, le graffeur possédant ce capital sympathie qui le rendait engageant et facilitait les échanges. Il avait rejoint le bus sous couvert de raisons personnelles qui l’avaient éloigné du Fort, et la brune y trouvait un écho à sa propre expérience. Les raisons étaient différentes sur bien des aspects, mais elle non plus ne trouvait plus sa place là-bas. Le mexicain et elle avaient à peine échangé, juste l’occasion pour elle de découvrir comment il avait pu se sortir des griffes de New Eden à son tour, et comment le Fort avait mené une offensive avant l’hiver sur l’avant-poste qui les avait tous les deux retenus. Elle avait depuis retrouvé Connor à la Cage et s’était promis à son retour d’avoir une conversation sérieuse à ce propos avec son ami et leader de leur petit groupe. Ils avaient beaucoup à aborder, des points évidemment importants, car il devenait de plus en plus certain qu’ils devraient tous un jour ou l’autre prendre part à cette guerre qui les dépassait largement. Ce combat idéologique qui surpassait tous les conflits qu’ils avaient connu. Il s’agissait de libertés entravées, de tortures et d’abus. Ils ne pouvaient décemment pas fermer les yeux là-dessus.

L’encre de la nuit commençait à dévorer l’azur du ciel, il n’y avait plus qu’un halo crépusculaire transperçant les branches des arbres entourant le campement qui déclinait tranquillement. La grecque avait troqué à la Cage une bouteille d’un vieux rhum ambré qui se balançait au bout de son bras alors qu’elle s’approchait doucement du bus. D’en bas elle percevait des éclats de voix provenant du toit. Elle leva le bras pour happer l’attention de Peter. Elle lui offrit un sourire en lui montrant la bouteille. “Tu as du temps pour ton bras droit ?” Gabriel à côté sembla assurer au blond qu’il se chargeait de la garde. Elle remercia l’ancien sicario d’un signe de la tête à peine perceptible dans l’obscurité grandissante. La brune prit de l’avance sur Peter et se dirigea vers la caravane qu’investissait Faith d’ordinaire pour ses consultations. Elle cogna trois petits coups d’un revers de phalange pour s’assurer qu’elle et Edwin ne soient pas en pleine partie de jambes en l’air et rentra ensuite. Elle déposa le rhum et deux verres sur la table, éclaira des bougies, puis se laissa tomber sur une chaise. Elle invita son ami à s’installer en face d’elle en poussant du pied une chaise pour lui. Elle s’attela à dévisser le précieux breuvage et déversa dans chaque contenant une dose loin d’être réglementaire.

Elle laissa son dos cogner contre son dossier, et observa le blond avec un sourire en coin. “Tu t’en sors plutôt bien ici. On va bientôt faire de l’ombre à de grandes communautés.” plaisanta-t-elle en faisant références à toutes les nouvelles recrues qui avaient grossi leurs rangs ces dernières semaines. On était loin du trio initial qu’elle avait trouvé en Novembre avec Gabriel. Ils en avaient fait du chemin en si peu de temps...

Un rire léger s’échappa d’entre ses lèvres imbibées du breuvage ambré alors que Peter s’exclamait dans un rictus. « C’est bien beau les muscles saillants mais quand on parle de vrais alcools y’a plus personne ! » renchérit la grecque en envoyant un regard taquin à son ami. Bien sûr qu’elle plaisantait, bien sûr qu’elle aussi avait d’ailleurs sentit ses lèvres se tordre sous l’effet âpre du rhum qui lui incendiait la gorge sur son passage. Mais c’était ce qu’elle aimait avec Peter : cette complicité et cette facilité à communiquer avec une aisance presque déroutante. C’était comme s’ils se connaissaient depuis des années, comme s’il lui était familier. C’était la franchise qui le caractérisait, en plus de son investissement sans limites pour ceux qui l’entouraient qui le rendait un peu spécial à ses yeux. Il était sans l’ombre d’un doute ce qui se rapprochait le plus d’un frère pour elle. Elena avait le sentiment d’évoluer en sa compagnie, elle avait aussi l’impression réconfortante d’être comprise sans être jugée pour ce qu’elle avait pu faire. C’était quelque chose d’assez nouveau pour elle qui lui changeait définitivement du Fort.

Alors quand elle l’entendit remettre en doute ses aptitudes à gérer leur petit groupe, elle l’arrêta sans même réfléchir. « Tu rigoles ? Sans toi, j’aurais tué Zack ou l’inverse je te rappelle. » Bon, le sujet était peut-être mal choisi au vu de la disparition récente du blond mais Peter ne devait pas sous-estimer la nature de l’exploit qu’il avait réalisé en regroupant tous ces individus qui n’avaient pas grand-chose en commun à première vue. « On fait peut-être rire beaucoup de monde à la Cage mais je suis très fière de cette famille que tu t’efforces de consolider et de protéger. » Elle lui offrit un sourire tendre, sincère. Plus les semaines passaient et plus elle développait des liens étroits avec chacun d’entre eux. Ils étaient tous différents, et tous un peu dingues quand on y pensait, mais la solidarité dont ils faisaient preuve était touchante. Ils pouvaient compter les uns sur les autres et n’était-ce pas là le plus important ? Peter, par sa seule personnalité inspirait tout ça. Elena en était convaincue.

« Je crois surtout que tu pourrais donner des cours à n’importe lequel des chefs de groupe de la région. » appuya-t-elle en plantant ses orbes marrons dans ceux du blond. Il devait avoir en confiance en lui, car elle avait complètement foi en son jugement. D’ailleurs ses lèvres d’ourlèrent quand il mentionna Eli. Elle n’avait à vrai dire jamais eu le moindre doute sur sa décision de garder le jeune homme parmi eux. Même s’il ne l’avait pas senti, il l’aurait gardé par égard pour elle. Elle le regarda avec reconnaissance toutefois. « Je sais bien que tu ne vas pas le virer. De toute façon, j’vois pas qui pourrait ne pas l’apprécier. » En toute objectivité, le graffeur était quelqu’un de profondément bien. Il s’adaptait facilement, faisait preuve de bienveillance en toutes circonstances et d’un courage exceptionnel quand les circonstances l’y poussait. C’était une recrue importante, la grecque était certaine qu’il saurait se démarquer. « Ouais, sauf Chiara quoi. Elle va finir par faire une crise d'angoisse. » Elle pouffa dans son verre, secouant la tête en pensant à l’Irlandaise.

Elle reposa prudemment son verre sur la table, ses sourcils se fronçant à mesure qu’elle essayait de trouver la forme pour arrondir les angles de ce qu’elle avait à lui dire. Le sujet était nettement moins léger, et elle s’en voulait déjà de gâcher le moment. Mais c’était un mal nécessaire, elle le savait aussi. « Non, je voulais te voir pour autre chose. » Elle se passa une main dans les cheveux, ses doigts éraflant son crâne avant de se perdre dans ses longueurs sombres. « Tu te souviens de ce que je t’ai raconté à propos de New Eden ? De ma captivité à George dans leur avant-poste ? » La grecque s’était montrée très transparente avec le néo-zélandais, et il demeurait peu de zones d’ombre entre eux. Ce passage-là de sa vie n’était aujourd’hui un secret pour personne ici, car Elena avait toujours nourri de sérieux doutes concernant ce groupe providentiel trop beau pour ne pas cacher quelque chose de ténébreux. Aujourd’hui, elle avait de nouveaux éléments, en partie grâce à Eli et Connor, et Peter devait absolument en avoir connaissance, comme le reste du groupe.

Elle éclata de rire lorsque Peter évoqua son plan machiavélique pour Chiara ; bien sûr, il n’était pas vraiment sérieux. Mais s’il avait l’occasion de faire enrager l’irlandaise, la brune ne doutait pas un instant des moyens qu’il pouvait employer. Il fallait admettre que lorsque la sœur de Finan se mettait en colère, elle jurait comme une poissonnière et faisait beaucoup rire le groupe. Rien qu’en l’imaginant, la grecque se mit à rire de plus belle. Elle secoua la tête pour reprendre son sérieux, même si elle devait admettre qu’elle aurait préféré poursuivre cette discussion légère avec son ami plutôt qu’aborder le sujet sensible qui lui trottait dans la tête.

« Pete… » souffla-t-elle en penchant légèrement la tête pour capter son regard. « Ce qu’ils font… on ne peut pas continuer à faire comme si ça n’existait pas. Ils sont là, ils gangrènent Seattle de jour en jour avec leurs beaux discours… » Et ils savaient y faire. Chaque fois qu’elle retournait au No Man’s Land, des visages supplémentaires manquaient à l’appel. Ils étaient nombreux à se laisser tenter, à s’accrocher à l’espoir inespéré promis par ces soldats aguerris aux méthodes parfaitement huilées. L’entrepôt était l’endroit idéal après tout pour leur campagne de recrutement : il abritait des survivants pour la plupart solitaires qui erraient autour sans point d’attache fixe et qui avaient souvent été victimes ou témoins d’expériences traumatisantes. Des proies faciles en somme.

« Je ne veux pas entrer en guerre, mais je ne peux pas non plus accepter ce qu’ils font subir à des milliers de personnes. » C’était plus fort qu’elle, c’était au-dessus de ses forces. Elle était incapable d’être insensible face à ce qu’elle imaginait être une dictature sexiste et des viols en masse quotidiens. D’autant plus maintenant qu’ils se rapprochaient dangereusement de ceux qu’elle aimait. « On n’est pas forcé de prendre les armes, il y a d’autres moyens de lutter contre leur politique. En faisant un travail de prévention, en dissuadant les gens de les rejoindre, en cherchant des informations sur eux qu’on pourra donner à ceux qui veulent les combattre. » Les Remnants, The Haven qui avaient déjà lancé des assauts. Avec plus ou moins de succès. Ils pouvaient au moins de positionner dans cette guerre d’idéologie, refuser d’être spectateur et montrer leur désaccord. Il y avait des tas de façons de résister dans une guerre. Des options pacifiques.

« Je ne te demande pas d’envoyer les nôtres au front, de leur mettre des armes entre les mains et de les envoyer au combat. Mais l’histoire nous a appris que des mots peuvent être plus redoutables qu’une bombe. » Ils pouvaient agir, à leur échelle, elle en était convaincue. « Je ne les laisserai pas se créer l’opportunité de nous prendre Emily ou Clara. Et je sais que ça te ronge aussi, que ça ne te laisse pas indifférent. Ce qu’ils font aux femmes… et aux hommes qui s’y opposent… Ce n’est pas le monde dans lequel on veut que les filles grandissent. » Elle posa son regard sombre dans celui du blond, le supplia presque du regard. Elle savait quelles étaient ses principales objections, elle savait qu’il s’inquiétait pour la famille atypique qu’ils formaient, mais ils devaient considérer désormais qu’une menace plus grande déployait ses bras autour d’eux. « Je prendrai les armes le cas échéant. » conclut-elle avant de boire une nouvelle gorgée chaude après sa longue tirade. Elle ne se contenterait pas d’alerte, d’espionner ; le jour où il faudrait aller couper la tête du Goliath, elle serait là. Mais ça, ça n'engageait qu'elle.