On était parti tôt ce matin avec l’idée de récupérer de nouveaux troupeaux de gibier. On a réfléchi un peu dernièrement et on s’est dit qu’on pourrait aller un peu plus loin dans la forêt pour ne pas toujours solliciter le même endroit. Comme ça les animaux n’allaient pas éviter la zone plus près de la maison. C’est Tariq qui avait pensé à ça. En alternant nos terrains de chasse, on s’assurerait de pas tout décimer. C’est vrai qu’après tout ce temps, il fallait commencer à aller un peu plus loin. Donc j’trouvais pas ça idiot comme suggestion.

C’est donc Mat et moi qui étions partis explorer un peu la forêt au sud. Il fait pas hyper chaud à l’ombre des grands arbres, même si la température grimpe de plus en plus avec l’arrivée du printemps. Je frissonne un instant, avant de relever la fermeture éclair de mon manteau sombre. J’ai presque envie de mettre le capuchon, mais ce serait pas prudent. Ou en tout cas, moi je préfère bien entendre ce qui m’entoure. J’ajuste les ganses de mon sac à dos qui mordent un peu trop à mes épaules, suivant toujours mon grand frère dans ce qu’on devine être un espèce de sentier naturel probablement emprunté par les animaux du coin.

Franchement, j’pense que j’ai jamais été aussi en forme de ma vie que depuis que le monde est parti en couilles. On mange mieux, je consomme peu d’alcool et j’ai toujours pas touché à ma réserve depuis un an. J’aimerais être fière, mais… Le fait que j’arrive pas à m’en débarrasser, l’fait que j’ai failli craquer je sais pas combien de fois dernièrement, je peux pas me réjouir et feindre que j’ai une force quelconque. Pour l’instant l’alcool ça va, mais qui sait quand je vais encore tomber. Parce que c’est tout ce que j’sais faire…

Y a un bruit qui me tire de mes pensées noires et je tourne la tête en sa direction.

- Mat ?

Peut-être des morts-vivants ? Ma main se serre un peu plus autour de ma batte en bois. Je suis pas une combattante et je le sais très bien. Je suis pas Nora…

Je sais par contre que si c’est possible, il vaut mieux se débarrasser des infectés pour pas qu’ils en attirent plus. Alors, j’lance un rapide coup d’œil à mon frère, avant de commencer à sortir du sentier avec précaution. C’est super faible comme bruit, un genre de gémissement. Il est frais le rôdeur c’est ce que j’en tire comme conclusion, parce que c’est pas encore les râles décharnés qu’on a l’habitude d’entendre.

- Ici. Que j’souffle à Matias qui est pas loin d’moi.

Je l’ai trouvé, perdu dans la végétation et trempé par la rosée glaciale du matin. J’aime pas tuer les infectés. J’arrête pas de me dire que c’était des gens avant, qu’ils ont pas demandé à être comme ça. J’hésite donc avec ma batte, mais je veux prouver à mon frère que je suis pas un boulet. Sauf qu’à bien y regarder… Je suis pas certaine que le type au sol soit mort en fait… J’suis prise d’un grand frisson. Si jamais il est en vie ? J’allais peut-être commettre un meurtre ?!

- Mat ! J’pense qu’il est toujours en vie !

Forcément, je repense à quand on a trouvé Adam. Si ce type à pas encore passé l’Arme à gauche, on peut pas le laisser ici ! Alors j’lance le même regard que des mois plus tôt à mon grand frère, celui où mes grands yeux noirs le supplient de m’aider à aider.

Ils ne sont plus là et ça devrait t'effrayer mais, au contraire, t'as le sang qui bat plus fort contre tes tempes. L'excitation, tu penses en bifurquant à l'ombre d'un arbre centenaire qui obstrue légèrement le chemin. T'as abandonné le dernier groupe que t'as croisé près de Graham Point pour poursuivre ta route seul, comme tu le fais depuis que t'as quitté Redmond. Après les événements de Seattle, t'es pas plus prêt à donner ta confiance aux Hommes que tu peux être prêt à fermer les yeux lorsque la nuit tombe. Anxieux, sans doute un peu plus que d'ordinaire, tu t'es éloigné des grandes routes en espérant que l'ombre de la forêt saura te donner la couverture nécessaire pour échapper aux morts qui marchent encore. Le monde a changé, tu penses, inexorablement, alors que, les sourcils froncés, tu observes les paysages. Le temps n'est pas aussi clément qu'il peut l'être l'été et le manteau qui te protège n'est pas aussi étanche qu'il l'était lorsque tu l'as trouvé, des années plus tôt. Le trou situé juste sous ton aisselle droite laisse entre l'air, celui-là même qui frappe contre tes côtes endolories et tes muscles endormis. A trop marcher, t'en oublies parfois de te reposer. La nuit dernière, pourtant, t'as pu t'assoupir un moment après ton tour de garde. Ils étaient gentils, les gens de ce groupe, mais ça n'a pas suffit à te retenir. A l'aube, après avoir pris quelques vivres dans la réserve qu'ils se partageaient, t'as déserté. Comme toujours, tu te retrouves au calme, à l'abri des morts mais aussi des vivants. Dans une nature luxuriante qui reprend ses droits sur l'Humain et se développe à tour de bras. Les racines sont épaisses et puissantes, les feuilles témoignent des saisons et permettent de te situer un peu dans le temps. Notion devenue abstraite depuis que le monde a sombré dans le chaos et les ténèbres.

Au détour d'un chemin, tu t'arrêtes un instant. Dans ton sac, tu attrapes une bouteille d'eau à moitié vide et te fais la réflexion qu'il serait peut-être judicieux de trouver un court d'eau pour la remplir, quitte à la faire bouillir si nécessaire pour la rendre potable. Alors, aux aguets, toujours, tu montes sur la pointe de tes pieds pour observer autour de toi. Rien ne laisse penser qu'un ruisseau puisse se trouver près de toi et, malgré le calme environnant, tu n'entends pas le bruit réconfortant de l'eau. Attrapant quelques fruits chipés dans la poche arrière de ton sac, tu manges un morceau au calme en faisant le point. Sortant la vieille carte, tu essaies de te repérer. Tes plans ont changé mille fois depuis Redmond mais aujourd'hui, l'objectif est clair. Rejoindre les côtes. Espérer que là-bas, les morts ne sont pas aussi nombreux qu'ici et que l'Homme a trouvé le moyen de vivre en harmonie malgré la situation. Reprenant la route peu de temps après, tu resserres l'écharpe contre ton cou et progresses du mieux que tu peux pendant de longues minutes jusqu'à ce que, brusquement, le râle reconnaissable et effrayant de ces choses te parvient. Tu marques un arrêt, à l'affût. La main sur le couteau de cuisine suspendu à la ceinture de ton vieux pantalon, tu te caches derrière un arbre épais et tends l'oreille. C'est pas loin, tu te dis. Alors, main en visière sur tes yeux, tu te lèves légèrement sur la pointe des pieds et la trouves, à quelques mètres de toi. Une horde ? Pas forcément, t'en remarques deux, peut-être même quatre. T'es pas certain qu'ils aient déjà remarqué ta présence. Une chance, non ? Alors tu recules. Un pas, celui qui peut t'offrir la liberté et la survie. Parce que ça ne se résume plus qu'à ça, désormais. Survivre. Malgré les épreuves et les risques. Deux pas, trois même. Tu recules encore mais tu ne remarques pas la racine qui dépasse légèrement du sol, comme si elle cherchait à se libérer de la terre. Non, tu ne la remarques pas et ton talon frappe dedans. Tu bascules, chutes. C'est rapide, mais suffisamment violent pour que ton souffle se coupe. Un dénivelé et quelques mètres en contre-bas, tu atterris la tête la première sur un rocher. Aïe ! tu geins en serrant les dents. Peut-être est-ce dû au manque de nourriture, à l'absence de repos ou juste au fait que, depuis le décès de ta mère, t'aies décidé de ne plus te battre comme tu le faisais avant mais tu sens tes paupières qui se ferment. L'assaut de la douleur est suffisamment violent pour que tu sentes le sang frapper contre tes tempes et une perle épaisse s'écraser sur ta lèvre. J'ai dû m'ouvrir quelque chose, voilà à quoi tu penses alors que t'entends du bruit près de toi. Cette fois ça y est, tu penses en souriant faiblement. La mort est là, juste derrière le bosquet, t'en es sûr. Le bruit est sec mais discret, avec le temps et l'absence de monde autour de toi, t'as appris à parler avec la nature. Quelqu'un s'approche.. et tu sais qu'en ces temps maudits, ça n'est jamais bon signe. Que faire ? Te battre, lutter encore ? J'ai plus la force, tu dis en laissant tes paupières remporter cette bataille. T'as juste le temps de monter ta main sur ton front pour sentir la chaleur du liquide pourpre et la brûlure d'une douleur à vive avant de sombrer dans le noir. Et si je ne me réveille plus ? Est-ce que ça a vraiment de l'importance désormais ?

Son fusil à la main, Matias avance dans la forêt, ouvrant la marche. Dans son dos, Hazel est tellement silencieuse qu’il doit parfois se retourner pour vérifier qu’elle le suit toujours. Heureusement, contrairement à Orphée, il ne risque pas de voir s’envoler son Eurydice. Encore que… il y a tellement de dangers dans ce nouveau monde que, même dans cette forêt reculée, ils ne seront jamais trop prudents. Elle pourrait facilement tomber dans un vieux piège abandonné depuis longtemps – ou un plus récent, destiné à capturer du gibier. La pensée de la jambe de sa petite sœur prisonnière des dents de fer d’un piège à loup le fait frissonner et resserrer sa prise sur le fusil. Il s’est promis, il y a très longtemps, de la protéger de tout, et même d’elle-même s’il le faut. Matias ne laissera rien, ni personne, blesser sa cadette.

Soudain, un bruit les fait tous les deux sursauter et ils tournent simultanément la tête dans la même direction. Hazel part la première, guidée par l’écho des gémissements qui résonnent dans le silence de la forêt. Elle s’arrête soudain, au détour d’un creux dans le terrain. Quelques mètres derrière elle, il ne voit pas encore le corps sur lequel elle se penche. Juste avant qu’il ne la mette en garde, elle se redresse, pétrifiée. Son exclamation lui fait accélérer le pas et, paré à toute éventualité, il la rejoint en quelques enjambées. Merde… marmonne-t-il, presque inaudible. De toute évidence, le type qui gît dans la boue est loin d’être mort.

S’agenouillant à côté du blessé, Matias avise la vilaine plaie au front que celui-ci porte. Elle va lui valoir une sale migraine, si ce n’est pire. Relevant les yeux vers Hazel, il croise son regard suppliant, et soupire. Oui, ils vont le ramasser. Comme tous les autres avant lui. Ils n’ont jamais laissé quelqu’un sans assistance, cela ne va pas commencer maintenant. Posant son fusil à terre, Matias vient tapoter doucement la joue du jeune homme, essayant de le réveiller. Hé, tu m’entends ? Hello ? Sans réelle réponse, il récupère son arme et la tend à Hazel. Prends ça, je vais le porter, dit-il tout en redressant précautionneusement l’inconnu. Jusque là caché, un sac à dos apparaît et Matias laisse Hazel l’attraper, hissant le blessé sur son dos.

Heureusement, ils ne sont pas trop loin de la voiture. Suffisamment, néanmoins, pour qu’en arrivant près du véhicule, le cubain soit en nage. L’homme sur son dos n’a pas cessé de gémir, ce qui n’est pas si mauvais signe. Laissant Hazel ouvrir la portière arrière, il installe comme il peut le jeune homme sur la banquette. Reste avec lui, nettoie sa plaie, et assure-toi qu’il continue à respirer. De toute façon, dans le cas contraire, ils ne pourraient pas faire grand-chose… Leurs connaissances médicales sont limitées, de même que les instruments dont ils disposent. Hors de question de faire une trachéotomie avec un stylo. Tandis qu’Hazel s’installe à son tour, Matias fait le tour de la voiture et s’assoit derrière le volant, démarrant et prenant la direction de la maison.

Mat dépose son fusil et se penche sur le blessé pour lui tapoter la figure, mais il ne revient pas à lui. En moins de deux, j’me retrouve avec l’arme entre les mains et mon frère avec l’inconnu sur le dos. J’suis pas à l’aise avec ça entre les pattes et je pris tout ce qui existe que rien ni personne se mettre sur notre chemin pour pas avoir à m’en servir. J’me saisis du sac du blessé et je suis mon frère qui rebrousse chemin jusqu’à notre voiture.

L’homme gémit tout au long de notre périple et j’écoute avec attention pour m’assurer que ça ne ressemble pas aux râles des morts-vivants. J’ai le cœur qui bat à tout rompre à l’idée qu’il décide de prendre une bouchée de mon grand frère. J’me fais des films et j’ai une boule dans la gorge à la simple idée qu’il arrive quoi que ce soit à Matias. Fort heureusement, on arrive à notre bagnole et je fais quelques pas rapides pour dépasser tout le monde, histoire d’ouvrir la portière arrière pour eux.

- Ok. Que j’réponds sobrement aux consignes qu’on me donne.

Je fais le tour et je viens prendre place à l’arrière aux côtés de l’inconnu. Son sac à mes pieds, je mets le miens entre nous deux et je commence à fouiller dedans. On a pas grand-chose avec nous, mais maman aura sans doute quelques réserves pour l’aider. J’attrape un linge propre et ma bouteille d’eau, puis le moteur démarre et on file vers la maison.

***

Installés au salon, ça doit bien faire quelques heures que je veille le blessé. Maman s’est occupée de son entaille et a tout désinfecté avant de lui mettre un pansement. J’ai servi à rien, mais je me suis proposé pour vérifier qu’il respirerait toujours et que sa blessure n’allait pas l’emporter. On peut pas vraiment savoir les dégâts, surtout puisqu’il a perdu conscience si longtemps, mais on pense que c’est qu’une très grosse commotion cérébrale. Y a que le temps qui pourra nous le dire et j’me tiens prête à appeler l’un de mes frères au besoin si jamais… on a pas réussi à l’aider.