Est-ce que je m’attendais à un bon accueil de sa part ? Non, évidemment. Mais franchement, le regard qu’elle me lance fait vraiment peur. Elle n’a pas l’air contente de me voir, et pire, elle m’interpelle plutôt violemment. Son comportement m’agace, mais je prends sur moi pour ne pas la froisser encore plus. Elle n’a pas l’air commode, mais ça, je l’avais déjà remarqué chez Sœur Mary. Je tente de reste impassible quand elle croise ses bras sur sa poitrine et qu’elle roule des yeux. Je suis juste venu discuter… Pourquoi est-ce qu’elle en fait toute une histoire ?!

Elle me demande ce que je lui veux. Et alors que je m’apprête à lui répondre, elle attrape mon bras pour me tirer par la manche, quelques mètres plus loin. « Mais ? Qu’est-ce que ?! » Elle n’y va pas de main morte et je finis par me défaire de son emprise en ramenant brusquement mon bras vers moi. Qu’est-ce qui lui prends, bon sang ?! Je la dévisage un instant, surpris. Je n’aime pas vraiment qu’on agisse de façon aussi brusque avec moi. Vraiment, ça ne m’a pas plu. Je recule même de quelque pas, si l’envie de s’en prendre à moi lui prenait. Je suis sûre qu’elle en est capable… Et cela ne me réjouit pas vraiment… Du coup, avec tout ça, j’en oublie ce que je voulais lui dire. Mais j’essaye de me ressaisir, histoire de ne pas passer pour un idiot, encore une fois. « Je veux juste pas parler calmement, pas besoin de t’énerver ou quoi. » J’aimerais vraiment qu’elle m’écoute, qu’elle prenne le temps de connaître mes intentions, mon avis sur ce mariage… Parce que, vraiment, ça ne me plaît pas… Malheureusement, je ne vois pas trop comment nous allons pouvoir y échapper…

« Si tu crois que ça me fait plaisir tout ça… Non… Vraiment pas. » Malheureusement, nous n’avons pas le choix. Peut-être qu’il y a une petite chance pour convaincre la religieuse du contraire, mais je n’y crois pas vraiment. Néanmoins, je tente de m’en persuader, annonçant à la métisse « J’ai demandé à revoir Sœur Mary pour m’entretenir de tout ça avec elle, la convaincre que ce n’est pas une bonne idée… Mais en attendant… Je n’ai pas mieux comme solution… » Je la regarde d’un air embêté, pour lui faire comprendre que nous sommes dans le même bateau, que moi non plus cela ne m’enchante pas. « Après… Qu’est-ce qu’on va faire si on n’a pas le choix ? Ça, j’en sais rien du tout… » Tout cela m’inquiète et je n’arrive pas à garder ces derniers mots pour moi… J’aimerais avoir son avis sur tout ça…

Surveillant toujours les alentours, Grace s’assure que Ruth ne va pas rappliquer pour lui passer un savon. Epuisée et ennuyée à mourir par la messe à laquelle ils viennent d’assister, elle n’aura pas la patience d’écouter le sermon de sa tante. Elle ne remarque pas l’étonnement et le malaise de Victor, ou plutôt, ne s’en préoccupe pas. S’il est déstabilisé par si peu, il va avoir du mal à suivre son rythme. Pas un seul instant elle ne réalise que c’est à elle qu’on va demander de suivre le rythme de Victor, et pas l’inverse. Jetant un dernier coup d’œil en direction de la foule, Grace finit par tourner la tête vers lui. Hm ?

Elle l’écoute d’une oreille distraite, comme toujours, mais hausse tout de même un sourcil lorsqu’il annonce avoir demandé un entretien auprès de Sœur Mary. Tu crois qu’on n’est pas déjà retourné la voir, nous ? Elle pouffe, avant de rejeter une mèche rebelle. Même ma mère y est allée. Cette vieille garce a joué la carte de la maladie. « Vous n’avez plus beaucoup de temps devant vous, ne voulez-vous pas voir votre fille dans une jolie robe blanche ? », fait-t-elle en se voûtant exagérément et en imitant la voix gracile de la vieille dame. Je l’aurais tuée, si j’avais pu. Son ton laisse planer le doute sur ce qu’elle aurait réellement pu faire, mais sa haine transparaît suffisamment.

Mais si Victor veut perdre son temps, qu’il le fasse. Un fait demeure, néanmoins, et il le souligne lui-même : que vont-ils faire ? Cela, Grace n’en sait rien du tout. Ou plutôt, elle a une réponse bien à elle. En tout cas, compte pas sur moi pour jouer les épouses modèles. C’est pas du tout mon genre, désolée de te décevoir. Victor paraît tellement propre sur lui, tellement soigné, tellement poli, qu’elle ne peut que l’imaginer au bras d’une jeune fille délicate, dans une robe fleurie et un joli chignon élégant. Un couple idéal, sans histoires, avec un ou deux enfants, idéalement un garçon et une fille. Tout ce que Grace ne peut – ne veut – offrir au jeune homme. Elle est loin d’être stupide, et elle a conscience que son caractère et son trouble lui attirent fréquemment des ennuis. Pas de quoi mener une existence tranquille, donc.

Ils sont bel et bien coincés l’un avec l’autre, sans aucune porte de sortie apparente. Aucun des deux ne semble satisfait de la situation. Dans un autre cas de figure, ce serait sans doute le compromis idéal. Mais ici, on parle de les marier l’un à l’autre, et de leur imposer une existence tout entière dans les liens sacrés du mariage. De quoi en rebuter plus d’une, même lorsque le fiancé ressemble à Victor. Après un moment de flottement, elle lève à nouveau les yeux sur lui. Tes parents en pensent quoi ? Ils ont tellement peu pris le temps de discuter, de se connaître, que Grace ignore tout de sa famille. Entièrement concentrés, l’un comme l’autre, sur le moyen de se sortir de ce traquenard, ils en ont oublié de se rencontrer, véritablement.

« Oh, je… Je suis désolé. » C’est tout ce que je parviens à dire alors qu’elle me révèle – sûrement sans le vouloir – que sa mère est malade. D’un coup, je me sens mal, encore plus gêné par la situation et peiné pour elle. Mes lèvres se pincent, ses réactions sont excessives mais je ne le souligne pas, de peur de la froisser encore plus. En fait, je ne sais même pas ce que je dois dire, ce que je dois dire ; j’ai pris une énorme gifle par cette révélation et j’ignore comment réagir. Alors je la laisse parler, s’énerver, sans oser intervenir… Ce n’est que lorsqu’elle me dit qu’elle ne sera jamais une épouse modèle que je parviens finalement à lui répondre. « Et ce n’est pas dans mon intention de te demander d’être une parfaite épouse ou de t’imposer quoi que ce soit… » Dis-je d’un ton las tout en haussant les épaules, la mine dépitée. A Walla-Walla, je sais à quel point il est demandé à chaque femme d’être une épouse parfaite, de prendre soin de son mari… Mais… Je ne suis pas franchement d’accord avec tout ça…

Je lâche un nouveau soupire, ne sachant quoi dire de plus. Tout cela me dépasse et j’ignore ce que je peux faire pour nous sortir de ça. J’imagine que c’est impossible… Est-ce que cela veut dire que je vais devoir supporter ses foudres si, malheureusement, nous ne parvenons pas à trouver un moyen d’empêcher ce mariage ? Cela m’effraie et j’ai du mal à le cacher…

Après un long silence, pesant et insupportable, Grace finit par me demander ce qu’en pensent mes parents. Je reste pensif un instant, avant de lui répondre « Je n’ai plus que mon père… Enfin… Lui aussi va se remarier, bientôt… » Ça aussi, j’ai eu du mal à l’accepter… J’ai été franchement con de m’en prendre à Tasya et à Papa… D’autant qu’ils ont l’air heureux tous les deux. Je les envie d’ailleurs, enfin je crois… « Mes parents se sont séparés quand j’étais petit, j’ai jamais trop connu ma mère, je la voyais pas souvent… » C’est pas un sujet que j’aime aborder, même après toutes ces années. Alors j’en dis le moins possible, parce qu’elle n’en vaut pas la peine. Parler d’elle lui donnerait trop d’importance et elle ne le mérite pas… « Mon oncle et ma tante sont là aussi… Avec mon père, ils ont été étonnés mais j’crois pas qu’ils soient prêts à se bouger pour tenter quoi que ce soit… » C’est pas ce qu’elle veut entendre, j’imagine. Malheureusement, Papa n’a pas vraiment réagit de la façon que j’espérais. En résumé, je vais devoir faire avec ça, même si ça ne me plaît pas. « Et toi… Qu’est-ce qu’elle a ta mère ? Enfin… T’es pas obligée de me le dire, si tu n’as pas envie… »

Elle n’entend pas les excuses de Victor, trop absorbée par sa colère. Comme toujours, Grace est une boule de nerfs, prête à imploser à la moindre perturbation. Elle s’agite, laisse ses mains voler dans tous les sens, mais celles-ci retombent lorsque Victor va dans son sens. Quo – tant mieux ! Très bien, parfait, dit-t-elle précipitamment. Hors de question de lui laisser l’occasion de revenir sur ses paroles. C’est une promesse, hein ? C’est sûrement stupide, enfantin, d’exiger cela de lui. De croire même qu’il s’y tiendra. Après tout, les promesses sont faciles à trahir. Elles ne sont que des mots dans le vent, futiles, volatiles. Elles n’ont que l’importance qu’on veut bien leur donner, et pour peu que l’une des deux parties engagée ne respecte pas l’accord… elles n’ont alors plus aucune valeur, et ne laisse derrière elles qu’un sentiment de trahison indicible.

Sa colère s’apaise un peu, et Grace croise les bras sur sa poitrine. La réponse de Victor l’intéresse, au moins parce qu’elle lui permettra peut-être de trouver des alliés. Mais le jeune homme la détrompe rapidement, et elle baisse le nez. Décidément, il n’y a aucun espoir, nulle part. Je vois… Donc, on a vraiment plus le choix, c’est ça… C’est un constant, plus qu’une question. Ils ont essayé, et ont échoué. Qu’ils le veuillent ou non, leurs existences sont désormais liées, pour le meilleur comme pour le pire. À eux maintenant de faire en sorte que leur vie commune ne soit pas l’enfer qu’ils imaginent à cet instant. Parce que, contrairement aux parents de Victor, la séparation ne sera pas une option pour eux.

Relevant les yeux vers lui lorsqu’il l’interroge, elle se trouble un instant. Grace n’a même pas réalisé qu’il n’était pas au courant. La jeune femme se mord les lèvres, avant de répondre, d’une voix nouée. Un cancer. Poumons et os. Il n’y a rien à faire, dit-t-elle, s’étranglant un peu sur la fin. C’est peut-être la première fois qu’elle le dit à voix haute, et cela rend les choses plus réelles qu’elles ne le sont déjà. Diana est malade depuis des années, cela, Grace l’a accepté. Elle ne se fait aucune illusion sur l’issue – fatale – de cette maladie, et s’attend d’un jour à l’autre à voir sa mère s’éteindre. Pour autant, c’est la première fois qu’elle parvient à l’énoncer. Resserrant ses bras autour d’elle, malgré la chaleur qui monte peu à peu, Grace esquisse une grimace, un pauvre sourire. Ma tante est là aussi. Tu t’entends bien avec eux ? Elle passe son père sous silence, n’ayant pas particulièrement envie de subir la compassion de Victor – du moins, pas plus que maintenant.

« Promis. » Comment pourrais-je lui imposer quoi que ce soit ? Lui demander d’être une personne qu’elle n’est pas ? Il est hors de question que je l’oblige à être la femme parfaite. Si je dois me marier avec elle, je prendrais le temps de la connaître, d’accepter ses défauts et ses qualités, comme Papa me l’a conseillé. Même si tout ça me fait peur, je n’ai pas l’intention de lui dicter sa conduite. Elle fera comme bon lui semble. C’est ce que je lui assure, d’un regard sincère qui scelle cet accord. Une promesse, que je compte bien honorer.

Grace se calme un peu mais ma remarque ne lui plaît pas, et d’un côté, je la comprends. J’aurais voulu que mon père trouve une solution, qu’il puisse faire annuler ces fiançailles. Malheureusement, il m’a simplement conseillé d’accepter mon sort et de trouver un moyen d’arranger les choses… J’imagine que c’est un moyen de nous couvrir, de ne pas nous attirer de problèmes. « J’aimerais trouver un moyen d’arranger les choses mais… » Je lui accorde un regard désolé. Tout comme elle, je n’ai pas voulu tout ça. Mais nous sommes fiancés et d’ici quelques mois, nous devrons nous marier. C’est injuste, terriblement injuste. Nous n’avons pas le choix, cependant. C’est peut-être ce que nous avons de mieux à faire, pour ne pas nous attirer de problèmes.

Un soupir las s’échappe d’entre mes lèvres. Et je me fige lorsqu’elle m’annonce que sa mère est condamnée. Brusquement mon cœur se serre quand je remarque sa douleur. « Je… J’étais pas au courant. Désolé. » J’aimerais pouvoir l’aider mais je reste impuissant face à tout ça, me prenant une immense claque. Je ne sais pas quoi dire de plus. Alors quand elle me questionne finalement sur ma famille, je reste silencieux quelques instants, avant de reprendre « Oui, je… Je les aime beaucoup et… » C’est alors qu’une voix nous interpelle, une femme semble à la recherche de Grace. Sa tante, visiblement. J’échange un regard avec la jeune femme avant de lui souffler « Je… Vas-y… On en reparle plus tard… » Elle s’éloigne finalement alors que je prends la direction opposée pour rejoindre ma famille…