C'marrant quand même, les gens avaient deux réactions bien distinctes d'nos jours quand ils parlent av'moi, soit ils sont super énervés tout d'suite, soit ils sont presqu'sympas après deux trois insultes, j'vous jure. Elle, l'p'tite ch'veux d'corbeaux, elle a l'air d'appart'nir à la deuxième catégorie alors ça m'amuse, j'm'd'mande si ça va durer longtemps en vrai même dans l'fond, j'ai sûr'ment envie d'l'aider. En plus quand elle fait la moue, j'ai quand même l'sale impression qu'elle a vra'ment une tête d'soldat qui vient d'sortir de six mois dans les tranchées alors ça m'fait un peu d'la peine, sûr'ment mon côté être humanoïde qui r'ssort d'temps en temps, j'devrais p'têt lui tendre la main au lieu d'm'moquer d'sa gueule mais bon, j'suis pas du genre à l'faire facil'ment alors on va voir si elle a les épaules assez solides pour t'nir ça déjà. J'hausse juste les épaules quand elle m'dit d'lui envoyer un télégramme : la r'ponse c'non. J'lui enverrais ni télégramme, ni rien, elle a pas b'soin d'moi pour c'genre d'trucs, chacun sa mère dans c'bas monde.

Mes yeux s'décrochèrent pas d'elle tandis qu'elle s'occupait d'se débarbouiller l'visage comme un chaton qu'aurait mis sa tronche dans l'lait. J'peux pas m'empêcher d'sourire d'douceur, parfois, j'suis un type sympa et c'le genre d'moment qui m'ravive un peu c'qu'y traine dans l'fond d'ma poitrine. Pis enfin, son lourd secret fut dévoilé et y'm'paraissait ridicule.. son frère s'tait tiré ? Et alors ? L'mien aussi, y s'était tiré plein d'fois et pourtant il avait toujours r'trouvé son ch'min, un peu comme un clebs qu'on laisse attacher à un arbre et qu'arrive quand même à r'trouver l'ch'min d'ta baraque. Mais j'peux comprendre qu'quand on a pas l'habitude ça paraisse horrible.. moi ça m'fait toujours d'mal mais au final, c'pas si terrible, enfin, j'dis pas ça quand ça arrive évidemment mais.. c'pas si horrible dans l'fond..

J'sentais plus l'temps passer, que les nuages s'chargeaient d'eau, d'quoi arroser les contours d'mon visage, aplatir mes ch'veux sur m'sale tête d'vilain garçon, bref, j'tais pas forcément dans l'meilleur des états, j'ressemblais sûr'ment au Titanic mais après qu'il soit coulé m'enfin, j'me plaignais pas, j'la suivais, c'tait moins pire que d'se faire buter par Elrik, après tout. Pis elle donna l'nom d'son frangin, Milow, merde c'le p'tit brun qu'j'connaissais, c'lui avec une tête de pédé mais qu'tait sympa comme tout, c'lui qui m'avait prévenu d'me méfier d'Ludwig, j'vois qui c'était, un bon p'tit gars, un garçon comme il en faudrait plus dans c'camp mais qu's'était barré, j'avais pas tout compris mais j'avoue qu'j'm'ttais pas attardé sur la chose, j'trouvais juste ça dommage parce qu'j'l'aimais bien mais après tout, j'pouvais pas forcer les gens à rester dans l'camp, j'tais pas l'maitre des clés.

Mais j'continue d'la suivre sans un mot jusqu'à un p'tit coin pour s'poser, elle tirait la gueule, l'contraire m'aurait étonné ceci dit vu la bestiole, mais moi j'préférais r'garder la pluie, y avait quelque chose d'apaisant à ça même si j'gouttais comme un chien trempée qu'on a laissé dehors trop longtemps. C'est elle qui brisa l'silence en première, comme quoi, j'avais p'têt réussis à m'la mettre dans la poche : "J'm'appelle Ashton et toi ?" Mes yeux la touchèrent même pas, j'voulais pas l'regarder, à vrai dire, j'm'en foutais d'la regarder, c'tait pas c'qui comptait pour moi. "T'sais, pour ton problème d'frangin.." Fallait qu'j'fasse attention à c'qu'j'allais dire mais bon : "T'sais mon vrai frère est sûr'ment mort à l'heure actuelle mais il était comme toi, à chaqu'fois qu'j'm'barrais d'la maison, il était tout le temps inquiet mais j'revenais tout l'temps." C'tait une autre époque c'ci dit, un aut'temps sûr'ment : "Maintenant, j'sais c'qu'il ressent quand j'vois partir Elrik quelque part, j'ai peur qu'il revienne pas parce qu'même si on est pas vraiment frangins.." Merde, j'crois qu'c'la première fois qu'j'dis ça à quelqu'un. "Bah pour moi c'tout comme."

"J'peux pas t'garantir qu'ton fragin va revenir mais s'il est aussi débrouillard qu'c'qu'j'crois il doit être encore quelqu'part et tu vas l'retrouver." J'espère pour elle, c'ci dit. J'tourne l'regard sur elle, sur ses yeux particulièr'ment, avant d'lever ma main comme si j'jurais sur la putain d'bible : "Croix de bois, croix d'fer, parole d'p'tit scout !" J'lui tire doucement l'bout d'la langue avant d'reposer mon r'gard sur l'pluie qui tombait dans l'coin, p'têt que ça la f'rait marrer, c'serait d'jà ça.

Ils faisaient un duo un peu étrange, un peu bancal, sous cette pluie qui ne cessait de s’intensifier. Et si elle fusillait du regard le rideau grisâtre, lui semblait apprécier cette distraction. En même temps, il avait manifesté dès le début son désir d’éviter de voir son frère. Et visiblement, vu ce qu’il avait ajouté plus tard, c’était parce qu’il n’avait pas fait sa part au campement. Au moins, Ryan n’avait de comptes à rendre à personne sur ce point – et heureusement, parce qu’avant qu’elle ne se mette à bosser sur la radio, elle vivait un peu au jour le jour. A l’heure actuelle, ce projet ne lui était même pas encore venu à l’esprit, toutefois. Cela ne faisait qu’une semaine que Milow avait foutu le camp, elle se faisait tout juste à l’idée qu’il ne reviendrait pas et qu’elle n’avait pas d’autre choix que de trouver un moyen de le rejoindre… ou rester ici, au cas où il reviendrait. Elle ignorait encore que son corps et son esprit n’étaient pas franchement partants pour l’expérience. Dans quelques jours, Ryan tenterait de sortir et se retrouverait figée par l’angoisse, totalement immobilisée par une peur panique de l’Extérieur, et elle garderait ce secret honteux pour elle pendant plus d’une rotation terrestre – une année. Jusqu’à ce que les événements ne la forcent à sortir jouer les héros.

Mais à l’heure actuelle, elle était juste énervée, blessée et frustrée. Et pourtant, elle ne hurlait pas, elle ne pleurait pas – plus. Elle avait bien tenté de se débarrasser de la compagnie indésirable du brun, seulement il se montrait plus coriace qu’un cafard et elle tenta une autre approche. Peut-être… peut-être que Jesse aurait su comment faire, lui. Relevant ses genoux contre sa poitrine, assise sur les marches de ce mobil-home, à peine protégée par la pluie, elle lui jeta un bref regard lorsqu’il lui répondit sans tourner les yeux vers elle. Il était bizarre, ce type. Ryan était habituellement plutôt douée pour déchiffrer les gens, en tout cas la plupart d’entre eux, ceci dit Ashton (puisque c’était son nom) lui paraissait inatteignable en cet instant. Sûrement que son état émotionnel ne l’aidait pas, actuellement, à décortiquer quelqu’un d’autre. Elle posa le menton sur ses genoux, décidant elle aussi de ne pas le regarder, et expira doucement. “Ryan.” Est-ce qu’il allait lui faire remarquer que ce n’était pas franchement féminin ? Bah, qu’il le fasse, elle en avait entendu des pires.

Après quelques secondes étalées en fragments de minutes, il reprit en parlant de Milow. Ou plutôt, il se livra, levant un pan de rideau vers le passé auquel elle ne s’attendait pas. Et si le visage de la jeune artiste demeurait impassible, prunelles rivées sur le spectacle de la pluie, elle l’écoutait attentivement. C’était plutôt Jesse, qui était mort d’inquiétude quand Milow sortait. Elle avait, elle, pris l’habitude de le rejoindre lorsqu’il finissait par rentrer, histoire de voir s’il ne lui manquait pas un doigt ou un neurone – et de veiller à ce qu’il mangeait quelque chose, l’air de rien. Elle n’aimait habituellement pas se mêler aux disputes entre eux, mais elle se retrouvait invariablement dans le rôle de l’intermédiaire. Pas parce qu’elle était plus douce, pas parce qu’elle parlait mieux, simplement parce qu’elle avait le recul nécessaire et n’hésitait pas à leur dire leurs quatre vérités à tous les deux. Il marqua un bref arrêt avant son aveu, comme s’il semblait réaliser quelque chose, et dans ce laps de temps, Ryan tourna le menton vers lui pour le scruter avec un intérêt renouvelé. Franchement, c’était qui, ce type ? Il balançait des remarques sexistes, la collait au train, et maintenant, le voilà qui se livrait à elle sans qu’elle n’ait eu à lui demander ? Il était… difficile à cerner. Comme s’il sentait le poids de son regard, Ashton lui fit face, et elle soutint ses yeux clairs avec défiance. “J'peux pas t'garantir qu'ton fragin va revenir mais s'il est aussi débrouillard qu'c'qu'j'crois il doit être encore quelqu'part et tu vas l'retrouver. Croix de bois, croix d'fer, parole d'p'tit scout !” Il avait même levé la main, comme au tribunal, ce petit con.

Mais, prise au dépourvu par le fait qu’il lui tire en plus la langue, elle eut un rire de gorge dissimulé dans un souffle exaspéré, et leva les yeux au ciel en reprenant sa position initiale. “Tu parles d’un p’tit scout.” Elle tapota les marches de ses talons, jaugeant la quantité d’eau qui tombait du ciel en se résignant doucement. Ils en avaient encore pour un petit bout de temps. Tout ce qu’elle espérait, ce que ce « temps » ne se compterait pas en heures. Pour l’instant, elle ne crevait pas de froid, mais s’ils se retrouvaient à passer la soirée ici, ça n’allait pas tarder à arriver. Et puis elle finirait bien par avoir faim. Est-ce qu’il la suivrait encore à ce moment-là ? Elle pinça les lèvres : il avait fait l’effort de parler, et de toute manière, il n’y avait absolument rien d’autre à faire dans leur position que d’essayer de sociabiliser. Sans trop se cracher à la gueule, s’entend. Elle inspira, puis expira longuement avant de reprendre la parole. “Je vois pas qui c’est, Elrik, mais je pense pas qu’il irait jusqu’à tabasser son frère juste parce qu’il est pas fichu de faire sa part de travaux,” fit-elle en regardant le rideau de pluie. “Et puis t’as l’air d’avoir la peau dure, c’est pas s’il te gueule dessus que tu vas en crever.” Elle haussa doucement les épaules sous sa veste. “Après, tu pourrais aussi essayer de trouver un moyen de pas stalker les meufs et de plutôt faire ce qu’il te demande de temps en temps. Enfin, c’est qu’une idée.” Elle esquissa un sourire, sa joue se creusant d’une petite fossette, puis rajouta en réfléchissant à ce qu’il lui avait déjà dit : “Au fait, t’as dit que mon frère était débrouillard, mais, tu le connaissais ?”

Cette fois, elle pivota pour le regarder, se demandant si Milow et lui avaient pu se fréquenter avant qu'il ne décide de se barrer. Ouais, peut-être bien. Tout était possible avec Milow.