Le soleil brillait de toutes ses forces sur le fort.

Dans l'air, l'odeur de la chicorée, de bon matin, et l'enfant sourit de joie.

Elle aimait profondément cet endroit. Ce lit dans cette chambre minuscule, mais confortable ; la présence de maman et d'Annabella, qui babillait déjà joyeusement.
Vêtue d'un tee-shirt d'adulte trois fois trop gros pour elle, l'enfant se redressa, s'habilla. Prit un petit déjeuner frugal, embrassa sa maman. Partit pour l'école et la crèche, où elle déposa sa petite sœur, avant d'entamer sa propre journée.

La leçon du jour portait, ce jour-là, sur la faune et la flore de Seattle, puis sur une leçon de mathématiques. Une matière dans lequel elle n'excellait pas - l'apprentissage des multiplications et des fractions avait une fâcheuse tendance à l'endormir, voir à l'assommer. Le beau temps et les mouvements des adultes au-dehors n'aidait en rien ; mais, bon an, mal an, la matinée se passa paisiblement.

Malgré la chaleur, Soo rêvait d'un bon bol de chicorée - son péché mignon - et fila, sitôt les cours finis, à la maison, pour y déposer son ardoise et ses craies. Et boire un peu de chicorée, au passage. Comme d'habitude, avec enthousiasme, elle ouvrit le fourneau pour y mettre un peu de bois, voulu la refermer. Mais la porte grinça sur ses gonds, se coinça, et la fillette voulut la décoincer en tirant - bien mal lui en prit. La poignée en fonte lui resta dans les mains, et elle en tomba par terre, les fesses les premières, sur le lino du mobile-home.

...Zut !

Elle considéra la chose dans ses mains, essaya de la raccrocher (évidemment en vain) à la portière, fit la moue. Et merde ...

Il n'y avait plus qu'une solution : direction l'atelier. De toute façon, si la porte du fourneau était coincée sur ses gonds, ça n'augurait rien de bon. La petite fille éteignit le petit feu, écrivit un mot sur son ardoise, qu'elle déposa sur la table, puis sortit, repartit au-dehors, la poignée dans les mains.

En sautillant - malgré l'incident, la coréenne était d'humeur guillerette - elle vint frapper à la porte de l'atelier. Elle ouvrit sans entendre la réponse (vu le bruit à l'intérieur, c'était inutile d'espérer quoi que ce soit) et s'installa, comme à son habitude à la large table où l'ancien employé de son père travaillait.

- "Coucou, Saseum !"

Elle lui offrit un grand et doux sourire.

- "Tu vas bien ? Tu fais quoi ? J'ai encore du boulot pour toi !"

Des yeux angéliques, une bouche en coeur, elle déposa la poignée brisée devant elle, puis déposa son menton entre ses mains, en posant ses coudes sur la table.

- "J'te jure, j'ai pas fait exprès !"

C'était vrai en plus ! C'était pas comme si elle avait sauté sur une table, quand même... Elle commença à tapoter les pieds de sa chaise avec ses pieds, un peu nerveuse. La perspective de manquer de chicorée ce soir la rendait déjà nerveuse. C'était qu'elle aimait tellement cette boisson !

Depuis l'attaque des "supers zombis", Saseum n'arrêtait plus, ce qui lui avait valu les inquiétudes de Caleb... Le coréen passait ses journées a fouiller le tas de ferraille a côté de l'atelier et a travailler au dit atelier pour fabriquer tout... tout ce qui pourrait apporter un avantage au cas où ces monstres revenaient... C'était devenu sa mission sacré, sa quête... il ne s’arrêtait que pour s'effondrer de sommeil quand la lumière devenait trop faible pour lui permettre de continuer...

Il avait terminé la veille les derniers composants de son métier a corder, une machine qui permettrait de tresser des cordes plus solides qui seraient assurément nécessaires pour les travaux des fortifications comme pour la préparation de meilleurs protections individuelles. A présent il s'attelait à une autre tâche importante... il l'avait remarqué, les machettes et les matraques ne suffisait plus pour faire face a cette menace, il fallait de meilleurs armes...
le coréen avait justement déniché un capot de pick-up Ford F100, un gros rectangle d'acier des années 60... même si il avait pensé un moment s'en servir pour renforcer les positions de tirs prêt de la porte il s'était ravisé en tâtant l'épaisseur de la tôle, assez épaisse pour ne pas être pliable facilement. le genre de métal idéal pour faire de bons outils ou de bonnes armes. Mais alors qu'il s'apprête a commencer a tracer ses futurs traits de découpe, une petite tornade de neufs ans déboule dans l'atelier pour lui expliquer qu'il y a encore quelque chose qui a lâché quelque part et que Saseum va devoir réparer.

"Bonjour Soo, j'ai beaucoup de travail alors je n'ai pas trop le temps de... Je travaillais sur de nouvelles armes pour se défendre contre ces rôdeurs mais bon... Allez fait moi voir ce qui s'est cassé."

Saseum se lamente intérieurement... encore du travail qui s'accumule... tellement de choses à faire, tellement peu d'heure dans une journée...

"D'accord, c'est une poignée en fonte... c'est la seule chose de cassée?"

Soo croisa le regard de Saseum.

Elle ne s'était pas rendu compte à quel point il avait l'air fatigué : cerné, un peu hirsute, les yeux presque hagards, il semblait presque dépenaillé. Même si elle ne le connaissait pas très bien, l'enfant vit tout de suite qu'il n'était pas bien, et elle baissa les yeux, en regardant sa porpre poignée de fonte cassée. Désormais, elle culpabilisait beaucoup - c'était vrai que son souci n'avait pas beaucoup d'importance.

Mais comment renoncer à sa chicorée ?

- "C'est..."

Pour une fois, sa voix se faisait plus fluette, hésitante et fragile. Elle ne voulait pas fâcher Oncle Saseum - elle se rappela, un peu tard, qu'il avait été se battre, il y avait quelques jours, contre les rôdeurs si rapides et si agiles qui avaient mis à mal les palissades extérieures.
Le pauvre. Ça avait dû être si effrayant ; l'enfant en frémissait de terreur, rien que d'y penser.

- "C'est .. la porte en fonte du fourneau du mobile-home qui s'est coincée sur ses gonds. Ça a beaucoup grincé, et puis ça s'est bloqué, j'ai tiré, et euh..."

Elle montra un peu misérablement sa poignée, la reposa sur la table encombrée, dans un petit coin encore libre.

- "C'est pas très important..."

Elle avait l'impression qu'on lui arrachait le cœur. Sa chicorée. C'était si bon ; chez qui aller la faire maintenant ? Peut-être chez papa ? Elle en avait besoin pour s'endormir le soir !

- "T'as pas l'air bien.. je sais que t'es allé te battre, l'autre jour... tu sais, j'ai eu très peur pour toi, Saseum. Quand papa a dit que tu allais bien, j'ai pu réussir à dormir ensuite. Tu crois qu'ils vont revenir ? Tu crois qu'il y en a encore beaucoup dehors ?"

Les questions fusaient, directement de son cerveau jusqu'à sa bouche, sans que la petite fille arrive à les arrêter. Encore une fois, elle se sentit coupable d'ennuyer encore son ainé - et finalement, courut lui faire un bisou, en se serrant très fort contre lui.

- "Dis-moi ce que je peux faire, tonton. Peut-être que tu devrais te reposer un peu... Si.. si ... Je sais pas quoi faire. Quand je vous vois dans cet état, ça me fait peur."

Contre lui, elle était si petite, si légère. Il était comme un roc, comme papa et maman - elle voulait pas qu'il s'écroule.

- "C'est quoi, ces nouvelles armes...? Raconte-moi tout...!"

Il avait envie de rassurer la petite, de lui dire que tout irait bien, que les méchants ne reviendrait pas, qu'il avait pu s'en débarrasser sans effort... Mais il était incapable, L'enfant avait besoin d'entendre la vérité, aussi dure et horrible qu'elle fut, elle en avait besoin pour comprendre l'agitation a l'atelier, pour comprendre pourquoi trois des nôtres avaient péris. Pour comprendre qu'il fallait que tout le monde se prépare a faire de gros efforts pour assurer notre survie à tous...

"Tu as du avoir sacrément peur... Je sais pas si il y en a encore d'autre dehors, c'est bien possible oui, et si c'est le cas ils finiront part revenir tôt ou tard. C'est pour cela que je vais fabriquer des armes, que Duncan, Caleb et tout les autres à l'atelier renforcent le mur."

Le coréen passe une main dans les cheveux de la petite avec tendresse.

"Des fois des choses terribles ont lieu, on peut pas l'empêcher, part contre on peut se préparer a ce qu'elles arrivent pour en minimiser l'impact. C'est comme la pluie, tu peux pas l'empêcher de tomber, mais tu peux creuser des rigoles pour éviter que la maison soit inondé quand ça arrive."

La pauvre enfant devait grandir dans une périodes bien sombre et Saseum n'avait pas le cœur à la priver encore plus des maigres sources de conforts dont elle jouissait. Bienveillant il se baissa, le dos encore douloureux des contusions des récents combats pour tenir le mur.

"Bon on va réparer ce poêle avant que le problème s'aggrave d'accord. Je vais prendre une perceuse et des boulons. De ton côté tu peux aller aux cuisines et demander un peu de sel et un chiffon? Je continuerais les armes après."

L'adulte se releva et commença a préparer le matériel pour ces réparation d'urgence... Après tout, même avec la menace de ces nouveaux morts vivants, la vie continuait de tourner et comme chaque semaines, certaines choses cassaient et devait être réparée, ainsi va la vie au fort Nisqually.

Soo fixait son compatriote du regard, avant de hocher vivement la tête, sans lui répondre.

Puis elle fila vivement aux cuisines, relayant la demande de Saseum en précisant bien qu'il s'agissait d'une demande de l'atelier pour des réparations au fort ; puis, de la même foulée énergique, revint près de l'ingénieur avec le matériel, qu'elle lui montra avec toute la meilleure volonté du monde.

- "Merci oncle Saseum. J'ai trouvé tout le matos ! T'es drôlement courageux de continuer toujours. ...Je..."

En fait, elle ne savait pas bien quoi dire. Elle qui était si bavarde le voyait si fatigué et si concentré sur son travail qu'elle ne savait pas trop comment faire, quoi dire. Tout le monde semblait épuisé, harassé par leur tâche - Lisandro, qui bossait presque non-stop à l'infirmerie ; Ryan, qui faisait de même à la radio - et enfin Saseum. Et c'était sans compter maman, qui gérait beaucoup de choses et qui rentrait tard le soir de ses réunions au Conseil !

Et elle, au milieu. A vivre sa petite vie, à aider de ci-delà, et à jouer et à se reposer après le repas, comme si elle rien de particulier ne se passait. Comme si la vie continuait son cours.

- "C'est vrai que j'ai eu très peur. Je sais que les rôdeurs peuvent escalader les palissades. Enfin, les arbres, alors ça revient au même, non ? S'ils deviennent intelligents, alors... ça fait... comme une autre race d'humains. Qui veulent activer la mort de tout le monde."

L'idée qu'elle venait d'avoir glaça littéralement l'enfant d'effroi, bloqua sa gorge, alors qu'elle marchait plus paisiblement en direction des habitations. Elle serra très fort ses lèvres l'une contre l'autre, essaya de se maitriser. Les adultes savaient tous ce qu'ils faisaient. Ils savaient tous ce qu'ils faisaient, et ils avaient beaucoup d'expérience. D'autres questions émergeaient en elle, mais la petite fille savait, au fond, que son interlocuteur n'avait pas la réponse. Pourquoi, au final, est-ce que personne ne posait cette question ?

Alors, tandis qu'ils arrivaient en vue du mobile-home de maman-Andrea, elle leva à nouveau ses yeux.

- "Comment est-ce que vous réparez la palissade ? C'est laquelle ? ... Et ... pourquoi tu travailles autant ? Je veux dire... il n'y a pas beaucoup de monde pour te remplacer, ça veut dire. C'est ça ?"

Elle était songeuse. Il était étonnant que son oncle d'adoption n'ait pas d'aides pour le seconder dans son travail. Et s'il mourait, alors que deviendrait tous les projets ? Toutes les réparations ? Il y aurait certainement d'autres adultes - mais elle n'en était pas tout à fait sûre. S'il tombait malade, est-ce qu'il y aurait un souci de plus au fort ?

- "Peut-être que je pourrais apprendre certaines choses. T'aider en vrai, toi aussi."

Elle ne savait pas vraiment comment elle allait gérer ça, en avait vaguement conscience. Elle avait déjà beaucoup d'engagements - et n'arrivait pas souvent à aider comme elle le souhaitait. Comment faire alors ?

- "Je sais que j'ai beaucoup de choses en dehors, mais... je sais pas comment faire."

Ni quoi choisir. Sur le coup, Soo avait clairement besoin de l'aide des adultes.

Le coréen venait de sortir des tiroir une perceuse quelques mèches ainsi que des boulons et les clefs plates et tournevis adapté a ces derniers. D'ordinaire il utilisais une perceuse a main pour économiser les batteries de celles électriques. Recharger ces dernières demandait de se rendre dans l'enceinte du fort pour les faire charger en consommant un peu de la précieuse électricité produite dans le camp. Mais il était impensable de songer a percer de la fonte à la seule force des bras.

Il voit alors la petite fillette revenir et lui sourit en l'accompagnant jusqu'au mobilehome.

"Et oui nous avons réparé la palissade et avons même apporté quelques modification pour rendre la tâche plus pénible pour ces yogwi... Et oui... Il n'y a pas beaucoup de bricoleur pour me remplacer à l'atelier alors je n'ai pas trop le temps de me reposer."

Le duo arriva devant le poêle abîmé et la fillette fit part à Saseum de son désir d'apprendre.

"Et bien pourquoi pas oui. Tu sais quoi, c'est toi qui va t'occuper de retirer la rouille du Poêle pendant que vais remettre la poignée."
L'homme se met a genoux, déposes ses outils et se prépare a percer, donnant les indications à la jeune fille sur ce qu'elle doit faire.
"La fonte a tendance à facilement rouiller. alors dans ces cas la tu met un peu de sel dessus et tu frottes avec un chiffon, jusqu’à enlever la rouille. Penses a mettre une petite coupelle dessous pour récupérer le sel et le réutiliser pour enlever la rouille des autre coins où elle s'accumule. C'est précieux alors on peut pas se permettre de le gâcher."

Il prit le temps de regarder faire la fillette pour s'assurer qu'elle avait bien compris. avant de commencer à percer la poignée et la porte pour pouvoir la refixer en la boulonnant.

Il n'avait pas le temps de se reposer. Tout comme Ryan, comme Lisandro et les autres à l'infirmerie.

Soo n'osa pas répondre. Arrivée au mobile-home en compagnie de "son" Saseum, elle l'écoutait religieusement, pour une fois silencieuse, les yeux graves et attentifs. Elle était curieuse de savoir quelles étaient les modifications qu'ils avaient montés - mais déjà, ils arrivaient à destination.

Et avec une moue un peu tristounette, l'enfant lui montra le poêle en fonte de la petite habitation.

Avec docilité, elle se mit à genoux en même temps que lui, déposant son assiette couverte de gros sel devant elle, et prenant son chiffon dans ses mains. Il lui dicta ses instructions, auxquels la gamine acquiesça avec enthousiasme.

- "D'accord, oncle Saseum."

Elle commença à frotter sous le regard du mécano, en soupirant d'aise sous l'effort. Cela faisait du bien de se rendre utile - exactement comme Kaya l'avait dit, voilà quelques semaines. Il ne fallait pas qu'elle devienne... une peluche à danger. Ou un truc comme ça.

- "Les Yogwi, ca veut dire "rôdeurs" en coréen ? Je me demandais, Saseum... si mon papa avait une usine, et qu'il est mort, alors l'usine est à moi. Et si je dis que tout le métal de l'usine est à The Haven, alors, tu crois qu'on me trouvera utile ? Ça serait sûrement pratique d'avoir beaucoup de métal à disposition. Même si faut tout ramener. Je sais pas trop comment faire, mais ça serait utile contre les supers-rôdeurs."

Une idée en entrainant une autre, elle s'arrêta de frotter vigoureusement pour réfléchir, frappée d'une idée terrible.

Est-ce que la maladie des rôdeurs avait pu muter ? Etaient-ils tous atteints, eux aussi ?

Son cœur se mit à battre plus vite. En fait, la gamine n'avait pas tant envie de savoir que ça. Mais la curiosité l'emportait, comme toujours ; elle avait le plus grand mal à maitriser son verbiage, et, finalement, reprit son travail en secouant la tête.

- "S'il y a un nouveau danger, je devrais me rendre encore plus utile. Kaya pense que je devrais l'être plus. Peut-être qu'ils ont moins besoin de moi à l'infirmerie qu'au pôle ingénierie... Je ... je pourrais apprendre. Je serai pas utile tout de suite, mais pendant que je travaille, tu pourrais te reposer. Et s'il y a besoin de mains à l'infirmerie, je serai aussi là. Je serai pas un poids.. Pas trop."

Où qu'elle aille, quoi qu'elle fasse... Mais maman disait que non. Qu'ils la protégeaient avec plaisir. Elle se raccrocha à cette idée avec ferveur, ressentit beaucoup d'apaisement. Mais aussi une certitude fondamentale.

- "J'ai décidé que j'étais plus une enfant maintenant. Je suis juste une future adulte. Je veux ... creuser des rigoles, pour éviter que le camp soit inondé. Je suis comme maman et toi... Une survivante, et je peux y arriver. Je pourrais dessiner les plans de ce que tu inventes... et.. et même, si Ryan veut bien, apprendre à faire des radios. Et à m'en servir. Je n'ai plus envie de jouer à faire semblant d'être une Bergère."

Encore une fois, la petite fille avait interrompu son travail. Ses cheveux lisses étaient un peu ébouriffés ; sa peau était maculée de poussière. Mais ses yeux étaient emplis d'une sincérité très pure, tendre et naïve. Le camp, The Haven, c'était sa vie ; et Saseum, c'était sa famille. S'il était fier d'elle, si maman et ses deux papa étaient fiers, alors rien d'autre ne compterait plus.
Et si elle travaillait suffisamment dur, tout irait mieux.

Alors elle se remit à frotter, plus fort encore, pour faire tomber cette fichue rouille plus vite, avant de récupérer le gros sel avec soin sur le sol de lino défraichi.