Ça lui avait beaucoup tourné dans la tête. Seattle. Pleine de potentiel et de risques en même temps. Parce que le cœur de la métropole incarnait désormais tout ce qu’elle avait en horreur : un environnement qu’elle ne pouvait pas contrôler ni, surtout, correctement déchiffrer. A la différence du groupe d’Andrea et Duncan, qui était une entité défini, la diaspora de la ville d’émeraude était terriblement nébuleuse. Stratégiquement, c’était autant de bras et de cerveaux que l’avocate voulait soustraire à New Eden ou aux hordes de mutants. Objectivement, ils n’étaient pas suffisamment fiables.

- Bonjour, Ellie.

June venait d’ouvrir sa porte sur la silhouette menue de sa cadette. Elle lui fit signe d’entrer, puis la guida à travers le salon pour rejoindre l’escalier. A l’étage, elles se rendirent évidemment dans la pièce qui lui servait de QG, dont elle referma le battant derrière elles Ce n’était jamais anodin d’être invité ici, surtout seul. La rouquine contourna son bureau, sur lequel trônait encore une feuille A4 proprement organisée et remplie de note. L’en-tête de celle-ci portait un nom en gros caractère que la concernée aurait probablement le temps de lire à l’envers, avant que ne l’interpelle la voix de son hôte : « ELLIE ARDLEY ».

- Installez-vous, elle-même s’assit et croisant les jambes, mains surs les cuisses, ses prunelles perçantes fixées sur son invité, j’ai suivi tous les retours à votre sujet. Globalement… il ressort que vous êtes très volontaire mais… n’avez pas toujours eu la réussite espérée.

C’était une douce manière d’évoquer l’éviction dont elle avait fait preuve, de la liste des candidats à « l’armée » que montait Stanley. Ce n’était pas un drame en soi : Ellie n’était pas la seule et clairement, mieux valait en être recalée maintenant que d’être tuée en mission – ou pire : faire tuer les autres. June elle-même se savait tout aussi incapable de passer les épreuves ou de suivre le même entrainement. Ce n’était donc pas ça qu’elle retenait de la trentenaire, mais plutôt trois choses : qu’elle avait envie de se rendre utile, qu’elle était capable de s’occuper d’elle-même et qu’elle avait un passif… intéressant.

- Vous n’ignorez pas que nous sommes au milieu d’un conflit qui s’éternise, contre les vivants et contre les morts d’ailleurs, est-ce que vous seriez prête à vous investir concrètement pour nous aider, June marqua une pause et précisa : ce serait une mission longue, je pense que vous êtes la mieux placée pour la réaliser, et elle serait bien plus proche de ses aptitudes.

Être convié par June Phelbs n’a déjà rien d’anodin, en soi. Être invité seule l’est encore moins, et à plus forte raison lorsqu’on est arrivé depuis peu, comme c’est le cas pour Ellie. Elle cherche encore ses marques, des mois après, et a bien conscience que son histoire a déjà fait, d’une manière ou d’une autre, le tour du camp. Sur son passage, elle surprend des regards en biais, des coups d’œil intrigués, parfois dégoûtés. Les femmes l’observent avec un mélange de compassion et de crainte, effrayées sans doute à l’idée d’être contaminées par les maladies que, selon elles, Ellie doit forcément trimballer. Les hommes, quant à eux, promènent un regard concupiscent, parfois ouvertement suggestif, se demandant probablement s’il n’y aurait pas moyen de… Mais non. Il n’y a pas moyen de.

En traversant le camp en direction de la maison de Phelbs, Ellie ignore tous ceux qu’elle croise. Au fond, elle est plus inquiète de cette convocation que de savoir ce que pensent d’elle les habitants de l’île. À tous les coups, la dirigeante a eu vent de rumeurs et ne compte pas garder entre ses murs un élément aussi perturbateur pour la bonne marche de son camp. Peut-être bien que ce soir, Ellie aura franchi les portes de Ford Ward en sens inverse, son sac de sport sur l’épaule, direction Seattle. Elle ne peut pas dire que cette perspective l’enchante, mais elle ne l’effraie pas non plus. En revanche, elle doute que le motel l’accueille à nouveau.

Devant la porte, elle hésite un instant à tourner les talons. Est-ce que cela serait considéré comme une trahison ? Est-ce qu’on la jetterait dehors pour cela ? Partagée entre la curiosité de le découvrir, et l’envie de ne pas tenter le diable, Ellie frappe trois coups à la porte. C’est la silhouette – à peine plus grande que la sienne – de June Phelbs qui lui ouvre, l’accueillant poliment. La brune lui retourne son salut et suit la direction indiquée par la rousse.

Dans son bureau, Ellie prend place avec une petite boule au ventre. Difficile d’imaginer ce que va lui dire Phelbs et en même temps, elle doute qu’il s’agisse de compliments. Lorsque la quarantenaire entre dans le vif du sujet, elle commence à sentir le piège. Le panneau « sortie », au revoir mademoiselle, merci pour votre passage. Se renfrognant sans répondre, Ellie commence nerveusement à jouer avec les bagues qui ornent ses doigts. La suite, elle se prépare déjà à ne pas l’écouter. Nous sommes au regret de vous informer que votre profil ne nous intéresse pas…

Et elle est d’autant plus surprise lorsqu’elle comprend que Phelbs souhaite lui confier une mission. À elle. Fronçant les sourcils, Ellie se redresse sur son siège, perplexe.

Je ne comprends pas, vous ne voulez pas me foutre dehors ? La question est sincère. La rousse aurait toutes les raisons de le faire, en vérité. Un passé douteux – dont elle ne sait pas tout, en plus –, des résultats médiocres, une utilité limitée… Nombre des occupants de l’île n’hésiterait pas beaucoup à la renvoyer d’où elle vient.

C’est quel genre de mission, exactement ? Parce que si c’est pour jouer les kamikazes… faudra vous passer de moi, ma’am, dit-elle en penchant légèrement la tête du côté de sa cicatrice. Celle-ci est désormais parfaitement visible, car elle ne prend plus la peine de la dissimuler sous le masque de cuir, tant que le soleil ne tape pas trop fort.

- Pourquoi je voudrais vous jeter dehors ? Rétorqua June de son timbre inflexible.

La question était rhétorique : elle avait compris que sa cadette craignait que les rapports peu valorisants de ses performances ne lui aient coûté son appartenance au groupe. Mais Fort Ward n’avait pas uniquement besoin de force brute. Les soldats étaient un atout indispensable, c’était indéniable, mais ils ne répondaient pas à toutes les nécessités. L’avocate ne fit pas mine de tressaillir face à l’impressionnante cicatrice d’Ellie ; chacun et chacune avait désormais son lot de mutilation.

- Vous savez très bien que rien n’est totalement sans risque, répondit-elle toujours de la même manière, mais je vous rassure, je ne vous demanderai rien qui nécessite de sacrifier votre vie, sur le plan littéral en tout cas, car on pouvait arguer que dans son passé, les méthodes de survie de la trentenaire revenaient à vendre son âme, j’ai besoin d’avoir une vision de Seattle plus… microscopique dirons-nous. Avec les équipes qui s’y rendent régulièrement, on a une vue d’ensemble, mais ça n’est pas suffisant pour statuer sur notre position vis-à-vis des groupuscules qui y gravitent.

La principale question étant : devait-elle les assimiler, les associer ou laisser le chaos faire son œuvre ? New Eden avait choisi de disséquer les forces vives de la capitale par un long processus de recrutement qui la démembrait tête par tête. La résistance que manifestaient ceux qui restaient ne sera sans doute pas vue d’un œil excellent et à terme, June parierait plus sur leur annihilation que sur leur ralliement. D’un côté, ces poches de survivants étaient autant d’atouts dont elle pourrait user de manière indirecte pour tenir ses ennemis loin de la ville d’émeraude. Mais de l’autre, ils la gênaient dans la fluidité de ses manœuvres sur ce territoire – et nombre d’entre eux étaient potentiellement des épines dans son pied.

- J’aurais besoin de quelqu’un infiltré sur place. Quelqu’un qui est déjà connu des habitués, qui n’attire pas négativement l’attention et qui n’aura pas de mal à laisser trainer ses yeux et ses oreilles, la rouquine laissa passer un blanc, pour que sa cadette assimile, avant de lui demander : ça vous semble réalisable ?

Face à l’air neutre de Phelbs, Ellie préfère se taire, se renfonçant légèrement sur son siège. Inutile d’essayer de convaincre la rouquine de son inutilité au sein du camp, au risque de la voir véritablement décider de la jeter dehors. Perplexe, curieuse, elle écoute les explications sans interrompre l’ancienne avocate. Bien sûr, en théorie, son point de vue se tient parfaitement. Mais à l’évocation des factions qui occupent Seattle, Ellie se raidit inconsciemment. Quel but poursuit véritablement la dirigeante ? A-t-elle l’intention de coloniser la ville pour damer le pion aux étrangers, ou compte-t-elle détruire, purement et simplement, l’écosystème qui s’est développer dans les ruines ? Quoi qu’il en soit, les filles du motel ne sont pas en sécurité, et Ellie s’inquiète pour elles.

Enfin, Phelbs lui décrit le rôle qu’elle compte lui faire jouer dans ses plans. Changeant à nouveau de position, Ellie s’appuie sur un accoudoir, son menton soutenu par sa main, son index effleurant pensivement sa lèvre supérieure. Baissant les yeux, elle fixe un instant le sol, réfléchissant à la proposition de la rousse. Difficile, dans l’immédiat, de définir précisément ce qu’elle en pense. Un mélange d’excitation, de curiosité, mais aussi d’appréhension.

Et vous n’avez pas des espions, pour ça ? Une réponse négative la surprendrait sincèrement. Si elle a bien compris, cette communauté ne date pas d’hier et ils ont eu largement le temps de s’implanter dans Seattle et ses environs, avec plus ou moins de déboires. En même temps, si Phelbs a besoin de lui proposer cette mission, à elle, c’est bien qu’il n’y a personne d’autre qui puisse s’en charger.

Admettons que j’accepte – il n’y a pour l’instant rien qui lui laisse penser qu’elle n’a pas le choix – comment vous envisagez cette mission ? Phelbs lui assure qu’elle ne lui demande pas de sacrifier sa vie, mais il y a plus d’une manière de faire. De toute évidence, Ellie préférerait tout de même qu’on n’en arrive pas à ces extrémités. Vous comptez me renvoyer d’où je viens ? lance-t-elle d’un ton légèrement provocateur. À ses yeux, la proposition de l’avocate revient à la mettre dehors, comme elle le craignait. Sous couvert de récolter des informations, d’avoir une vision de l’intérieur de la ville, elle se débarrasse au passage d’un élément gênant.

Croisant les jambes et les bras, elle relève le menton d’un air bravache.

Je vous préviens, ma patronne va pas m’accueillir à bras ouverts. La connaissant, ça sera pas gratuit. Quelque part, Ellie est curieuse d’assister à une rencontre entre Phelbs et Oxana. Quelque chose lui dit qu’il pourrait bien y avoir des étincelles.

Les lèvres de l’avocate s’étirèrent un sourire sans joie lorsqu’Ellie demanda si elle n’avait pas déjà des espions. Interrogation légitime qui mit en évidence toute la vivacité d’esprit de la trentenaire. Le genre de tempérament dangereux, parce que capable de réclamer son indépendance, mais aussi terriblement intéressant. La rouquine l’avait déjà sentie lors de l’entretien de son arrivée : sa cadette disposait d’un potentiel rare et s’il n’était pas avec une arme entre les mains, il serait ailleurs.

- Aucun n’a votre profil, répondit-elle en toute transparence.

Ses prunelles d’émeraude continuaient d’étudier Ellie. Si frêle et, pourtant, si combattive à la fois. Offensive et défensive à la fois. Pourtant, elle ne cherchait ni à la piéger, ni à l’évincer. C’était pourquoi elle s’adressa à son invitée en prenant son temps, sans chercher à cacher quoique ce soit.

- Je ne vous « renvoie pas d’où vous venez », pas littéralement. Vous seriez toujours l’une des nôtres et pourrez réintégrer sur Fort Ward si la situation l’exige, toutefois, elle venait effectivement de reconnaître à mi-mot que l’objectif était que l’ancienne prostituée retourne au motel, votre couverture sur place est à votre discrétion, je ne vous forcerai pas à reprendre votre activité.

Bien sûr que ce serait pratique que son invitée recommence à vendre ses charmes ; elle était prête à cette ignominie de plus sur l’ardoise de son âme : accepter – voire encourager en filigrane – qu’une femme commerce son corps pour le bon déroulement d’une mission. Toutefois, elle n’était pas proxénète : si Ellie refusait, elles feraient autrement.

- Je me doute que votre ancienne patronne ne nous laissera gratuitement utiliser son entreprise comme couverture mais… je suis certaine de savoir la convaincre, de ce qu’elle avait déjà pu apprendre sur cette « Oxana », il y avait peu de chose qu’elle ne commercialiserait pas ; et… la rouquine avait justement beaucoup à offrir, l’idée serait que vous ne racontiez pas vraiment pourquoi vous êtes de retours. Les gens vous connaissent sur Seattle, ça ne devrait pas être trop difficile de reprendre votre place dans le décor, elle marqua une pause et précisa en joignant les mains devant elle, vous pouvez prendre un peu de temps pour y réfléchir bien sûr.

Avec un haussement de sourcil appréciateur, Ellie accueille le compliment déguisé. Ou tout du moins, la reconnaissance. Elle sait que sa force ne réside pas dans le combat, dans le physique. C’est à peine si sa petite taille constitue un avantage dans certaines situations. Et dans d’autres, c’est même un sacré inconvénient, contre lequel elle doit lutter en plus du reste. Avec le temps, elle a appris à faire de son corps un atout, un allié indispensable à sa survie – avant et maintenant.

Hochant la tête, elle accepte l’explication de Phelbs sans broncher. La rousse n’a que peu de raisons de lui mentir, ou en tout cas, Ellie ne les décèle pas. Avec un petit sourire amusé, elle pose un coude sur le bras de son siège, soutenant son crâne du bout des doigts. Légèrement insolente, comme elle en a l’habitude. Attentive, elle écoute la suite. Et claque la langue.

Vous ne m’y forcerez pas, dit-elle en reprenant sciemment les mots de l’avocate, mais ça vous arrangerait bien. C’est enfoncer une porte ouverte, mais qu’importe. Ellie fait la maligne, comme à l’accoutumée. Ça lui a pourtant déjà joué des tours, mais elle ne peut pas s’en empêcher, et la figure d’autorité que représente Phelbs l’encourage même.

Ecoutant la suite, elle finit par agiter une petite main volatile, une ombre de rire aux lèvres.

Si les gens me demandent, je leur dirais la vérité : mon ex s’est retrouvé avec un bébé que je n’avais aucune envie d’élever, même de loin. Il y a tout de même un soupçon de sarcasme et d’amertume dans sa voix lorsqu’elle repense à cette histoire. La jeune mère est, qui plus est, l’assistante de Phelbs, et un lien particulier doit forcément exister entre elles. Avec cette histoire, personne n’ira chercher plus loin, ajoute-t-elle en haussant les épaules.

Le silence retombe, et Ellie pose les yeux sur la rousse, la détaillant ouvertement. Comme elle, l’avocate n’est ni grande, ni très baraquée. Mais les cicatrices visibles attestent que, comme elle aussi, elle a souffert pour arriver là où elle est aujourd’hui. Et si elle y est toujours, c’est qu’il y a une bonne raison.

Après un instant, la brune détourne le regard et soupire profondément, semblant se détendre imperceptiblement. Malgré le délai que lui laisse Phelbs, une première réponse commence déjà à se dessiner dans son esprit. Toutefois, elle a encore une question à poser. Par acquis de conscience.

Et si je refuse, c’est quoi, le plan ? Elle a du mal à imaginer la réponse. Va-t-on lui promettre des tortures, faire pression sur elle, ou au contraire, la laissera-t-on vaquer à ses occupations comme si cette conversation n’avait jamais eu lieu ?

June demeura stoïque devant l’impertinence de sa cadette. Elle n’avait rien à cacher de ses intentions en vérité. Est-ce que le retour d’Ellie dans son rôle de prostituée lui apparaissait comme une couverture idéale ? Oui. Est-ce qu’elle la forcerait à le faire ? Non. En vérité, elle avait la sensation que la trentenaire cherchait une faille, où un signe qui lui donnerait raison dans son insolence désinvolte, mais l’avocate ne lui donnerait pas.

- Tant mieux, commenta-t-elle simplement à propos de la raison que comptait invoquer la potentielle future espionne.

La quadragénaire se fichait royalement des histoires de cœur de son invité. En vérité, à son avis, cette raison lui paraissait même être d’une futilité difficile à croire, mais si elle savait se rendre convaincante avec… que sa cadette fasse comme elle le souhaitait. Pendant le bref silence qui flotta, June soutint son regard sans ciller, jusqu’à ce qu’elle enchaine avec une question supplémentaire. Que se passerait-il si elle refusait ?

- Et bien, je vous remercierai d’être venue et vous pourrez partir d’ici. Il y a d’autre secteur dans le camp qui demandent de la main d’œuvre, je suis sûre de pouvoir vous suggérer une autre affectation.

Comme les cultures, comme la fabrique de munitions, comme la production de bioéthanol. Ils ne manquaient clairement pas de centres d’intérêt. Mais Ellie voudrait-elle se terrer dans la routine d’une tâche de l’ombre ? Elle était trop magnétique pour s’en satisfaire, l’avocate prendrait le pari. Après une brève pause, elle s’avança de son dossier pour s’accouder au bureau et caler ses mains jointes sous son menton.

- Comme je vous l’ai dit, vous avez le temps de réfléchir. Ce n’est une tâche ni anodine, ni facile. Toutes les informations que l’on pourra obtenir seront cruciales pour la suite et, si vous acceptez, je compte sur vous pour me les faire transmettre, ses lèvres s’humectèrent imperceptiblement, quitte à ce que cela signifie trahir la confiance d’un ami.

Ou notamment d’un client, car c’était sur leur langue pendue que comptait principalement la rouquine. Dans tous les cas, la balle était dans le camp de la trentenaire. Oui, non, peut-être. Sa réponse était simple – et en vérité, le simple fait qu’elle soit encore dans le bureau prouvait que l’une des options était déjà à éliminer.