Le réveil est matinal. Elle se tourne vers Peter qui dort à côté d'elle, pour regarder l'horloge au mur de leur chambre indiquer les cinq heures. Elle dort peu de toute façon, depuis quelques temps encore plus, c'est comme ça désormais. Mais Tori tente de ne pas sortir son amant de son sommeil, se redressant. Elle laisse son coussin, pose un baiser sur la tempe du néo-zélandais et regagne ses jambes en baillant. Le chateau est encore plongé dans la pénombre, le silence est presque pesant, et la japonaise a l'impression d'être un fantôme dans ce couloir.

C'est un jean propre qu'elle enfile, ses bottes, un t-shirt sombre avec. Un gilet autour de la taille au cas où la fraicheur extérieure lui arrache quelques frissons. Elle en doute. Ils sortent d'un épisode de canicule assez intense, où sauver les quelques plantations a été une grande histoire. La pluie est revenue, pour faire redescendre la température mais l'été est encore en place, et le thermomètre indique régulièrement au-dessus de trente degrés. Le passage dans la cuisine lui permet de préparer un début de petit déjeuner.

Elle est rapidement retrouvée par Emily, qui a la tête des mauvais réveils, à qui elle adresse un sourire de circonstances. Ce levé aussi matinal n'est pas anodin : il vaut mieux profiter des heures fraiches pour faire ce qu'Elena veut faire. Même si, quand elle s'est engagée dans le projet, Tori n'a écouté que d'une oreille distraite ce qu'il fallait faire. De fait, elle compte sur cet instant pour refaire le point avec Elena, histoire de bien tout comprendre et d'être utile.

Elle sert le café - ou un simulacre de café en tout cas - et esquisse un sourire aux deux filles en face d'elle. Sa bonne humeur n'est pas totalement communicative, mais elle se contente de leurs présences - rassurantes à bien des égards. Etrangement, ici, la japonaise se sent vraiment bien. Le lieu change de Fall City mais plus encore, le fait d'être loin de ces souvenirs aident. Elle n'est pas tirée d'affaire pour autant, elle le sait.

Du coup, qu'est-ce qu'on va faire ? Demande-t-elle en s'asseyant en face, terminant son propre thé.

L’épisode caniculaire qui avait embrasé la région s’était finalement estompé, après avoir rudement éprouvé les survivants et mutilé le paysage dans d’impétueux incendies qui avaient fait suffoquer les environs. Le Château avait cependant résisté à la vague brûlante et malgré les effets manifestes de la sécheresse, les terres offraient toujours à leurs locataires le potentiel nécessaire pour semer et espérer récolter de quoi subvenir à leurs besoins. Saul avait fait de son mieux pour entretenir le potager déjà existant, sans chercher à exploiter les serres toutefois. Ce à quoi le groupe allait remédier évidemment. Une quinzaine de bouches à nourrir, ça ne s’improvisait pas, surtout maintenant qu’ils s’étaient éloignés de la Cité Emeraude. Ils devaient préparer l’hiver et anticiper les longs mois difficiles qui les attendaient, et heureusement, tout le monde semblait pétri de résolutions, comme s’ils avaient rompu le maléfice de Fall City.

Bien sûr, les filles avaient encore du chemin à parcourir pour se purger des traumatismes qui les hantaient encore toutes les deux. Mais il y avait du mieux, il y avait de l’espoir. Une flamme mince mais prometteuse qui chancelait courageusement et que la grecque était décidée à préserver, contre vents et marées. S’installer ici, apprendre à connaître Camila et Saul, reconstruire, tout ça avait un sens. Elena voulait y croire, miser ses dernières ressources dans ce pari audacieux sur l’avenir meilleur qu’ils convoitaient tous. Cet optimisme inébranlable insufflait chez elle une énergie nouvelle, sa détermination cuirassée s’affranchissant effrontément de l’ambiance morose qui croulait depuis de longs mois autour d’eux. La mystérieuse concordance entre ce sursaut de confiance et le rapprochement à la fois discret et évident de la brune avec Sebastian n’avait sûrement pas échappé aux regards aiguisés des plus observateurs d’entre eux, quand la grecque serait sans aucun doute la dernière à s’en apercevoir…

Armée d’une motivation à toutes épreuves, la jeune femme s’était levée sans attendre les premiers éclats incandescents du jour pour s’aventurer dans l’immensité de l’illustre demeure qu’elle apprenait encore à apprivoiser. Tant d’espace, tant de pièces et de recoins qui exacerbaient la méfiance de la grecque. Elle progressa à pas feutrés dans le halo vacillant projeté par la chandelle qu’elle tenait fermement d’une main, son arme dans l’autre, au cas où. Les quelques ombres découpées par les rayons laiteux lunaires offraient un sinistre spectacle à cette déambulation nocturne et Elena retint in extremis un cri de stupeur en sentant la main de Gabriel sur son épaule. Elle manqua de faire tomber le chandelier au passage. « Tu ne dors pas ? » s’étonna l’hispanique à demi voix. La vérité c’était que la trentenaire n’en avait toujours pas terminé avec ses insomnies et qu’elle était toujours terrassée par ses fantômes. L’atmosphère du bâtiment n’aidait pas à combattre ses vieux démons. Elle haussa les épaules et elle profita de la présence de l’homme pour organiser la matinée de travail.

Tori fut la première à émerger et la rejoindre dans la cuisine. Elena la remercia silencieusement pour le café qu’elle lui servit. Dans un calme serein, rafraîchissant, Elena savoura le spectacle qui s’offrait à elles par la fenêtre ; le soleil perçait enfin la nuit et couvrait le domaine de lueurs chaudes. Elle ne s’en lasserait décidément jamais. Emily les rejoint ensuite, les traits manifestement embrumés par la fatigue. Un sourire ourla les lèvres de la grecque derrière sa tasse de café. « L’idée est que nous mettions à profit l’expérience de Camila et le potentiel de cet endroit pour nous lancer dans la production de vin. Entre autres. » Oui parce que ça n’avait échappé à personne, l’endroit débordait de possibilités. « Il y a quelques rangs de vignes plantés, mais pas assez pour espérer produire suffisamment pour le troc. Camila va mener une sortie d’ici quelques jours pour trouver des souches exploitables, mais en attendant il nous faut préparer le sol qui les accueillera. » expliqua la brune à ses amies. « L’avantage c’est que nous avons l’espace pour. » Il y avait même deux parcelles qui y étaient spécifiquement dédiés. « On va devoir labourer le sol pour éliminer les racines et préparer un terrain hospitalier pour les futurs ceps. Heureusement le retour des pluies a assoupli la terre pour nous faciliter la tâche. » Sans ça, avec cette canicule exceptionnelle qui avait asséché tout Washington, ils se seraient tués à l’ouvrage. « Jeff, Gabriel et Saul vont nous rejoindre pour nous prêter main forte. On travaillera autant que possible jusqu’à ce qu’il ne fasse trop chaud. » Voilà pourquoi ils avaient été forcés de se lever si tôt. Elle lança un regard encourageant à l’adolescente.

Tori écoute avec patience les explications d'Elena. Le travail qu'elle faisait avant est encore nébuleux pour elle, sans doute parce qu'elle n'a pas de grandes idées en ce qui concernent la fabrication du vin, ou sa consommation. Jusqu'ici relativement chaste à ce sujet, même l'organisation de son propre mariage ne l'a pas poussé à s'intéresser à ce sujet. Pourtant le japon est apte à produire quelques alcools, de ce qu'elle en sait en tout cas. Ce n'est cependant pas son centre d'intérêt, l'alcool et elle n'ont jamais fait bon ménage de ce qu'elle en sait.

Et on ne plantera que des vignes ? Demande-t-elle à Elena, avec une pointe d'étonnement dans le regard. Il ne vaut mieux pas reprendre ce qu'il faut pour notre potager ?

Peter a dans le projet de le faire, de ce qu'elle en sait, mais il n'a pas eu l'occasion de s'y remettre depuis leur arrivée. Avec Camila qui a l'air de savoir ce qu'elle fait, Elena semble avoir trouver une partenaire de crime parfaite pour ce qu'elle veut entreprendre. Mais elle ? Ou même Emily ? Il y a encore beaucoup de choses qui leur échappe. De base, Tori n'est pas vraiment une marchande émérite de toute façon, très mauvaise en négociation, facile à avoir même. Autant dire qu'elle ne part pas gagnante dans un deal quelconque.

Tu es sûre que le vin se troquera bien ? ajoute-t-elle avec curiosité.

De toute façon, il vaut mieux s'y mettre tôt de ce qu'elle a compris. Afin d'éviter les heures les plus chaudes de la journée, et de risquer une insolation comme Peter quelques semaines avant. La japonaise hausse les épaules, elle a mis des vêtements quelconques pour pouvoir se salir de toute façon, avise juste une casquette qui protègera son crâne lorsque le soleil sera pleinement installé. Elle entend suivre et obéir à Elena, elle est beaucoup plus douée pour ça que pour tout le reste. La question qu'elle se pose, c'est de voir si Sheitan ne peut pas être mis à profil. N'y a-t-il pas moyen de trouver de quoi labourer, et d'accorder au poney l'espace pour se déplacer ? Avec sa force, il ira sans doute plus vite qu'elles.

Dehors, la température est encore douce, vraiment supportable. D'ici plusieurs heures, elle se doute que ça sera très différent, et qu'elle risque d'en souffrir encore plus que les autres. Ses yeux se portent sur les vignes survivantes, et celles qui viendront ensuite s'ajouter à leur collection.

En combien de mois on arrivera à produire quelque chose ? Demande-t-elle à Elena cette fois.

« Pas seulement des vignes, non. » rassura la grecque. « Nous allons réhabiliter le potager, investir les serres abandonnées pour recommencer. » Recommencer. Reconstruire. Ils l’avaient déjà fait, ils savaient faire. Elena n’était pas inquiète : les siens avaient plus de ressources qu’ils ne le soupçonnaient eux-mêmes. Les compétences conjuguées de Peter et Camila leur seraient précieuses pour leurs projets. « Avant de prendre une orientation viticole, le domaine était réputé pour ses vergers, ses terres riches et abondantes. Les premiers propriétaires n’ont pas chômé et on compte bien suivre la même voie. » La brune avait eu tout le loisir d’explorer le Château, de parcourir ses nombreuses pièces et de feuilleter les archives, des anciennes revues de journaux, étudiant minutieusement l’histoire de cette demeure d’exception qui leur servait à présent de refuge. L’endroit offrait tout ce dont ils avaient besoin pour s’installer durablement.

Les filles semblaient partager les mêmes doutes concernant leur nouvelle activité et la brune s’empressa de les dissiper d’un revers de main, décidée à ne pas laisser quelque inquiétude gangrener l’esprit de ses amies.

« Les Hommes aiment le vin depuis l’Antiquité, je pense que nous trouverons des consommateurs sans avoir à revêtir des bérets. » L’alcool en règle générale. Quel que soit le contexte, l’époque, ils ne renonçaient jamais à l’ivresse que leur procurait les breuvages fermentés. « Mais si vraiment ça ne fonctionne pas, nous pourrons toujours vendre le raisin, faire du vinaigre, de l’huile, du jus de raisin… » Ils n’étaient pas limités, ils avaient des alternatives qui compenseraient l’investissement. Elena était persuadée que de toutes les richesses, une seule perdurait réellement : la Terre. Ils devaient en tirer profit.

Le petit-déjeuner achevé, le trio quitta la pénombre du château pour rejoindre l’extérieur. Saul, Gabriel et Jeff avaient conduit Sheitan sur la parcelle de terre à labourer et les y attendaient déjà. Elena laissa la petite équipe aux salutations matinales et avisa l’outil déniché par le patriarche avec une moue dubitative. Les résidus bruns collés contre la ferraille et les longes rainures qui creusaient la terre témoignaient des essais de l’homme. « Ce n’est pas trop lourd pour lui ? » Leur poney était sans doute de composition plus solide que la leur, mais il était loin de présenter une corpulence adaptée au trait. La brune ne souhaitait pas blesser l’animal, mais le vieil homme la rassura en affirmant avoir ajusté le poids au gabarit de leur compagnon à quatre pattes. « Bien. » Ses paumes claquèrent l’une contre l’autre et elle courba le dos le temps de récupérer les gants qu’ils avaient pu réunir pour s’épargner bien des souffrances. Elle tendit une paire à chacun d’entre eux.

« Enfilez ça si vous ne voulez pas avoir les mains recouvertes d’ampoules. » préconisa la grecque en joignant les actes aux mots, glissant ses doigts entre les cavités cuirassées. Elle releva la tête vers Tori pour répondre à sa question : « Nous ne récolterons rien ici avant Septembre prochain, le temps de transplanter les vignes, les remettre en état... Cela dit, si Camila trouve des vignes productives dans les environs pendant ses recherches, nous pourrons toujours aller vendanger le mois prochain sur place et rapatrier le raisin jusqu’ici pour faire une première vinification histoire de dépoussiérer la cave et de nous faire les dents. » Ce serait l’idéal évidemment. Ils n’étaient pas tous des experts dans le domaine et un tour de chauffe pour être totalement opérationnel l’année suivante serait plus qu’appréciable.

La méditerranéenne était confiance : une année pour mettre en place le projet, installer l’électricité, renforcer leur sécurité, prendre leurs marques… En attendant, ils auraient leurs fruits et légumes pour passer l’hiver et rester actifs dans le troc. Il n’y avait pas de raison que les choses se passent mal, n’est-ce pas ? Sa main s’aventura dans la crinière rêche du poney pour poursuivre les explications.

« Sheitan va faire le gros du travail : Saul va le guider et grâce à la charrue qu’on va accrocher derrière lui, il va retourner la terre. Nous passerons derrière pour peaufiner le travail et arracher les racines récalcitrantes. » La terre devait redevenir vierge, parfaitement prête à accueillir ses nouveaux hôtes. « Les garçons vont s’occuper des fossés autour de la parcelle. On va en creuser tout autour pour drainer l’eau. » Ses orbes sombres croisèrent alors les visages de tous ses compagnons. « Des questions ou on peut s’y mettre ? »

Et on pourra en boire aussi ? Demande Tori en toute innocence, adressant un regard curieux à Elena l'instant d'après. Elle a une oeillade vers Emily et un sourire complice : voilà qui serait dommage de passer à côté, non ? Et puis, bon, elle a seize ans maintenant, n'est-ce pas justement le bon âge pour tester sa première gueule de bois ? La japonaise sait qu'elle tiendra la distance, vite saoule mais rapidement également dessoûlée, elle sait comment tous les coucher. Du vinaigre et de l'huile, ça serait vraiment super !

En tout cas, pour elle qui cuisine régulièrement, c'est une vraie aubaine. Elle enfile les gants que lui tend Elena, et les ajustent. Ses petites mains flottent facilement dedans, elle a toujours fait partie des petits gabarits. Comparée à Peter notamment, le contraste n'en est que plus amusant. Elle esquisse un sourire, motivée à s'y mettre. quand la grecque donne le top départ, elle est dans les premières à être déjà courbée, tâchant d'attraper les les plantes qui échappent à leur mécanisme pour aller plus vite.

Saul a la chance d'échapper à ça. En tenant Sheitan et en l'invitant à avancer, il épargne ses lombaires. En même temps à son âge, c'est sans doute pour le mieux. Tori se garde d'en faire la remarque, elle ne sait pas qui elle pourrait vexer. Mais elle ne perd pas une minute à s'activer. Cette tâche, elle l'a déjà faite une bonne vingtaine de fois ces dernières années. Sollicitée régulièrement dans des fermes, pour des récoltes notamment, où ça manque de bras principalement. Payée dans la foulée, logée aussi puisqu'il est toujours plus simple de pouvoir la trouver une fois qu'elle est à côté. Elle soupire, mais ne renonce pas.

Alors comme ça, c'était votre métier avant, à vous aussi ? Demande Saul, par curiosité, pour activer la conversation entre tous. M'étonne pas que vous vous entendiez avec Camila, l'affaire ne peut que marcher avec vous deux, commente-t-il. Je suis content de ne pas avoir tirer quand on s'est vu la première fois, ajoute-t-il.

Tori fronce les sourcils, et échange un regard avec Emily - puis Elena.

Moi aussi, ajoute-t-elle d'un geste de la main, en faisant les yeux ronds suivi d'une petite grimace de circonstances.

Au moins, sa tête est pleine, et bien en place.