Elena se pinça les lèvres sans se départir de son air grave ; elle était malheureusement très sérieuse. Elle aurait préféré offrir à leur aîné une version plus charmante, appuyer celle que les émissaires de New Eden s’appliquaient à répandre pour vendre aux ignorants le rêve d’une vie confortable loin de l’horreur de Seattle… Mais la vérité se nichait loin des clichés parfaits supposés illustrer le cadre idyllique de Walla Walla. A Colville. Dans les souvenirs à jamais hantés de Juliet et Selene. Dans le récit de Emily. Dans les cris qui ne cessaient de résonner de cette femme violée à quelques mètres d’Elena. La vérité était crasseuse, suintante d’abus et de perversion. Elle était insupportable et obsédait la grecque à chaque instant comme un supplice invisible. Chaque journée passée à imaginer Caroline abusée, rabaissée, humiliée quelque part. Toutes ces femmes. Ces enfants privés de liberté, conditionnés pour banaliser toutes formes de violences et les encourager dans cette voie. Saul était scandalisé ? La jeune femme en était malade.

« A notre époque, on savait que des milliers d’individus mouraient de faim dans certaines zones du monde sans pour autant réagir. » rappela la brune en haussant les épaules, fataliste. Pour sa part, elle n’était pas spécialement surprise. New Eden avait bien ficelé son affaire en rédigeant des lois sûrement très strictes qui exposaient ses dissidents à la Disgrâce. Sous couvert de faire appliquer le règlement, ils pouvaient réprimer à leur guise sans craindre le jugement du peuple. Qui oserait défendre un délinquant ? Elena jeta un regard vers Gabriel et Jeff qui progressaient bien de leur côté. Ils n’auraient pas assez d’une matinée pour achever le fossé autour de la parcelle mais c’était un bon début.

Elena se gratta la nuque, cueillant une perle de sueur qui lui chatouillait l’épiderme au passage. Elle sentait déjà les brûlures du soleil contre sa peau. « On est actif au sein du troc oui, depuis un moment déjà et on a des partenaires fiables sur qui compter et avec qui on échange exclusivement. » Ils avaient leur réseau, leurs « clients », ils ne faisaient pas le marché au No Man’s Land. « En ce qui concerne l’électricité, nous aviserons, mais on a quelques pistes. Ce qui est certain, c’est que nous ne ferons pas venir n’importe qui ici. » affirma-t-elle en posant son regard sur Emily. Est-ce que Matias et les siens avaient des notions dans ce domaine-là ? Elle l’ignorait. Elle savait en revanche que Connor comptait ce genre de compétence parmi ses membres.

« Nous ne sommes peut-être pas sept mille, nous n’avons peut-être pas d’école ou de cinéma, mais je n’échangerais pour rien au monde notre foyer. Je compte bien tout mettre en œuvre pour le préserver. » C’était autant une affirmation qu’une promesse qu’elle leur faisait. Qu’ils sachent pourquoi ils se donnaient du mal. Qu’ils se rappellent, chaque fois qu’ils auraient envie de renoncer, d’abandonner, pourquoi ils continuaient obstinément. Parce que ça en valait la peine, tout simplement.

Je vois, nous aurons l'occasion d'en reparler de toute façon, souffle Saul avec une brève moue contrariée par toutes ces informations. Tori regarde chacun des protagonistes. Une ambiance plus lourde semble être tombée sur l'assemblée, et si la japonaise tente de ne pas y faire attention, elle reste suffisamment sensible pour tout de suite le percevoir. On s'y remet ? Propose l'homme finalement.

Elle hoche la tête. Jeff et Gabriel poursuivent de leurs côtés, elle s'attèle à obéir avec application aux ordres d'Elena. Les mauvaises herbes sont arrachées, ce qui ne doit pas figurer en terre également. Ses bras et son dos commencent à la faire souffrir, la chaleur également. A mesure qu'ils avancent de toute façon, le soleil grimpe dans le ciel et l'heure tourne. Autant dire qu'ils n'ont pas encore fini mais plus encore : il y a tellement à faire ! Elle ne sait pas s'ils parviendront vraiment au bout. Mais ils ont amorcé un bon travail et le rythme semble tenir le choc.

Où est-ce que vous en êtes ici ? Demande Saul au bout d'un long moment de son côté. Sheitan se fait boudeur : il ne veut plus avancer comme au début, préfère sans doute quérir l'homme et un peu de tranquillité. Pour ne pas lui faire mal, voilà qu'il est relâché pour pouvoir rejoindre l'arrière de la maison où on le laisse quasiment en liberté.
Nous progressons bien, mais il faudra continuer demain... Ou dans la soirée ? Quand le soleil sera retombé en tout cas, ça nous permettra d'avancer, souffle Gabriel en portant un regard sur Elena.

Tori se relève, elle. Les genoux abimés, le jean salit, les mains noires de terre, elle les tapote entre elle avant de s'esquiver :

Je reviens ! Annonce-t-elle aux autres. Quelques instants grapillés où elle retrouve l'intérieur de la maison avant de préparer un plateau. Une grande carafe, de l'eau fraiche, des feuilles de menthe et un peu de sucre, de quoi se redonner un coup de fouet et se rafraichir. Elle revient avec ce qu'il faut d'un pas lent et tente de ne pas tomber, et de ne surtout pas tout renverser. Une épreuve. Jeff vient même à son secours.
C'est une bonne idée, ça, souffle le vieil homme avec un sourire.