« Plus ou moins. Je m’occupais surtout du produit fini, de la commercialisation. » expliqua la grecque à Saul en relevant brièvement le visage vers lui, le dos courbé pour cueillir des herbes rebelles. « Mes compétences seules n’auraient pas suffi pour entreprendre un projet pareil. » admit-elle. Tandis qu’avec l’expertise cumulée de Peter et Camila, ils pouvaient envisager sereinement la suite. Etape par étape, en joignant leurs connaissances et leurs différentes expériences. La remarque du patriarche arracha un sourire à la brune, qui ne manqua pas le regard de Tori à ses côtés. « Croyez-moi Saul, je vous suis très reconnaissante de ne pas avoir tiré aussi. » Pour tout ce que ça impliquait. Elle était ravie de ces deux nouvelles rencontres prometteuses, des perspectives qui s’offraient à leur petit groupe et accessoirement, elle préférait sa tête solidement accrochée à ses épaules aussi. Ils avaient eu de la chance, elle en était parfaitement consciente. Ils auraient pu tomber sur des individus mal intentionnés, des tueurs sans scrupules. Heureusement, le duo semblait partager les mêmes valeurs que leur communauté et Elena était persuadée que quelques semaines suffiraient à les imbriquer complètement au noyau soudé qu’ils formaient tous.

La jeune femme lança une œillade rieuse à la japonaise alors qu’Emily s’adonnait à son sport favori : râler. Si la trentenaire affichait tant d’amusement à la voir agir ainsi, c’était parce qu’elle savait d’où l’adolescente revenait. Elle l’avait vu au fond du gouffre, pensé un moment ne jamais plus retrouver la jeune archère telle qu’elle l’avait connue. Alors c’était une petite victoire qui gonflait le cœur d’Elena d’un sentiment puissant. Elle se redressa cependant, non sans grimacer douloureusement, les reins ankylosés par la position désagréable qu’elle devait adopter pour la tâche.

« Tu sais, venir ici c’était aussi pour faire profil bas, s’éloigner de Seattle… Fall City était devenu un véritable moulin, on ne peut définitivement pas reproduire le même schéma ici. » Pour leur sécurité à tous. Emily avait explicitement demandé à ne plus être traitée en enfant alors Elena s’y appliquait en étant franche avec elle. « Tant qu’on peut se le permettre, nous devons privilégier la discrétion et ne faire confiance qu’aux seuls membres de ce groupe. » La situation se corsait dangereusement à Seattle et sans vouloir provoquer leur infortune, Elena craignait que ceux qui choisissaient de s’opposer à New Eden ne deviennent des cibles de choix dans leur conquête fanatique. Elle avait eu vent des méthodes utilisées contre The Haven, de tout cela avait engendré pour Valérian et son groupe ; ils devaient redoubler de vigilance. « Je sais que ça peut paraître excessif, mais des groupes de plus en plus dangereux prolifèrent et jusqu’à ce qu’on parvienne à endiguer leur expansion dans la région, nous devons faire profil bas et ne pas attirer l’attention sur nous. » Et si pour cela ils devaient instaurer une politique ferme, alors soit. Elena et Peter prendraient toutes les dispositions nécessaires pour préserver les leurs, et tant que la coalition anti New Eden ne serait pas complètement opérationnelle et préparée contre leurs ennemis, il n’était pas question de jouer avec le feu.

Heureusement que le soleil n'est pas encore trop haut. C'est en tout cas ce que se dit Tori en continuant sa besogne, souffrant du dos, des bras, de tout. Mais elle ne s'en plaint pas - contrairement à Emily qui a visiblement retrouvé de sa superbe en intégrant cet endroit. Elle-même n'est plus aussi fermée, même si pour lui arracher un sourire, il faut parfois y aller fort. La japonaise ne se formalise pas d'entendre la plus jeune se plaindre, notamment parce que... ça fait du bien de la voir ainsi, oui.

Quand elle suggère d'embaucher des gens pour le faire, Tori ne peut s'empêcher de se raidir et détourner les yeux. Elle n'est pas ravie à cette idée de son côté. N'est-ce pas ce qui l'a d'ailleurs confronté à Luke en premier lieu ? Aujourd'hui, elle serait bien incapable de refaire la même chose, de son côté. Mais la mauvaise expérience a eu raison du peu de courage qu'il y avait en elle jusque-là.

J'ai travaillé un moment comme saisonnière ces dernières années, les printemps, été... Confie-t-elle aux autres, silencieusement toujours. Saul attend la traduction de Gabriel, qui se charge de la faire comprendre. Ce sont des métiers très éprouvant, nous n'avons pas forcément les ressources pour nourrir des gens et surtout pour les payer par après, notamment parce que c'est le deal.

Heureusement, l'intervention d'Elena vient plier l'histoire. Les groupes dangereux. C'est à eux qu'il faut poster en tout premier, pour s'éviter des problèmes et s'exposer davantage. Tori ne peut que valider. De toute façon, il n'y a bien qu'avec les membres de ce groupe-là qu'elle se sent en sécurité.

Comme New Eden, c'est ça ? Souligne-t-elle à Elena, brièvement, à ce sujet.
J'en ai entendu parler, aussi. Je veux dire, je ne vais pas beaucoup sur Seattle, mais apparemment ils auraient recruté d'autres groupes de la région, relève Saul avec étonnement. Ils sont si mauvais que ça, ces gens ?

Elena hocha silencieusement la tête à l’interrogation muette de Tori. Comme New Eden oui. Elle échangea un long regard lourd de sens avec Gabriel qui poursuivait son labeur l’expression soudain assombrie. Il connaissait tout son passif avec eux, mais aussi le récit détaillé et sans filtres de la mission à Colville. Il nourrissait de fait une rancune tenace à leur égard et l’énergie qu’il déploya pour creuser la terre semblait exorciser sa frustration. La brune releva le visage vers Saul qui s’interrogeait à propos de leurs ennemis. Si mauvais que ça ? Il n’avait pas idée… La jeune femme avisa ses deux amies à côté, se demandant s’il était judicieux de leur donner des détails sur son séjour aux portes d’un de leurs avant-postes…

Emily répondit à sa place, révélant pour la première fois sa propre expérience avec ce groupe sous le regard étonné de son aînée. Elle découvrait en même temps que Saul cette histoire. Une chance qu’ils ne l’aient pas forcée à les rejoindre à l’époque pensa-t-elle au terme de son récit en agrippant fermement une tige végétale profondément enracinée pour la déloger de sa cavité. Elle garda un instant le silence, se réfugiant dans le huis-clos de son esprit.

« Emily a raison. Nous… Nous collaborons avec d’autres groupes pour freiner leur progression dans la région. » avoua la trentenaire au vieil homme. Il faisait désormais partie de leur groupe, il méritait au moins de savoir dans quel bourbier il avait mis les pieds. « Il y a quelques mois nous avons été en observation sur l’un de leurs avant-postes et ce qu’on y a découvert ne laisse peu de doutes quant à leur réelle nature. Des champs de crucifiés, des femmes abusées… » Elle s’humecta les lèvres, hésitante. Elle n’avait pas donné de détails aux filles. C’était aussi la première fois qu’elle leur offrait une vision concrète de ce qu’était l’horreur de New Eden qui alimentait nombre de rumeurs dans Seattle… « Ce sont des fanatiques masochistes et extrémistes. Quiconque est attaché à sa liberté ne peut considérer l’éventualité de les rejoindre de son plein gré. C’est une menace très sérieuse que nous ne prenons pas à la légère. Tout comme ces réseaux esclavagistes qui sévissent et gagnent aussi en influence. » Il n’avait pas fallu grand-chose pour que Valérian et Connor n’aient eux aussi une histoire à raconter lorsqu’elle avait évoqué la terrible mésaventure de Tori et Emily. D’autres en avaient souffert. D’autres mains. D’autres esprits tordus qui collaboraient peut-être dans le même sens.

« Il y a du travail pour qu’on puisse définitivement vivre de nos seules ressources, mais plus que jamais je crois que nous devons nous préparer à nous tenir à l’écart de Seattle au cas où la situation l’exigerait. » En cas de main mise de New Eden sur la capitale… Ils devaient organiser leur repli si ce jour se présentait, ne surtout pas se retrouver pris au dépourvu le cas échéant. Accepter la main tendue de leurs ennemis était hors de question. Plutôt mourir. « Sebastian travaille déjà sur la fortification du camp et dès que nous aurons les moyens, nous ferons installer l’électricité. Il n’est plus question de dépendre de qui que ce soit. » L’heure était plus que jamais à la sécurité des leurs.

L'histoire, Tori la connait. Dans les grandes lignes. Sa proximité avec Peter a fait qu'elle en a forcément entendu parler et comme beaucoup, elle a du mal à y croire. Elle a du mal à comprendre comment c'est possible. New Eden qui semble si prompt à tendre la main, qui a amené tellement de choses à Seattle. Rien que l'an dernier, elle se souvient des deux épidémies. Sans eux, Elena, Peter et Zack auraient pu être malades plus longtemps, ou tout simplement y rester. Cette période lui semble loin, sombre également. Différente sans doute.

Des champs de crucifiés ? Non, ça ne peut pas être sérieux ! S'exclame Saul en fixant Elena avec la plus grande des surprises. Déjà l'histoire d'Emily a eu de quoi lui retourner l'estomac : il ne peut pas se voir draguer une gamine de son âge. Mais qui ferait ça ?! Il n'en revient pas sans doute. Et ils ne montrent rien, quand ils parlent de leurs groupes, on dirait un havre de paix, comment c'est seulement possible de passer à côté des champs de crucifiés ?!

Un soupir lui échappe. Il n'a pas connu la guerre, seulement la froide, et cette drôle d'ambiance. C'est en tout cas ce qu'il commence à raconter à tout le monde sur le coup. Ils écoutent tous, avec attention, en continuant leur besogne. Tori n'en sent plus ses épaules pour le coup, et le soleil commence à monter plus haut dans le ciel. Elle relève les nez, soupire un peu.

Et l'un de vous a des capacités pour installer l'électricité, ou nous allons devoir faire venir quelqu'un pour ça ? S'inquiète-t-elle. Vous contribuez au réseau du troc de Seattle ? Vous avez des contacts ?

Il est curieux. Tout ça lui semble obscure. Le truc, c'est que Tori sait qu'ils n'ont rien signé. Ils ont des alliés, des contacts. Mais est-ce que parmi eux, il y a de quoi faire ? Elle s'interroge d'autant plus qu'elle n'en est pas persuadée. Ses yeux scrutent les autres. Elle retourne à sa tâche sans attendre ensuite. Qu'importe après tout, elle, elle n'en sait rien. Elle n'est pas prête de remettre les pieds là-bas de toute façon. Pas seule en tout cas.