Le rendez-vous était fixé sur l’Est Bay du Budd Inlet. June devait rencontrer en personne la forgeronne qui avait contribué au renforcement de leur camion, aujourd’hui efficacement cuirassé. Elle entendait passer à la vitesse supérieure et ne pas laisser l’occasion à New Eden d’encore plus les distancer en matière d’équipement. Même s’il y avait une alliance, même si des moyens étaient mis en commun, elle ne miserait jamais sur autre chose que la souveraineté de Fort Ward et sa capacité à se défendre seul. Il y avait donc un intérêt immense à se mettre définitivement dans la poche un travail si précieux à une époque pareille.

Le zodiac cessa enfin de rebondir sur les vagues grises alors que le soleil daigna enfin pointer le bout de son nez au milieu des nuages. L’avocate était accompagnée par une escorte toute en armes. Six individus, hommes et femmes, formés pour faire partie de « l’armée » que dirigeait Stanley – ce n’était pas des amateurs. Même si le No man’s land était tombé, sa tête était toujours virtuellement mise à prix. Il ne faisait aucun doute que leurs ennemis se feraient un plaisir de se la faire livrer sur un plateau…

Elle-même transportait un revolver, dans un holster calé sous son aisselle. June grimpa sur un ponton au bois partiellement vermoulu, scrutant les environs de ses yeux perçants. Ses soldats avaient déjà débarqué, ils avisèrent rapidement le parking désolé sur lesquels sommeillaient des dizaines de carcasses de voiture, et un petit kiosque au toit bleu délavé par le temps. RAS. Rien de plus que deux vieux mordeurs rapidement maitrisés, une formalité.

- Plus qu’à les attendre.

Kara, c’était son nom. De manière générale, toute Olympia était dans son viseur. La ville était traversée par l’autoroute 101 et de nombreux itinéraires annexes qui menaient vers Belfair. La contrôler, ce serait une garantie de plus pour ralentir toute ambition de New Eden de venir les attaquer par la terre. Il était compliqué d’imaginer se projeter vers une attaque, mais Fort Ward pouvait se débrouiller pour être prête à recevoir.

- Quelqu’un approche, désigna une femme munit d’un fusil.

En effet, une camionnette approchait.

Les yeux fixés sur un point imaginaire au travers de la vitre passager, elle regarde sans vraiment le voir le paysage défiler. Ce n’est pas une promenade de santé et depuis quelques semaines la mécanicienne sent l’atmosphère devenir électrique. Les choses s’accélèrent sans qu’elle n’ait quelconque contrôle sur rien et il leur faut prendre des chemins de traverse pour espérer s’en sentir dans la merde ambiante. Peut-être qu’elles se sont trop sédentarisées, trop reposées sur leurs lauriers. Peut-être que c’est juste ce monde qui continue de partir en sucette à chaque tournant. N’empêche qu’elle ne se serait pas imaginée, quelques années plus tôt, alors solitaire au No man’s land, coopérer avec les Remnants, eux qui ne représentaient que rumeurs et nuages sombres à l’horizon fut un temps. À présent, ils semblaient les seuls véritablement capables de retenir la vague religieuse qui menaçait de les submerger. Pas assez conne pour les voir comme un phare dans les ténèbres - et surtout définitivement pas assez poétique - elle ne peut nier, néanmoins, qu’elle ne crache pas sur leurs ressources.

Ce qui la dérange c’est le flou dans lequel est plongée cette entrevue. Si la gourou du camp avait demandé un rendez-vous … professionnel? Ça avait encore une quelconque signification maintenant? Elle n’en avait rien précisé des termes ou des tenants et aboutissants. Mais on ne disait pas non à une telle opportunité, à moins d’être le dernier des cons. Ce qu’elle espérait ne pas être encore totalement.

L’utilitaire freine doucement et son regard se porte sur le lieu choisi et surtout le comité d’accueil les attendant de pied ferme. Arquant un sourcil face au tableau devant eux, elle tourne le visage vers sa compagne. “Laisse-moi deviner, June c’est la rousse rachitique?” Pure rhétorique, pas besoin d’être bien malin pour deviner qui était la cheffe et qui étaient les larbins.

Soupirant, histoire de se remettre les idées en place et surtout se gonfler du sérieux que réclame la situation, elle descend du véhicule, se dirigeant vers l’arrière de la camionnette. Ouvrant les deux portes sans réellement prêter attention à leurs nouveaux copains, elle fait signe à Idriss de descendre. De toute façon, s’ils étaient plus que ce qu’elle voyait, ils seraient trop planqués pour qu’elle repère leur présence. “Elle a ramené les Village people… reste sur tes gardes” lui souffle-t-elle alors qu’il se redresse.

Les essieux de l’utilitaire grince et alors qu’il met un pied à terre, puis le second, le véhicule regagne une bonne dizaine de centimètres de hauteur. Le géant contourne le véhicule pour faire face aux soldats joliment planqués dans leur petites tenues de majorette et jette un regard à son acolyte qui se contente de lui adresser un clin d’oeil avant de refermer les portes, assurant son 9 mm et la lame le long sa cuisse. Inutile de vérifier celle planquée, comme toujours, dans le creux de ses reins, elle la sent bien suffisamment. “On laisse parler les adultes et on protège ses miches” murmure-t-elle presque inutilement alors qu’ils se rapprochent de la petite troupe.

Un entretien de négociation. Une corvée pour certains, un plaisir pour d'autres. La position de la forgeronne est évidente sur ce sujet et cela fait bien trop longtemps qu’elle ne s’est pas prêtée à ce genre d’exercice, tout du moins, pas à cette échelle. Le correspondant à changé chez ceux qui se font appeler les Remnants, ces plus gros clients, cette fois-ci, de ce qu’elle sait, elle a à faire au haut du panier. Haut du panier qu’elle ne compte pas gratifier plus qu’il n’en faut, celle-ci subira le même traitement que tous les autres.

Le véhicule blindé arrivé à destination, la blonde actionne le frein à main et coupe le moteur, non sans un regard pour les soldats qui semblent les attendre de pied-ferme. “Il semblerait.” Confesse-t-elle du bout de la voix pour sa compagne, étonnée de ne pas voir l’anglaise au milieu du petit attroupement. Lui serait-il arrivé quelque chose ? La question la tenaille un instant avant que la forgeronne ne s’efforce de la balayer aussi vite qu’elle était arrivée.

Quittant le véhicule à la suite de Monroe, elle n’effectue pas le moindre pas et vient extirper  une petite boîte métallique de la poche de son pantalon en toile. Sans un mot et laissant le soin à la mécanicienne de libérer le géant, elle ouvre la précieuse boîte pour en sortir une cigarette roulée qu’elle dépose à ses lèvres. Ré-ajustant ces épais brassards en cuir à ses avant-bras, elle esquisse un léger sourire devant le rebond du véhicule, Idriss est sorti. Bien vite, il arrive à sa hauteur et vient lui tendre son épaisse ceinture en cuir munie de son fourreau gardant sa précieuse machette en acier de Damas. “Merci…” Lâche-t-elle en la sasissant avant d’ouvrir les pans de son trench-coat noir pour de l’attacher à sa taille. “Tout va bien se passer.” Se sent-elle obligée d’ajouter à l'intention du géant et de la tatouée avant d’allumer sa tige de nicotine et d’ouvrir la marche. Elle fume de moins en moins, autant là, elle se voit mal faire sans.

Déposant la cigarette fumante aux coins de ses lèvres, la quadragénaire avale le dernier mètre qui la sépare du petit groupe avant de prendre enfin la parole. “Kara. C’est vous June ?” Énonce-t-elle droit au but avec cette impassibilité qui la caractérise si bien tout en venant tendre sa main aux doigts calleux vers la rousse. “Monroe et Idriss” Enchaîne t-elle en tournant légèrement la tête par-dessus son épaule pour présenter ces deux fidèles acolytes restés un poil en arrière. “Je suis étonnée de ne pas voir Layla.” C’est avoué sur le ton de la banalité et pourtant, l’inquiétude au sujet de l’anglaise reste bien réelle.

Impassible, June observait le trio qui avançait. Tous les trois ressemblaient à des rocs, taillés par cette mer de violence qu’est la survie, mais elle n’en était pas impressionnée pour autant. Des grands, des forts, des puissants, elle en avait côtoyé des dizaines, particulièrement ces dernières années. Ce qui susciterait le respect, ce serait si la forgeronne prenait de bonnes décisions. Et ça, ça restait à déterminer.

- C’est moi, confirma-elle en serrant la main calleuse et en inclinant légèrement la tête en guise de salutation, Layla est retenue ailleurs et pour ce dont on a à discuter, j’ai préféré venir en personne.

Ses trois interlocuteurs la dominaient en taille. Le géant notamment l’obligeait à lever le nez, si elle voulait croiser son regard. Qu’importe : pour l’instant, c’était les yeux bleus de Kara qu’elle fixait. Le trio se voulait imposant, mais c’était elle la cheffe de meute.

- Votre savoir-faire est extrêmement rare et extrêmement précieux. Ce n’est pas de la flatterie, c’est un fait, et pour en avoir eu un échantillon, elle pouvait également attester que c’était de la qualité, je voudrais vous proposer de travailler pour nous, durablement.

Toute la nature du contrat reposait sur ce dernier mot. Ce n’était pas un contact ponctuel, ce n’était pas une transaction déconnectée. June allait attendre bien plus de cela, c’était une étape importante de tous les plans actuellement en train de se développer.

- Vous savez qui je suis, donc vous savez ce qu’on peut vous fournir en échange. Les modalités de l’accord que je veux vous proposer peuvent être modulés, dans une certaine mesure, et je ne vous demanderai pas de faire autre chose que ce pourquoi vous êtes doués.

L’avocate entrait directement dans le vif du sujet : personne ici n’avait l’air du genre à affectionner le small talk. Son regard dévia brièvement vers le petit kiosque à la toiture délavée à moitié bouffée par la mousse. Il y avait des bancs, ce serait toujours moins inconfortable que de rester planter au bord des quais.

- Si jusque-là vous n’êtes pas fermés à en discuter, on peut s’installer pour continuer.

Impassible. C’est le mot qui lui vient à l’esprit pour cette rousse au masque d’acier dont le regard ne se détache pas du sien. La forgeronne n’est pas encore en mesure de déterminer s'il s’agit là de naturel ou d’une manœuvre servant de préambule aux négociations à venir. Négociations qui auront forcément lieu, c’est ce qu’elles sont toutes deux venues entreprendre, néanmoins, la surprise est là pour la blonde qui ne s’attendait pas à un “adversaire” de ce calibre. L’échange promet d’être intéressant et elle la considère silencieusement au travers du fin nuage de fumée que dégage la tige de nicotine coincée à l'étreinte de ses lèvres.

Sa vis-à-vis a affirmé le besoin de venir en personne pour cette affaire et la quadragénaire en vient à se demander si elle doit considérer cela comme un honneur, comme une reconnaissance certaine ou une simple flatterie gratuite visant à mieux l’amadouer. Finalement, elle ne penche ni pour l’un, ni pour l’autre, il est encore trop tôt pour les conclusions.

Bien sûr que le savoir faire de son groupe est précieux, elle le sait et pour cause, c’est une gamelle bien remplie depuis le début de l'apocalypse qui l'a aidé à ouvrir les yeux sur le sujet. Le monde a besoin d’armes, de protection et de tranchant pour survivre et non plus d’une simple carte de crédit au compte bien garni. Il faudrait être fou pour ne pas reconnaître la valeur du travail fourni et troqué depuis bien des années. Néanmoins, l’entendre de vive voix n’a rien de désagréable et a au moins ce mérite pour la rousse de lui accorder du crédit. Madame Remnant sait de quoi elle parle, Madame Remnant sait à qui elle parle.

Durablement, elle a insisté sur le mot, il est bien entendu, mais celui-ci peut néanmoins prendre plusieurs dimensions. Ses sourcils se froncent légèrement alors que son regard suit celui-ci de l’ex avocate pour dévisager ce banc. D’un signe de main, elle fait signe à Idriss de rester sur place et à Monroe de l’accompagner alors qu’elle prend doucement la direction du Kiosque. “Ça tombe bien, nous n'accepterons de ne pratiquer que ce dans quoi nous excellons, simple gage de qualité et de réputation.” Elle a occulté le reste du discours, apportant ainsi indirectement son accord sur les précédents termes. “Qu’entendez-vous exactement par durablement ? Quelles sont vos modalités au juste ?” Ajoute-t-elle en s’installant sur le blanc avant de dégager la fin de sa cigarette au loin d’une pichenette. Elle ne propose pas à la tatouée de s’installer, elle ne connaît que trop bien et sait pertinemment que celle-ci compte rester debout juste à ses côtés.

Tout comme Kara fit signe à son molosse de rester en place, June leva une main à l’attention de son escorte pour qu’elle ne bouge pas. Elle emboita le pas à ses deux interlocutrices pour venir s’installer sous le kiosque. L’ombre d’un animal s’enfuit à leur approche, probablement un lapin ou un raton-laveur. L’avocate s’assit sur le banc usé par le temps, déjà prête à répondre aux questionnements de Kara. On ne tournait pas autour du pot, c’était tout ce qu’elle appréciait, elle en fera de même.

- Durablement, cela veut dire que je ne m’arrêterai pas à une commande, mais que nous aurions un lien continu à l’avenir. Armes, véhicules, plaque de défense… nous sommes une grosse communauté, nous aurons toujours besoin de vos services.

C’était une évidence même : Fort Ward continuait de grossir, dans et hors les murs. Cela demandait perpétuellement des travaux, de l’entretien, mais aussi des équipes de terrain dont les outils finissaient détériorés. Kara ne chômerait pas en se rangeant de leur côté, c’était une certitude. Pour son groupe, ce serait une garantie de ne jamais manquer de certains approvisionnement.

- En contrepartie, je vous propose un apport en carburant et en munitions, ainsi qu’un accès à notre système de soin. Vous avez déjà bénéficié de nos services à sujet, vous connaissez leurs valeurs.

Surtout maintenant, surtout dans leur contexte, les compétences de leur dispensaire étaient inestimables. Pouvoir se faire opérer ou soigner contre des maladies jadis oubliées qui revenaient en force, la rouquine estimait réellement que c’était un avantage. D’autant plus que Kara et Monroe exerçaient une activité physiquement exigeante : une sale brûlure ou une blessure malheureuse pourraient les condamner…

- Mais ce n’est pas tout, reprit June, joignant les mains sur ses cuisses et soutenant le regard des deux femmes, cette accord viendrait également avec une close d’exclusivité, de votre part. Ce que vous fabriqueriez pour nous, vous ne le ferez pas pour quelqu’un d’autre.

Voilà, le fond du deal était lancé. La guerre s’éternisait et si on voyait le long terme, New Eden ne sera pas l’unique menace sur leur route. June préférait limiter l’accès à de potentiels ennemis au même matériel que son propre camp.

Suiveuse, elle n’en reste pas moins observatrice. Les toutous tenus en laisse et en retrait, la mécanicienne conserve, pour le moment, un silence religieux. Les deux femmes installées sur le banc, elle reste debout, s’allumant à son tour une cigarette artisanale qu’elle est forcée de retasser quelque peu. La flamme vacille un instant tandis que les échanges vont bon train et la jeune femme prend soin d’emmagasiner les informations au compte gouttes. Des mots, ce ne sont que de jolis mots. Certes, les arguments sont bons, réfléchis à n’en pas douter. Son regard allant de l’une à l’autre, c’est comme avancer ses pions sur un échiquier. Il n’y avait aucune raison valable au mensonge, ça ne signifiait pas que le doute et la méfiance quittaient l’équation. Après quatre années aux côtés de la forgeronne à l’assister dans ses affaires, Monroe avait appris une chose dans le business. Laisser croire à l’autre que l’idée venait de lui et le laisser penser qu’il menait la danse pour mieux l’entuber. C’était ça être doué. Avoir en faisant croire à l’autre qu’il vous a eu.

Alors quelque part dans ces belles paroles, il y avait forcément un loup. Mais la rouquine offrait les bons mots. Essence. Munitions. Soins. Le fait que Kara en ait eu besoin quelques mois plus tôt ne peut que donner plus de poids à cet argument… On ne parlait pas de vulgaires vétérinaires reclassés mais de chirurgiens compétents. S’ils pouvaient se permettre de troquer le reste, c’était possiblement qu’ils en assuraient la production mais les conjonctures restaient à l’état d’hypothèses et elles n’avanceraient pas avec ça.

La durabilité, si elle ne la sort pas de son masque, est un autre point qui attire son attention. La tatouée y voit une stabilité et des commandes régulières tant que leur groupe perdurerait. Et on ne crachait pas sur la main tendue de nos jours, à moins d’être le dernier des cons. Il y avait bien eu des rumeurs durant tout ce temps mais c’était un peu comme l’attirail de ces messieurs. En parler ne faisait pas leur grandeur. Non, là où Monroe tique, c’est quand il est question d’exclusivité.

Premièrement parce qu’elle n’en voit l’intérêt que pour eux. Que ce soit une question d’orgueil ou de stratégie lui passait loin au-dessus de la tête. Pas aussi bête qu’elle aimait le montrer, bien au contraire, la brune a toujours préféré qu’on la sous-estime. Alors elle tire sur sa clope, jetant un coup d'œil aux militaires non loin. Ils l’avaient toujours mis mal à l’aise et avaient tendance à lui rappeler de mauvais souvenirs du début de cette merde.

Son regard vient accrocher un instant celui de la coutelière, avant de glisser dans celui de… June. “Essence, munitions, soins… rien auquel on ne puisse dire non par les temps qui courent. Sauf que…” Elle prend le temps de tirer de nouveau sur sa cigarette, parce qu’elle n’en a pas grand chose à foutre de faire perdre quelques secondes à cette femme. “Il y a quelque chose qui prime sur tout ça. Quelque chose de plus précieux et de plus vital que pouvoir rouler, pouvoir tirer, et se préserver. La bouffe.” Tranche-t-elle en soufflant la fumée au-dessus de leur tête. “Les armes, les plaques de défense, le blindage des véhicules, ça représente facilement cinquante pour cent de notre gagne pain. Cinquante pour cent, ça mérite largement un dédommagement et surtout une compensation pour le temps offert à votre groupe.” Avant même que cette close d’exclusivité soit validée ou non, il lui faudrait ajouter un approvisionnement régulier en nourriture à la balance.