Il se pince l’arête du nez alors qu’il relit le livre de recettes pour la énième fois. Et son regard passe du contenu de la casserole à la photo une fois, puis deux. Avant qu’il ne finisse par secouer la tête, dépité. Ce n’était pas supposer ressembler à ça. Là, on dirait que c’est à la fois cru et brûlé, ce qui, jusqu’à aujourd’hui, lui semblait totalement impossible.

Autant dire qu’on est loin du poisson qu’il espérait finir par être en mesure de préparer. Evidemment, il se refuse à réfléchir au pourquoi il a décidé de faire cette recette plutôt qu’une autre. Simple coïncidence ou parce que c’est ce qu’il avait dans le frigo. Quelque chose du genre.

Un vague soupir alors qu’il se décide à arrêter les frais et qu’il ne commence à gratter la casserole pour jeter tout ça à la poubelle. Dépité par le gâchis engendré, il relève à peine la tête quand il entend la porte s’ouvrir puis se refermer. Un bref regard à sa montre et il en déduit qu’il doit s’agit de Silas, le seul à avoir à peu près ces horaires. Et la silhouette du jeune homme qui se dessine dans l’embrasure de la porte quelques secondes plus tard lui donne raison. La casserole toujours en main, le sino-américain souffle, vaguement dépité. « Je sais, l’odeur est infecte. Mais je vais aérer et… nettoyer tout ce chantier. » Son amour-propre a tout de même été piqué au vif, même s’il se rend bien compte qu’il aurait, au final, se cantonner aux premières pages du livre de recette. Ou à des pâtes. Ou des œufs. Brouillés évidemment. Quelque chose de réaliste et d’atteignable.

Enfin, passons.

La casserole est vidée et la fenêtre ouverte, alors qu’il ajoute, en direction de l’un de ses colocataires. « J’espère que tu ne t’attendais pas à ce que je fasse le dîner. Ou que tu as autre chose en stock. » Parce que dans le genre raté, il se pose là. Il leur arrive de temps à autre de manger ensemble, mais c’est toujours Silas qui cuisine. S’il avait encore des doutes sur le pourquoi, là, Yuan se dit qu’ils doivent être entièrement levés. Enfin, ce n’est pas comme s’il s’était déjà vanté d’avoir un quelconque talent en la matière. Il continue, de cette même voix tranquille. « Bonne journée ? » S’il est toujours cordial et poli avec ses colocataires, force est de constater qu’il a aussi pris l’habitude de passer un peu de temps en leur compagnie. Et qu'il apprécie les moments qu’il peut vivre avec eux. Même si c’était pour lui au départ, plutôt inattendu.

Quel agréable moment de la journée ; celui quand elle se termine. Non pas qu'il n'aime pas son affectation actuelle ; en vrai, il est ravi. L'vieux Bob est bien sympa, il voit beaucoup de têtes, et est dans son bain. Mais après tant d'années en solitaire, il aura maintenant toujours besoin d'un peu d'espace, d'un peu de solitude, mais surtout, d'un peu de calme.

Alors, il profite un peu ; marche un peu le menton enfoncé dans son hoodie, les mains fourrées dans ses poches, les yeux rivés au sol alors qu'il ne fait attention à rien, en faisant attention à tout. Il fait un détour, une micro-décompression, avant de se pointer au seuil de sa porte, rentrant chez lui.

Il passe à peine l'entrée que l'odeur qui flotte dans l'air vient attaquer ses narines. Il pense qu'un truc à brûler, passe la tête dans la cuisine un air interloqué, et tombe sur Yuan. Il ne peut s'empêcher de glousser, alors que l'autre commence à interpréter sa réaction.

Il lui annonce simplement en ouvrant une fenêtre opposée à celle qu'ouvre son colocataire pour créer un courant d'air :

" T'inquiète, buddy. J'vais te donner un coup de main " il marque un temps d'arrêt, le fixe, puis a un sourire attendu, et hoche la tête comme s'il venait de percer un jour un secret. Il lui demande alors : " Fais pas genre, et n'essaie pas de te débarrasser de moi ; t'y arriveras pas assez facilement. j'vois clair dans ton jeu mon salaud. Raconte moi, c'est qui que tu veux séduire avec tes talents de cuisinier ? "

même si c'était loin d'être gagné. C'était largement à sa portée ; l'ancien technicien voit le sino-américain comme quelqu'un de brillant. Il allait devenir bon en cuisine s'il le voulait. Il s'approche, et s'appuie de ses avant-bras sur le dossier d'une chaise pour écouter tranquillement la réponse de Yuan. Il est curieux d'avoir sa réponse.

Il se dit qu’il aurait mieux fait de s’abstenir. A quoi bon apprendre à cuisiner maintenant, alors qu’il a bien réussi à esquiver cette corvée, même après la fin du monde, même quand la nourriture était réellement devenue un problème. Et le pire, c’est de savoir pourquoi il a tenté de s’attaquer à ce fichu poisson. Il est à peu près sûr que Zi serait plus gênée qu’autre chose si elle l’apprenait et qu’il serait lui-même particulièrement mal à l’aise, incapable qu’il serait de justifier les raisons qui l’ont poussé à faire ça. Se remémorer un passé révolu ? Lui offrir quelque chose qui n’a plus aucun sens ?

… oui, c’est totalement ridicule.

Et il n’a même pas le temps de cacher son crime que Silas débarque. Evidemment, il s’amuse de la scène, le contraire l’aurait presque déçu. Et surpris. « C’est… gentil. » Il suppose. Même s’il se sent stupide. Il essaie quand même de garder un semblant de contenance. Au reste il a un sourire qu’il n’essaie même pas de réprimer. « Et bien, très franchement, vu le résultat, autant dire que je ne séduirais absolument personne. Tu n’es pas d’accord avec ça ? » Un bref soupir alors qu’il le suit des yeux pour le voir prendre appui sur une chaise. Il commence à bien connaitre son colocataire et il à peu près sûr que ce dernier ne se satisfera pas de cette réponse qui, au final, n’en es pas vraiment une. « Encore que, si j’arrive à attendrir quelqu’un… ou à faire pitié ? Tu crois que ça pourrait fonctionner ? »

Reposant l’éponge, il remonte les manches de sa chemise. C’est un peu tard pour éviter de les mouiller, mais il n’est plus à un échec près pour cette tentative. Mais, par principe, il le fait avec son application habituelle. Peut-être pour gagner un peu de temps. « Disons que je me suis pris d’un élan de nostalgie. Mais je me rends compte que c’est une très mauvaise idée de trop regarder le passé. » Surtout qu’au final, il ne sait toujours pas s’il a vraiment été heureux durant cette période. Ou si ce terme a encore réellement du sens, quoi qu’on en dise. « Tu m’aiderais ? A… faire quelque chose d’acceptable ? Pour un diner. » Rien d’aussi élaboré évidemment. Mais quelque chose qu’il pourrait proposer à Zi, si tant est qu’il ose de nouveau frapper à sa porte.