Je restais assis les mains croisées devant moi, en attendant que les gardes amènent l’ancien agent du FBI à la salle d’interrogatoire. Dès que celui-ci eut franchi le seuil de la porte, je leur indiquais les menottes qui sertissaient ses poignets. « Vous pouvez lui enlever, c’est inutile. » Ils s’exécutèrent sans poser de questions avant de refermer la porte derrière eux, même si je savais qu’ils restaient vigilants de l’autre côté.

Mon regard s’ancra en celui d’Elijah. « Désolé pour ça. » Je marquai un court silence. « Comment va ta tête ? » Un médecin était passé plus tôt pour vérifier qu’il ne conserverait aucune séquelle. Par chance, Elijah n’aurait qu’une vilaine bosse. « Je ne sais pas ce qu’il s’est passé là-bas, mais quelque chose ne colle pas. » J’en avais la certitude. « Et je suis certain que tu pourras m’éclairer là-dessus. » Il était le plus calme des trois, celui qui avait réservé son jugement pour plus tard. Pourtant, j’avais bien noté vers qui il s’était tourné en premier pour se confier. J’espérais ne pas avoir à entrer dans un bras de fer avec Elijah. J’étais déjà las de tous ces petits jeux. « Redis-moi ce qu’il s’est passé quand tu étais seul avec Mason. Je voudrais également savoir ce que tu as dit à Benjamin. » Je pourrais ensuite sans mal confronter les trois versions pour déterminer qui me mentait exactement.

Menotté et entouré par deux gardes, Elijah est emmené en salle d’interrogatoire, dans le silence le plus total. Il franchit à peine le seuil de la porte, lorsqu’en fin de compte, River demande à ces derniers d’enlever les menottes serrées autour de ses poignets: et s’il en est presque étonné le temps d’un instant, le milicien reste silencieux, s’installant face au trône.

Son regard croise celui du trône, lorsque ce dernier s’excuse. Ce n’est rien. Pour ça ? Quoi donc ? Pour le fait de l’avoir désarmé, arrêté publiquement et mis en garde à vue ? Mh sûrement pas. Mais cela n’a de toute façon plus d’importance désormais: et il n’exprimera de toute façon rien à voix haute, se contentant d’écouter River. De l’observer. Mieux, depuis la sortie des égouts, répond-t-il à propos de l’état de sa tête.

Le coup reçu n’a pas été assez fort, et cela lui a permis de rester conscient, mais aussi de ne pas subir de séquelles plus conséquentes. Même s’il a mis du temps à reprendre totalement ses esprits. Puis  il se met de nouveau à parler. On poursuivait Felicity, et il m’a distancé. En les cherchant je pensais qu’il l’avait déjà arrêtée, mais je l’ai retrouvé seul. Je lui ai demandé s’il s’était passé quelque chose, et il ne m’a rien répondu.

Le milicien a un instant de silence, avant de reprendre. Je suis parti la chercher, et je l’ai trouvée non loin, cachée. J’allais l’arrêter quand Mason s’est interposé. Il voulait que je fasse comme si je ne l’avais pas vue et j’ai refusé. Non, il ne protégera pas son ex collègue, vu la situation actuelle. Puis il s’est décalé, et quand je m’apprêtais à arrêter Felicity, j’ai entendu quelqu’un se rapprocher et foncer dans notre direction.

Il était déjà sur moi quand je lui ai tiré dessus, au niveau de la jambe. Et puis… Je me suis pris un coup à l’arrière de la tête. Son regard se pose de nouveau sur River. Ce n’est pas Theodore qui me l’a asséné, il était en face de moi. Derrière… il n’y avait que Mason. Il a un léger soupir. Ensuite je me suis écroulé par terre, à moitié conscient. Je n’ai sûrement pas tout entendu, mais en tout cas Mason indiquait à Felicity et Theodore que le quartier était quadrillé par les soldats. Puis il les a laissés partir.

Pendant qu’il était par terre, luttant pour rester éveillé, avec la douleur au crâne en prime. Ensuite il vous a contacté par talkie je crois. Il ne se souvient que de quelques mots, confus, mais malgré ça le mensonge de Mason était évident. Pour Benjamin, je lui ai juste dit que Mason mentait et qu’il m’avait attaqué. Qu’il avait eu raison de se méfier, même si ses soupçons n’avaient aucun fondement à ce moment-là.

J’hochai simplement la tête quand Elijah me confirma qu’il allait mieux. Parfait. Le milicien aurait sans doute les idées plus claires pour répondre à toutes mes questions. Et, contrairement aux autres, il se contenta de rester le plus neutre et factuel possible. C’en était presque déroutant, alors qu’il me livrait que Mason s’en était pris à lui pour permettre à Felicity et Theodore d’en réchapper. J’écarquillai les yeux, encaissant le choc de cette trahison.

J’attendis que le captif termine, sans mot dire. Le sang me battait avec force aux tempes. Il me fallut quelques secondes supplémentaires pour contrôler ma respiration et me ressaisir. Je ne pouvais pas m’empêcher de me demander quand ça avait probablement débuté. A quel moment Mason avait-il décidé de nous trahir ? Après que les Scarecrows l’aient brisé ou encore bien avant ? Ou peut-être seulement quand il avait croisé le regard de son ex-femme après lui avoir mis la main dessus ? Était-ce vraiment important, au fond ? « Tu es au courant que ces accusations sont graves, Elijah. » Et il devait justement peser ses mots. Sa version était trop structurée. Soit il avait eu le temps de la peaufiner en cellule en si peu de temps, soit… c’était la vérité. « Sans preuves, ce sera ta version contre la sienne. » Avait-il vraiment des raisons d’accuser Mason d’acte de rébellion ? Hormis pour couvrir ses propres manquements, peut-être…

Je me passai deux mains sur le visage, le temps de recouvrer mes esprits. Je ne savais plus vraiment qui croire dans l’immédiat. Mason aurait pu réellement s’interposer aussi frontalement au milicien pour sauver deux rebelles ? Selon lui, il avait seulement paniqué en découvrant son ex-femme dans leurs rangs. On m’avait indiqué des traces de lutte sur le site, ainsi qu’une large gerbe de sang sur le mur. Après avoir confisqué ses armes à Elijah, nous avions eu la certitude que c’était lui qui avait tiré. Il manquait une balle dans le chargeur contrairement à Benjamin et Mason. Les autres soldats présents n’étaient arrivés qu’ensuite. « Avec quoi t’a-t-il frappé ? » J’essayais de me raccrocher à des faits. Elijah avait bien tiré sur Theodore à la jambe, c’était une certitude… mais Mason n’avait pas cherché à nier ce fait. J’avais plutôt tendance à croire Elijah car jamais Theodore n’aurait pu lui échapper avec une blessure pareille, une fois l’arme à la main, s’il n’avait pas été trahi. Mais tout était encore confus. « Elijah, je dois t’avertir que si tu me mens, et que nous découvrons la vérité, tu risques d’être accusé d’acte de rébellion à sa place. » Alors c’était le moment d’être convaincant. L’amitié ne rentrait plus en ligne de compte pour moi. Je muselai avec force mes propres émotions, conscient de devoir bientôt sceller le sort de l’un ou de l’autre de mes frères d’arme.

La réaction de River ne se fait pas attendre: elle est compréhensible, évidente, alors qu’Elijah accuse leur frère d’arme de trahison. Mais cela n’est pas comparable à la situation vécue par le milicien: tout s’est enchaîné si vite, entre la découverte de la vérité et le moment où Mason l’a assommé, qu’il lui a fallu du temps pour en prendre pleinement conscience. Oui, je le sais bien. Et je ne prends pas ça à la légère, ajoute-t-il, son regard planté dans celui du trône.

Bien sûr que le cinquantenaire en a conscience: a-t-il l’air si peu sérieux, pour recevoir ce genre de rappels presque infantilisants ? Je les émets en connaissance de cause. Ces accusations. Malgré le risque d’une confrontation entre sa version et celle de Mason, s’il n’y a aucune preuve matérielle. Parce qu'il s'agit de la vérité. Rien, uniquement avec son poing. Suffisamment fort pour m’assommer, mais pas assez pour me faire totalement perdre conscience. Ce qui est sans doute la plus grande erreur de son ex collègue.

Je n’ai aucune raison de mentir. Son regard s’encre une nouvelle fois dans celui de River. Mason n’a pas simplement entravé l’arrestation de Felicity, il insistait pour que je ferme les yeux là-dessus. Que je fasse comme si je ne l’avais pas vue. Il a un soupir silencieux: si Mason n’en avait pas fait qu’à sa tête, ils ne se trouveraient pas dans une situation pareille actuellement. Et Elijah refuse de subir les conséquences de ses choix... même si cela signifie devoir le dénoncer. A-t-il le choix, de toute façon ?

Je gardais le silence, réfléchissant longuement à la question. Ce n’était pas facile de prendre les bonnes décisions quand celles-ci pouvaient condamner l’un de mes deux amis. La réaction de Mason était… compréhensible, quelque part. Je me raccrochais aux faits que le milicien est vrillé en découvrant son ex-femme dans la rébellion. « Ca expliquerait pourquoi, même à trois, et en dégainant ton arme pour tirer dans la jambe de Theodore, vous n’êtes pas arrivés à les arrêter… » Benjamin était trop loin pour intervenir. Quant à Elijah ? Je ne pouvais pas croire qu’il se soit fait maîtriser si facilement par un homme qu’il venait de blesser par balles, ça ne collerait pas. Je n’imaginais pas non plus Felicity avoir la force suffisante pour assommer un homme de sa carrure avec seulement ses poings pour arme.

« Penses-tu que Mason a simplement déconné ou qu’il fasse également partie de la rébellion ? » C’était la vraie question que je me posais. « Il faudra que j’ouvre une enquête, dans tous les cas… et les captifs du Parlour trancheront la question. » Je relevai le regard vers lui. « Vu que tu es directement impliqué, tu ne pourras pas participer à cette enquête, même si ton témoignage est précieux. » Je soufflai doucement : « Tu vas pouvoir rentrer chez toi, Elijah. Je ne te retiendrais pas ici. Je ne vois rien à redire à ta version des faits et tu n’as omis aucun détail. » A première vue. « Tu seras rappelé si nous avons d’autres questions à te poser. »

Il restait juste un point d’ombre au tableau : « Pourquoi Mason pensait qu’il arriverait à te faire rallier sa cause ? » Il n’aurait clairement pas tenté de jouer à ce jeu-là avec moi. « A cause d’Hoani ? »

Je pense qu’il en fait aussi partie, répond-t-il, sans hésitation. Tout ne peut pas être justifié par une perte de sang-froid. Même si d’un côté, Elijah peut comprendre ce genre de réactions: après tout, qu’aurait-il fait si Hoani avait été à la place de Felicity… ? Enfin, non. Cela n’excuse pas le coup asséné à l’arrière de son crâne, ni les indications données ensuite.

Puis le milicien a un hochement de tête silencieux. Évidemment qu’il ne peut pas participer à cette enquête, en étant impliqué dedans: de toute manière, son attention se porte plutôt sur le reste des propos de River, quand ce dernier affirme qu’il ne sera pas retenu ici. Qu’il pourra rentrer chez lui, et ainsi, retrouver ses filles. Bien sûr, répond-t-il ensuite, concernant le fait d’être rappelé pour d’autres questions.

Elijah a néanmoins un temps de silence, aux dernières questions du trône, lorsque ce dernier mentionne sa partenaire. Avant de soupirer. Oui, à cause d’Hoani. Et de ce qu’elle a fait.

Une certaine forme de contrariété prenait peu à peu le dessus, alors qu’Elijah confirmait mes doutes. J’aurais préféré qu’il me prétende le contraire, que Mason avait simplement réagi sur le vif en sachant son ex-femme en danger… mais les soupçons de Benjamin plus tôt me revenaient également en mémoire. Et si tout ce que Mason avait fait jusqu’à maintenant n’était pas simplement de l’incompétence crasse… mais des actes de rébellion dissimulés ? Le sentiment de trahison qui naissait en moi était puissant. Heureusement pour Elijah, il n’était pas la cible de ma colère. « Je te remercie pour ton honnêteté. » Si je ne devais en sauver qu’un seul, ce serait sûrement lui. Malgré son attachement à Hoani, il faisait la part des choses pour protéger sa famille. C’était tout à son honneur.

Je ne lui fis pas l’affront de lui demander s’il savait qu’Hoani et Mason se côtoyaient dans le cadre de la rébellion. C’était inutile : Elijah me mentirait ouvertement parce qu’il aurait tout à perdre à me communiquer cette information. Et une part de moi ne préférait pas savoir. Je me relevai pour lui ouvrir la porte, l’invitant à sortir. Sur le seuil, je l’arrêtai pourtant pour lui glisser à voix basse : « Fais très attention à toi et évite de te faire remarquer. » Je m’inquiétais pour lui, même si ces paroles pouvaient sonner comme des menaces. Je finis d’une voix plus lasse : « Rentre chez toi, va serrer ta fille dans tes bras. » Je ne risquais pas de pouvoir encore le faire. De nombreux autres interrogatoires m’attendaient pour démêler cette situation épineuse…