J'pensais pas me retrouver avec deux moniteurs pour s'occuper d'mon cas. A croire qu'il est assez désespéré pour mériter une attention toute particulière. On a chapardé une voiture du camp pour l'aprèm, histoire de m'faire intégrer les bases de la conduite. Pour sûr que c'est combler une grosse tare qui s'est déjà révélée handicapante pendant la dernière opération... J'passe les premiers instants aux côtés de Lisandro, à caler à répétition au rythme des instructions en espagnol. Ça m'rappelle étrangement mon paternel, qui avait arrêté les frais après une heure seulement, trop impatient et n'faisant rien pour dissimuler sa déception. C'était qu'un prétexte de plus pour m'rabaisser au rang de fils incapable. Ce vieil ingrat. Lis' s'montre plus tolérant, de bonne volonté. C'serait presque un moment agréable, un p'tit break après le calvaire des dernières semaines.

On trace un tour relativement rapide du lycée, secoués par les nids de poule que j'sais pas encore bien éviter et les virages trop bruts. J'suis fermement accroché au volant, trop sans doute ; les pieds s'emmêlent dès qu'il faut changer quoi qu'ce soit, et j'ai bien du mal à m'concentrer sur tout à la fois. Bien heureusement, on n'croise pas de monstres errants, seulement quelques silhouettes lointaines et lentes ; on repasse finalement le grand portail donnant sur la cour aménagée en parking. Je serre le frein à main, souffle un coup. Le chilien laisse sa place à Roza.

La leçon commence à peine, mais j'me sens déjà débordé, autant par le charabia roulé qu'elle débite que par le changement de langues qui suffit à m'renverser l'cerveau. "Ouais, ouais, ouais, attends, attends !" C'est trop d'informations en même temps, p'tain. Première fois qu'dois m'initier à une putain d'boîte manuelle. L'embrayage grince violemment quand j'change trop vite de vitesse, passe la seconde alors qu'on fait simplement l'tour du parking du lycée. J'm'embrouille entre mes deux mains et mes deux pieds, accélère trop, nous écrase vers l'arrière, freine, nous fait caler net en r'partant vers l'avant. "L'autre caisse était putain d'plus simple, Roza !" L'automatique qu'elle m'aura laissé conduire cinq minutes en opération ; je hausse le ton, m'énerve tout seul de n'pas arriver à faire c'que j'veux de ce tas de ferraille comme n'importe quel autre type du camp. C't'un peu une honte, de n'pas avoir son permis, d's'être toujours contenté d'prendre le bus dans ma petite vie. J'avais pas anticipé qu'les chauffeurs se changeraient en monstres et que j'pourrais tirer un trait sur mes tickets cher payés. J'repasse la première, tourne la clé pour redémarrer l'moteur. Un bref coup d'oeil vers l'entrée, et Lisandro qui nous mate en se fendant la poire. Ça m'suffit à deviner à quel point cette scène doit être d'un ridicule profond. "Cabrón." J'siffle l'insulte dans un sourire bon enfant, secoue la tête. "Bon, et maintenant ?"

Quel enfer, la voiture avance, pille brutalement et s'arrête nette. La russe grognait à l'arrière de la voiture, bien posée au fond de son siège. Elle avait fait le pari avec le chilien qu'elle serait un meilleur instructeur pour le mexicain et c'était pas aussi simple qu'elle le pensait. Elle ne comprenait strictement rien face aux instructions en espagnol qui fusaient dans la voiture. Dans tout les cas, elle était persuadée qu'elle ferait mieux alors quand le Chilien délaissait enfin sa place elle sauta à l'emplacement du mort pour entamer son circuit d'explication.

Et le résultat ne s'arrangeait vraiment pas, Eli était toujours aussi mauvais dans ses démarches et se précipitait à tout va, c'était même pire que précédemment. Levant les yeux au plafond du véhicule, elle s'alluma une cigarette pour se contenir et pinça l'arrête de son nez du bout des doigts, méditant vers une approche plus instinctive.

"Évidement, c'était une boîte automatique, mais c'est pas un luxe qu'on crrroise tous les jourrs dehorrs ça. Tu dois aussi maîtrriser ça, ça te sauverrra la vie et sans doute la mienne aussi alorrs on y va, on se concentrre."

Dit elle avec un semblant de sourire avant d'aspirer longuement sur sa tige de nicotine. Elle manqua de s'étouffer quand les manœuvres catastrophiques reprirent de plus belles, décidément, ils ne pouvaient pas continuer comme ça, elle devait agir et vite.

"Bon... maintenant, tu vas me trrraiter cette caisse comme si il s'agissait d'une jolie donzelle. Tout en douceurrr, à l'écoute et sans prrécipitations de puceau. On rrreprend depuis le début. Tu vas tendrrre l'oreille et écouter ton moteurrr, à côté de ça, tu vas lever prrrogressivement le pied de ton embrrrayage, tout doucement et jouer sur l'accélérateur avec l'autrre, dans le sens contrrairre. Prrends ton temps."

La voiture ronronna et ils avançaient enfin convenablement, lentement, mais sûrement et c'était ce qu'elle voulait. Passant son coude contre le rebord de la fenêtre ouverte, elle y bascula sa menotte tatouée pour gratifier Lisandro d'un petit doigt d'honneur taquin.

"Voilà... Tout doucement... fais pas attention à lui, concentrrre toi sur la donzelle." Souligna t-elle en venant tapoter la carrosserie du plat de la main."Maintenant tu passes la deuxième sans lâcher ton embrrrayage pour l'instant. Tu lèverrras le pied une fois la vitesse passée et avec la même finesse et lenteurrr, sans oublier ton accélérrrateur, même manipulation, quoi."

Et la voiture avait cessé de prendre le rôle d'un chariot de parc d'attraction, ils roulaient enfin sans embuche et avec un peu de vitesse. C'était parfait, tellement que la russe se sentit pousser des ailes bien vite et désigna la moto de Alex garée juste devant eux de l'index. Si il se foirait et osait cogner ou abimer le deux roues de la femme, il découvrirait bien vite l'aspect fatal de la dame qu'était Alex. Mettre sa vie en jeu, c'était un super challenge pour se surpasser, se concentrer et faire les choses bien.

Top ! Tu vois la moto de Alex là ? Garrre toi juuuuste à côté, comme un grrrand, ça va clouer le bec du chileno ça ! Rrretour en premièrrre, rrrétrograde, même prrrincipe pour le changement de vitesse, tu y vas tout en douceurrr. Respirre aussi, hein et pense aussi à ton embrrrayage pour frrreiner, rrrelâche pas la pédale quand tu commences."

A quel moment le karma avait-il décidé de lui en vouloir autant ?
Entre la grippe, la gifle qu'elle avait asséné à cette abrutie de Kaycee et la fugue de cette consanguine dans la nature, elle se demandait bien à quel moment elle allait pouvoir reprendre un train de vie normal pour un monde apocalyptique; Pourtant, la matinée s'était plutôt bien passée, alors qu'elle avait sorti Voron pour perfectionner son éducation désormais quasi terminée, avait même pris le temps de manger avec Cheyenne et Norman, avant de finalement profiter de l'heure qu'il lui restait avant de partir en ravitaillement avec Aaron pour bichonner ce petit bijou de technologie qu'était sa moto. Et vu comme les dernières sorties s'étaient passée, le véhicule avait bien besoin d'un décrassage avant de pouvoir reprendre la route en toute sécurité.
Pourtant, elle aurait dû se douter que quelque chose n'allait pas en observant de loin cette foutue caisse un peu trop près de son joujou, alors que Lisandro observait la scène avec un air complètement crispé. Ce fût presque au ralenti qu'elle vit le deux roue tomber lamentablemet au sol alors qu'elle ouvrait grand les yeux, se demandant si c'était une mauvaise blague...

Cariña.

Elle avait royalement ignoré l'hispanique alors que ses yeux étaient restés fixés sur son bébé étalé à même le sol, tel un cadavre. Tout ça, parce qu'une bande de tocard avait dû trouver rigolo de s'occuper en apprenant à conduire à côté de SA moto, qu'elle s'acharnait à entretenir à la perfection chaque foutu jour que dieu faisait sur cette terre décomposée.
Putain.

Alors, le sourire charmant de Lisandro allait rapidement se retirer, si il ne voulait pas qu'elle s'en prenne à lui aussi. Lâchant la caisse à outil qu'elle avait dans les mains en reconnaissant le regard de Roza et Eli dans la voiture, elle s'était contenté de lâcher un vague Sale petit connard... en dépassant Lisandro qui avait certainement tenté de la retenir, alors qu'elle se dirigeait vers la voiture avec cet air affreusement calme qu'elle affichait toute circonstance, et qui pourtant ne représentait que le calme avant l'orage nucléaire qu'elle allait déclencher sur la tête de Delgado d'ici quelques secondes.
Rien à foutre de l'air charmant du croque mort, ou du regard gêné de Roza. Pas son problème ces conneries, mais bel et bien le fait que ce petit con d'Eli ait encore les mains sur le volant.
Pas étonnant que ce gars soit célibataire si il baise comme il conduit... lâcha t-elle entre ses dents serrées alors que son sang commençait lentement à bouillir dans ses veines et qu'elle se retenait de ne pas attraper le petit brun par les cheveux pour lui éclater la tête sur le pare brise de la voiture jusqu'à ce qu'il ait compris à quel point il était important de ne plus s'approcher de sa moto à moins de 500 mètres de distance.

J'vais le tuer. lâcha t-elle avec son air affreusement calme alors que Lisandro continuait de lui faire face certainement pour l'empêcher de commettre un homicide volontaire sur un coup de sang.

"T'es sérieuse...?" J'marmonne, quand Roza m'conseille de traiter la caisse comme une nana. Ça n'adoucit en rien le contact du cuir craquelé du volant, qui ferait davantage penser à une femme trop mûre qu'à une jeune fille à dépuceler. J'déglutis, suis les instructions de la russe en tendant l'oreille vers les vibrations régulières du moteur. On avance doucement ; j'retrouve le coup de main - de pied - et accélère progressivement. J'capte à peine le geste qu'elle envoie au chillien, bien trop concentré sur ce qu'il se passe droit d'vant moi, et le manège de coordination que mes neurones impriment peu à peu dans leur mémoire.  "C'quand même mal foutu, c'bordel." Mais comme m'disait mon père, "n'importe quel abruti peut réussir à conduire : même toi, mon fils."

Toujours assez crispé sur le volant, j'ai tout d'même le coeur qui bat de fierté d'réussir à avancer correctement. D'pas nous avoir encore planté. Puis voilà l'épreuve finale qu'elle me déroule innocemment. M'garer, là, près de la moto de l'autre grognasse. "Ouaiiiis, ouais. Sans problème, m'dame." J'hausse les sourcils et tourne le volant pour m'approcher de la place. J'prends position, passe la marche arrière et suis mon chemin dans le rétroviseur. Embrayer. Presser très légèrement sur l'accélérateur pour redonner un peu de jus. Avancer doucemeeeent... Tout doucement, sans doute moins vite qu'un vieux se traînant sur son déambulateur. J'm'arrête. Très bien. Sans accrocs.

Et j'relâche l’embrayage, cale, la voiture r'bondit vers l'arrière, et l'temps de serrer l'frein à main en catastrophe, la moto s'fracasse au sol, poussée par le pare-choc.

"... Oh, damn." J'pose le front sur le volant, soupire longuement. Alex va m'chier un cake si elle apprend qu'j'ai rayé son précieux p'tit bébé. J'me redresse, tourne le menton vers la vitre pour voir la concernée débarquer comme un  putain d'signe du destin. J'crois que l'univers a décidé de s'amuser en précipitant ma mort. "'Chier." J'retourne un regard accusateur à Roza, peste en m'tordant les lèvres qui brûlent de rejeter la faute sur elle. C'était sa putain d'idée. Mais j'vais pas pouvoir me résoudre à la balancer. Bordel. J'coupe le contact, m'extirpe de ma place, claque la portière derrière moi pour v'nir faire face à la brune qui s'excite comme un chien enragé ; tous crocs dehors, et à peine retenue par Lisandro. Si seulement tout l'monde pouvait arrêter d'sous-entendre que j'suis encore puceau, on s'en porterait pas plus mal.

"Heyyyy Lex ! Comment qu'tu vas ?" Dans un large sourire, j'pose les poings sur les hanches et m'tourne vers le deux-roues renversé. J'fais une légère grimace, puis hausse les épaules. "C'sûrement qu'une p'tite éraflure. Lisandro va s'faire un plaisir de t'aider à la relever. Hein, Lis ?" J'croise les bras, avise un signe du menton au croque-mort. J'sais bien qu'elle ne m'laisserait pas poser le p'tit doigt sur son bijou. J'reviens sur la brune énervée et poursuis, "C'pas la peine de partir au quart de tour, t'sais. A force, tu vas t'choper un ulcère." J'tourne la tête, faussement soucieux. Elle sait bien à quel point j'aime l'emmerder. Et ça aurait pu être innocent. Seulement, on a laissé cette tension à la con s'envenimer.

La russe commençait à baisser son attention, le mexicain roulait tellement lentement qu'il n'avait que peu de chance de laisser place à un drame. Alors, elle se délecta de son regard en coin vers un fessier féminin qui déambulait au loin. Sur son petit nuage, elle étira un léger sourire béat, de dos on aurait dit Cheyenne et son super fessier. Occupée à sa contemplation où se liait l'imaginaire et le désir, elle posa son coude contre le rebord de la fenêtre et glissa son menton dans la paume de sa main, manquant de donner des instructions au jeune conducteur. Une erreur qu'elle allait bien vite regretter, la voiture fit un bon au lieu de s'arrêter et la moto chuta tranquillement au ralenti pour s'en retrouver contre le sol. Le pire restait encore à venir, Alex se dirigeait déjà vers la voiture, prête à laisser exploser sa rage sur le mexicain "Chyorrrt*..." Doucement l'encrée coula ses iris bleutés en se pinçant la lèvre vers le condamné à mort, et en croisant son regard accusateur elle tendit ses lèvres en un sourire gêné. Ne sachant trop que dire, elle le gratifia d'une petite tape sur l'épaule et murmura à son attention "Fais chier, je commençais tout juste à te kiffer..." et elle suivit le mouvement pour s'extirper de la voiture afin d'affronter la colère de la bête, pas bien confiance la slave.

Le Chilien était là, à la rescousse, à trois ils devraient réussir à faire descendre la tension. Que nenni ! C'était sans compter le comportement de Eli qui répondit avec une belle maladresse, de quoi écarquiller les yeux de la tatoueuse et la rendre pâle en quelques secondes. Il tenait donc vraiment à mourir si jeune ? Ou alors il ne savait simplement pas comment parler à Alex ? Dans tous cas c'était mauvais, très mauvais et elle n'avait maintenant plus d'autre choix que d'intervenir en vitesse pour rattraper le coup. La culpabilité la poussait déjà en ce sens, elle se racla la gorge et posa sa main sur l'épaule du jeune qu'elle tira tout en douceur vers elle pour finalement se placer devant lui et faire face à la victime dont la rage à venir ne faisait maintenant plus aucun doute.

Tournant à peine la tête vers lui elle souffla entre ses dents à demi serré d'un sourire plein d'embarras : "Courrs.. courrs pour ta vie, vite." Reniflant, elle vint ensuite frotter le dessous de son nez avec son index d'un geste qui manquait grandement de grâce féminine, un autre signe de malaise que voilà. Mine de rien, c'était difficile d'assumer sa connerie dans ses conditions, elle n'avait jamais vu Alex énervée de la sorte et elle n'était pas sans ignorer que ses yeux de cocker battu n'y changerai foutrement rien avec elle. Une dernière bouffée sur sa tige de nicotine et elle l'envoya voler d'une pichenette au loin, bien à l'écart de la moto renversée.

"Lex... C'est ma faute, y avait un beau fessier, là bas, au loin et du coup... j'ai pas fait attention... m'puis c'est moi qui lui ai demandé de se garrrer juste à côté de ta moto... M'alorrrs.. bah.. c'est moi qu'il faut tuer.. m'pas lui.. excuse moi. " Puis, elle claqua ses paumes devant elle et désigna les deux roues d'un signe du menton. Détourner la conversation lui semblait être une bonne stratégie, encore fallait-il que les dégâts soient moindres. "Le mal est fait, dans tous les cas... Et si on allait s'occuper de la redrrresser ?" La tatouée posait certes la question mais n'osait pas vraiment bouger d'un pouce, de peur que le maître chien vienne exercer sa vendetta dans son dos. C'était tendu tout ça, très tendu, trop tendu !

*Chyort : Merde, Bordel