Plus il parlait, plus son discours se reconstruisait. C’était comme s’il avait longtemps perdu l’habitude de discuter mais que maintenant, le contact avec la quadragénaire lui permettait de remettre ses idées en places. April avait récupéré sa main, mal à l’aise avec la sensation de ses doigts sur ceux d’un inconnu, puis s’assit doucement face à lui, en tailleur. Cet homme n’apparaissait plus si dangereux… il était perdu mais en même temps, il avait une vision très éclairée de sa propre condition. Si l’humain avait droit aux erreurs ? Il paraissait… elle hocha la tête, une boule dans la gorge l’empêchant de parler. A ses yeux, elle en avait fait trop. Beaucoup trop.

Tandis que Marvin lui faisait part de sa compassion, son regard se posa sur la dénommée « Lucy ». Etrange. Presque fantasmagorique dans la pénombre. La blonde ne la jugerait pas en disant qu’elle était laide ou effrayante, ce n’était pas la question. Cette poupée était un symbole : celui d’un homme qui avait été seul pendant une éternité. L’esprit humain était capable de se fabriquer de tels refuges quand il ne supportait plus la réalité, c’en était terrifiant. Pourtant, il disait ne plus en avoir besoin. Aussi subitement ? Difficile à dire si ce n’était qu’un éclat de lucidité ou s’il revenait vraiment des antres de la démence.

- Je…

L’inconnu l’avait prise par surprise. Si elle avait des enfants ? Elle en avait, oui, même s’il n’était plus là. Sur le coup pourtant, la quarantenaire fut incapable de se confier et fort heureusement : son interlocuteur poursuivit ses explications. Son histoire. Beaucoup trop familière désormais. Terminée dans le sang, comme tant d’autres, comme la sienne très certainement. A la fin, il ne restait plus que le chant des flammes mourantes dans un des bidons rouillés. Les halos orangés s’estompaient légèrement avec les minutes qui défilaient, la chaleur relative s’évanouissait avec eux. April avait eu une moue navrée mais cherchait encore ses mots. Ce fut finalement Marvin qui la mit sur les rails.

- Quelques jours, consentit-elle à avouer, je fais parti d’un… groupe, mais j’ai eu besoin de…

De quoi exactement ? Ses yeux bleus se perdirent dans le vide. N’était-ce pas paradoxal ? Un homme qui avait perdu jusqu’à sa raison dans la solitude et une femme qui laissait dangereusement derrière la famille qu’elle avait trouvé. Ça la rendait triste de penser à la maison de retraite, mais elle pensait aussi à Roxanne et à toutes les autres personnes pour lesquelles elle pourrait signifier quelque chose. Peut-être lui. Rowen lui soufflerait volontiers que c’était la Volonté de la Déesse qu’ils se soient rencontrés, alors qu’à l’époque, elle aurait jeté sur l’inconnu un regard glacial avant de se détourner. Brièvement, elle enfouit son visage dans ses paumes. Ça n’avait pas de sens.

- J’avais deux enfants, répondit-elle finalement en écho à une question passée, Bruce et Antwan… je les ai perdus au début de… tout ça, elle s’éclaircit la gorge, cet air infiniment triste sur le visage, puis reporta son attention sur le barbu, je suis désolée pour vous. Ne pas savoir ce qu’ils sont devenus, ça doit être encore pire…, elle en savait quelque chose : l’illustrateur était comme son fils et ça la tuait de ne pas savoir s’il vivait encore, vous voulez me parler d’eux ?

Entre parents brisés, de quoi pouvaient-ils parler d’autre ? De leurs malheurs respectifs ? De la fatalité cruelle de la survie ? Des dangers qui rôdaient encore ? Plus elle lui parlait, plus April avait la sensation que Marvin était plus qu’un solitaire malodorant et sauvage. Elle n’arrivait pas encore à lui sourire – ce n’était pas un exercice qu’elle pratiquait très souvent – mais au moins, elle lui prêtait ses yeux saturés de peine, dans lesquels se reflétaient tous les fantômes qu’elle n’avait pu sauver.

- Ou je peux vous laisser si vous préférez.

Elle était restée. Lui aussi avait deux enfants. Deux filles. Sofia et Anna. Le miroir était si troublant que la quadragénaire crut son interlocuteur instinctivement, sans même imaginer qu’il puisse ne pas être de bonne foi. Un élan de sympathie pour cet homme la poussa à baisser pudiquement les yeux, une fois de plus. Il n’y avait pas pire douleur que celle des parents qui survivaient à leurs enfants. Pourtant, April avait souffert en deux ans, mais même les plus atroces déchirures de sa chair n’avaient rien de comparable avec la perte de sa famille.

Elle ne dit rien, releva simplement ses yeux bleus pour observer Marvin, les froncer légèrement alors que ses mots s’étiolaient et qu’il changeait de sujet. Celui de ses rêves. Machinalement, la blonde pointa également le nez vers le ciel. Terre à terre comme elle l’était, il lui était inconcevable que le récit de son aîné ne corresponde à autre chose qu’un songe. Peut-être Rowen aurait trouvé toute une signification symbolique à cette histoire, c’était même certain. Elle… elle ne pensait même pas à de potentiels astronautes en orbite au début de l’épidémie.

- Ça m’est déjà arrivé, confia-t-elle doucement, mais ce n’était… souvent que parce que je revisitais des souvenirs.

Les fameuses terreurs nocturnes dont elle avait parlé. Ces cauchemars, où s’entremêlaient les plus horribles bribes de son passé. Ils étaient tous plus vrais que nature, jusqu’à sentir l’atmosphère glacé geler sa peau et le goût du sang s’incruster sur sa langue. April aussi fut ailleurs quelques instants. Secouée d’un frisson, son regard se perdit dans le néant du sol sombre alors que le barbu fixait le ciel invisible. Quant il lui accorda de nouveau son attention, la quarantenaire lui rendit son sourire, ébauchant son expression par mimétisme.

- Peut-être qu’un jour, vous comprendrez ce rêve, souffla-t-elle pour le rassurer, je ne… pense pas pouvoir être d’une grande aide pour ça, avoua-t-elle en passant une main dans ses cheveux.

Elle ne croyait qu’au réel, purement et simplement. Toutefois, la confusion permanente de Marvin mettait en exergue le fait qu’il ne semblait pas aller très bien. Certes, son langage se stabilisait, il devait avoir une vie plus que correcte avant l’épidémie. Son vocabulaire et les vocations de ses filles n’étaient pas signe d’une basse classe sociale – ainsi était fait les Etats-Unis. Pourtant, l’ancienne communicante peinait à vraiment le cerner. Elle ne saurait pas le résumer, sinon en disant qu’il était énigmatique, troublé, potentiellement dangereux et trompait la solitude avec une poupée. Il avait dit lui-même avoir oublié son passé et se rappelait de certains éléments au fur et à mesure. Comme un puzzle dont il semblait avoir perdu les pièces.

- Est-ce que… vous vous souvenez autre chose ? Demanda April en penchant légèrement la tête sur le côté, à propos de vous ou… de là où vous voudriez aller.

Elle n’en avait pas la moindre idée au final. Que cherchait-il ? Etait-il réduit à cette errance interminable ? Ce n’était pas un destin pour un être humain… elle n’arrivait pas à ce dire qu’elle le laisserait comme ça. Complètement égaré.