À Fort Ward, je devais bien admettre une chose, il y avait peu de monde qui m'appréciai. Les chefs me considéraient à peine car ils savaient que les anciens Marines du camp ne reconnaissaient véritablement que moi comme leur commandante ou parce que j'avais un avis bien tranché sur beaucoup de choses, la position d'Ela à mon sujet ayant grandement évoluée depuis que nous étions rentrés de l'American District ; certains parmi les militaires appréciaient travailler avec moi mais je ne m'étais fait de personne un ami. Tout au plus, Donovan ressemblait plus à un coéquipier un peu plus chevronné que moi et Stanley un collègue avec qui je pouvais partager un verre à un moment mais c'était tout. J'aimais bien Tanaka et Gladstone mais il y avait un lien hiérarchique entre eux et moi et bien que Gladstone pouvait de temps en temps me critiquer -en privé- l'on s'appréciait mais pas au point d'être des amis, notre lien des Marines était encore trop présent. Hannah était une exception, c'était mon amante et nous n'étions pas du même corps d'armée. Les autres civils n'étaient au final que peu proches de moi mais il y en avait une qui était comme une exception pour moi, je pensais à quelqu'un de particulier et non des moindres : Joy Blackmore. Et à notre premier véritable contact.



J'avais déjà aperçu de temps en temps Joy dans le camp, souvent accompagné d'un mioche, qu'elle avait soi-disant récupéré dans un bunker. Ma foi, je n'avais jamais vraiment vérifié et à part une ou deux salutations ici et là dans l'enceinte du camp, voilà où se limitait nos contacts. Jusqu'à un jour d'entrainement en pleine semaine. Ce jour-là, il faisait froid, la température était plutôt basse, nous étions peut-être même en dessous des 10°C si seulement j'avais un thermomètre à portée, je m'étais habillée plutôt chaudement, vêtue de mon uniforme vert kaki, casquette des Marines sur la tête et keffieh de la même couleur que mon uniforme rembourré autour du cou. Cependant, je n'étais pas armée. Conformément à la répartition des ordres d'entrainement, Stan s'occupait de mettre les civils au niveau d'une milice armée. Personne parmi eux n'aurait un jour le niveau militaire mais il était dans l'idée des chefs militaires de faire d'eux une force d'appui aux éléments professionnels que nous étions moi, mes Marines ou encore les anciens membres de la SMP et Stan s'occupait de leur faire garder ici la forme.

Ma tâche à moi était d'entrainer les militaires et de les garder opérationnels à tout moment, en cela j'étais aidée par Gladstone. Le plus ancien de nos Marines s'occupait de superviser les entrainements et donnait souvent de sa personne, fidèle à la tradition des Marines du Private jusqu'au général de rester en forme et de savoir manier un fusil. Je m'entrainais à mon tour et je faisais souvent travailler les soldats, les miens en tout premier. Ce jour-là je me rappelle, j'étais non loin de Fort Ward mais dans l'enceinte du camp, le site du Nute's Pond Park avait été choisi pour les entrainements au corps-à-corps. Compte tenu des roulements des hommes en service et de leur disponibilité, nous étions une quatorzaine à nous entraîner sous ma supervision personnelle, Gladstone étant du côté de l'intendance et du matériel pour faire l'inventaire en compagnie d'autres membres de la SMP exemptés d'entrainement ou de garde. Nous venions de faire plusieurs kilomètres de course à travers le camp de Bainbridge Island et l'arrêt dans ce parc était l'occasion de travailler le combat au corps-à-corps. Nous avions commencé des mouvements de base à mains nues et je devais admette que certains n'étaient pas très dégourdis. L'entrainement était donc bienvenue pour se mettre à niveau. Je n'hésitai pas à reprendre un binôme ou pousser une gueulante pour pousser les hommes à se battre.

PLUS RAPIDE LA DROITE, LÀ-BAS ! LE ZACK AURA L'TEMPS DE T'BOUFFER L'BRAS AVANT QUE TU LUI COGNES LA GUEULE !

Le talkie à ma ceinture grésilla et une voix masculine résonna au milieu de quelques parasites pour m'annoncer une arrivée. Je demandai à ce que l'on me répète l'information et l'homme à l'autre talkie me confirma que nous allions avoir une nouvelle pensionnaire pour la séance d'aujourd'hui.

Pas manqué, la dite nouvelle arrivante se pointa peu après en compagnie du petit garçon qui la suivait partout comme son petit chien. Elle envoya l'enfant s'installer à un des bancs sous les arbres non loin de nous, je supposai que c'était une manière pour elle de garder le garçonnet dans son champ de vision. Ce dernier, emmitouflé dans plusieurs couches de vêtements pour se protéger du froid s'installa au banc à l'abri du vent. Puis ce fut le tour à la femme qui servait peut-être de sœur ou de mère de substitution au petit de s'illustrer et le moins que l'on puisse dire pour ponctuer son arrivée icelieu, c'est que le pire n'est jamais décevant.

Elle était plus grande que je ne l'imaginai, elle faisait à quelques millimètres près, la même taille que moi à vue d'œil mais contrairement à moi qui avait suivi un entrainement militaire, cette femme était moins bien bâtie et me semblait plus frêle. Néanmoins à l'écouter, je sentis une certaine violence intérieure. Visiblement l'entraînement dispensé par Stan ne lui suffisait pas. Je restai convaincue qu'une seule séance de type militaire comme je le dispensai ici n'était peut-être pas le plus indiqué pour elle. Le petit air dédaigneux qu'elle arborait était quelque chose que j'avais déjà vu sur des recrues, une expression qui disparaissait rapidement passé les premiers coups. Son commentaire sur la virilité de Donovan m'aurait faite sourire dans un autre contexte mais je n'aimais déjà pas être dérangée pendant ma séance d'entrainement et encore moins par une morveuse vindicative. À peine eut-elle achevé sa dernière syllabe que je la coupai aussi bien pour trancher avec la relative autorité de Stan à ses séances que pour montrer qui donnait les ordres par ici.

C't'entrainement est sous discipline militaire Joy, donc fermez-la. Vous n'l'ouvrirez que si j'vous y autorise pas avant, même pour dire qu'vous avez mal. C'est moi qui décidera si j'vous garde avec nous ou si j'vous fous dehors parce que vous êtes pas foutue d'vous tenir. On s'vouvoie, j'vous connais pas et on a rien gardé ensemble. Restez là et taisez-vous. CONTINUEZ DE VOUS BATTRE VOUS AUTRES ! REVOYEZ LE JAB DU DROIT !

Nos visages étaient à plusieurs centimètres l'un de l'autre, c'était déjà un test pour voir si elle était capable d'encaisser une réprimande d'un instructeur. Au Depot de San Diego, c'était déjà un bon moyen de voir qui était apte d'encaisser un entrainement militaire et il n'était pas rare que certains volontaires soient recalés car trop fragiles psychologiquement. Mon ordre avait fusé et faisant quelques pas en m'éloignant de Joy, je communiquai dans le talkie à ma ceinture pour confirmer que la nouvelle arrivante était bien déjà avec nous. Puis je remisai le talkie et je fis signe à Joy de me rejoindre. Nous étions légèrement éloignés du binôme le plus proche mais je restai dans le champ de vision des soldats. La séance particulière de Joy put débuter.

Vous vous entraînerez avec moi pour le moment. J'veux savoir c'qui fait que Stan vous renvoie vers nous. Attention à vos coups, Joy, le but est de s'entraîner, pas d'se faire mal. Vous savez cogner alors ? Montrez-moi ça, attaquez-moi.

Je levai les mains en position de garde, les paumes ouvertes et prête à parer voire à contre-attaquer si je voyais une faille se présenter. Je ne savais pas trop ce que Joy avait en tête au moment de commencer mais je la poussai en arrière pour la provoquer un peu et surtout pour anticiper le fait qu'elle puisse se remettre à parler. Lorsqu'elle attaqua, je fis un pas de côté pour l'éviter et je la poussai un peu plus fort pour la faire tomber. Exactement comme je le pensai, elle se battait n'importe comment. Pas de garde, des mouvements inutiles et désordonnés, le regard pas concentré, l'esprit aveuglé par la colère étrange... Pour moi, c'en était presque du pain béni. Elle se remit encore à m'attaquer et je refis un autre pas de côté avant d'envoyer un poing dans son ventre en retenant mon coup. Comme je le disais, il ne fallait pas faire mal, c'était l'entrainement. Mais si Joy continuait ainsi, ça allait devenir plus violent.

Bavarde et téméraire Joy, un peu trop même. Provocatrice aussi, le genre de combattante qui devait compenser son manque de compétences en combat par une grande gueule. Peut-être que dans la rue cela marchait mais pour quelqu'un qui a subi un entrainement comme moi, c'en devenait presque ridicule. Joy n'avait d'ailleurs toujours pas compris le but de l'exercice mais j'allais me faire un plaisir de le lui rappeler. J'avais encore moins de leçons de vie à recevoir de cette jeune femme, elle ne savait pas. Pendant qu'elle continuait de bavarder toute seule, je ne fis aucunement attention à ses mots mais je la regardai de la tête aux pieds. Elle était mignonne c'est vrai mais elle ressemblait beaucoup aux recrues auxquelles j'avais déjà eue affaire par le passé. J'essayai de visualiser ce que cette Joy aurait pu donner si elle avait subi un entrainement adéquat. La carrure aurait été différente, moins fine, la hargne en elle aurait été contrôlée et maîtrisée pour être dirigée efficacement vers l'ennemi. Bien formée et disciplinée, Joy aurait fait un très bon élément. Malgré le fait que l'entrainement militaire ne soit destiné qu'à nous autres, je pouvais aider Joy à devenir une meilleure combattante. Cela passait par le fait de lui infliger une correction. Mais tout en limitant la casse, bien entendu.

Joy se mit à essayer d'imiter ma posture, c'était déjà un bon point car elle était complètement dépourvue de garde. La charge de la jeune femme me donna une idée et dans sa charge, Joy se prépara à me frapper mais j'y décelai comme une feinte de frappe et je me baissai au dernier moment tout en traînant la jambe pour lui faire un croche-pied. Emportée par son élan, Joy tomba à terre et je me relevai pour immédiatement la prendre par le bras, sans trop lui laisser le temps de reprendre ses esprits. Je repris mon attitude de sergente instructrice, il fallait secouer un coup Joy mais sans pour autant seulement la réveiller. Dans ma démarche, je voulais capter l'attention de Joy car j'allais commencer à lui donner ses premières consignes. Elle devait de toute manière le comprendre car sinon je ne pouvais rien pour elle et je l'aurais à coup sûr expédiée à grands coups de pied dans le cul hors de l'entraînement.

Joy, JOY ! Concentrez-vous bordel ! Vos provocations marchent p'tet pour combattre un aminche lambda qui n'a pas d'flingue mais une goule n'en aura rien à foutre de vos conneries ! Fermez vot' putain d'gueule parce que vous vous dissipez, vous n'êtes pas dans l'combat ! Vot' but c'est quoi ? SURVIVRE ! Lorsque vous vous battez, c'est quoi vot' but ?? C'EST QUOI VOT' PUTAIN D'BUT ??? TUER L'ENNEMI QUE ÇA SOIT UNE ORDURE QUI TIENT UN FLINGUE OU UNE GOULE ! Et si vous êtes avec des coéquipiers, c'est quoi vot' but ? LES PROTÉGER ET LES GARDER EN VIE, PAS LES FOUTRE EN DANGER ! VOUS OUVREZ VOT' GUEULE, VOUS LES METTEZ EN DANGER, VOUS ÊTES DÉCONCENTRÉE VOUS LES METTEZ EN DANGER, VOUS N'EN FAITES QU'À VOT' TÊTE VOUS METTEZ TOUT VOT' PUTAIN D'GROUPE EN DANGER ALORS CONCENTREZ VOUS MERDE ! OUVREZ LA ENCORE ET J'VOUS DÉMONTE LA MÂCHOIRE AVANT DE VOUS FOUT' DEHORS !

Pendant cette réprimande, je poussai Joy pour ne pas qu'elle reste stoïque et qu'elle reste là à m'entendre sans m'écouter. Il fallait la stimuler et la garder en alerte. Je poussai trois voire quatre fois Joy, retenant un de ses poings pour l'empêcher de se lever et m'en mettre une. En tant qu'instructrice, je regardai droit la blonde dans les yeux en haussant la voix comme toute instructrice militaire le ferait, Joy devait absolument changer d'état d'esprit et comprendre, il en allait de sa survie et j'allais lui aider à y parvenir même si elle devait avoir mal. Je reculai de deux pas à reculons pour continuer de garder la jeune femme en visuel et je levai les mains en position de garde, pour lui faire comprendre que l'on reprenait derechef l'entraînement au corps à corps.

On corrige la posture Joy. Vous avez d'jà intégré la garde, c'est d'jà mieux que tout à l'heure. Les appuis, écartez un peu plus les pieds, plus vous avez d'bons appuis, plus il est difficile à vot' adversaire de vous fout' par terre. Les mains, plus haut, à hauteur du cou, vous s'rez en position optimale pour parer un coup d'en bas ou d'en haut... Joy, JOY ! C'est ici qu'on r'garde ! ...

Je ne la trouvai pas encore entièrement concentrée et dans une attaque, mon poing s'abattit le long de sa mâchoire. J'y trouvai une certaine résistance et elle avait tâché de maintenir une garde, cela voulait donc dire que Joy n'était pas restée sourde à mes mots et cela me rassura intérieurement. Le coup était retenu mais j'y mis plus de force que pour le coup dans le ventre. Taper à cet endroit était stratégique, je n'y allais pas très fort car si j'y avais mise toute ma force, frêle comme était Joy, la mâchoire aurait à coup sûr sauté. En revanche, un impact à cet endroit était surtout handicapant car une douleur plutôt aiguë se répandait, sur le moment cela était douloureux mais après coup, la mâchoire était intacte et rien n'était cassé. Mais au moins pour quelques minutes, Joy combattrait sûrement en silence, il fallait qu'elle comprenne que combattre en silence et en concentration était beaucoup plus efficace que d'être provocatrice et emplie de colère comme elle le faisait auparavant.