Il était plus ou moins connu que le temps ne s'écoulait pas de manière uniforme comme on voulait bien le croire. Qu'une seconde n'avait pas la même durée qu'une autre, et que cela valait également pour les minutes, les heures... et tout le reste qui servait à mesurer le temps. Si l'on pouvait partir dans des considérations obscures et hautement scientifiques qui dépassaient de loin l'entendement du commun des mortels, on pouvait aussi simplement se contenter de dire que tout dépendait de l'état d'esprit et de l'occupation qui était la nôtre. En d'autres termes, si l'on était très occupé le temps passait vite, et si l'on s'ennuyait ferme au point de regarder une montre toutes les trois minutes, il paraissait s'éterniser. Eileen n'avait jamais été aussi consciente de ce fait que depuis les dernières semaines.
L'absence de Caleb était comme un poison qui lui infectait le cœur. Beaucoup auraient pu penser que cela allait s'atténuer avec le temps, mais force était de constater dans son cas qu'il n'en était rien. Pour beaucoup, elle ne connaissait pas le détail de leur survie post-apocalyptique. Elle ne savait pas avec qui ils avaient survécu, comment ils avaient fait, qui ils avaient perdu. En ce qui la concernait, chaque minute et chaque instant depuis que le monde s'était effondré, elle les avait passés avec son mari. Ils avaient été très liés déjà bien avant tout cela, mais c'était dans le désespoir de ce monde qu'ils avaient fini par devenir inséparables. À présent, il était retenu en otage dans un endroit inconnu et il lui était impossible d'y changer quoi que ce soit. Pourtant, elle n'était pas résignée. Elle avait beau avoir pleuré dans la solitude de sa chambre, de chagrin autant que de rage et d'impuissance, elle ne baissait pas les bras pour autant. C'était une battante, et elle ne s'arrêterait que lorsqu'elle verrait le corps du sénateur, sans vie ou transformé en... autre chose.

Pour l'heure, la jeune femme refusait de se résigner. Elle avait déjà à de multiples reprises essayé de trouver une piste, en vain. Mais elle ne s'avouait absolument pas vaincue, loin de là. Si elle passait trop de temps inactive, elle en devenait folle. Alors elle mettait toute son énergie à élaborer des pistes pour un sauvetage hypothétique. Elle ne voulait pas croire que Caleb puisse être mort, alors elle ferait tout ce qui était en son pouvoir. Bien entendu, la brune aurait pu déserter, quitter le ranch sans un regard en arrière car sa priorité allait à l'homme qu'elle aimait. Pour autant, s'il parvenait à s'échapper il irait la chercher au dernier endroit où ils s'étaient vus... C'était pour cette raison qu'elle était restée, ou toujours revenue de ses escapades.
Ce jour-là ne serait qu'une sortie de plus à mettre à son actif. Autant que possible, Eileen partait seule et discrètement. Elle ne voulait pas que quelqu'un puisse être un boulet ou l'empêcher d'agir comme elle l'entendait. Le crépuscule était là, tandis qu'elle ajustait son sac sur ses épaules. Sortir de nuit n'était pas toujours prudent, mais pour éviter d'être repérée par d'éventuels guetteurs ennemis c'était là le plus raisonnable. Tant pis si elle était bonne pour progresser lentement en faisant attention au moindre bruit et en gérant minutieusement une lampe dispensant une lumière chiche. L'été était arrivé depuis que ces événements tragiques s'étaient déroulés, et cela lui accordait au moins une meilleure luminosité grâce au temps dégagé. Après avoir rapidement vérifié qu'elle avait tout ce qu'il lui fallait, y compris un couteau qu'elle glissa à sa ceinture pour tuer silencieusement, elle quitta en silence sa chambre puis le bâtiment.

L'air estival était pur, chaud et plutôt agréable. Si son esprit n'avait pas été en permanence hanté par la situation, la jeune femme aurait sans doute pu l'apprécier et savourer ce calme. Au lieu de cela, son esprit vola tout naturellement vers son mari retenu quelque part, se demandant s'il était bien traité, comment il allait et s'il gardait espoir. Ne pouvant retenir un soupir, elle ferma les yeux un instant puis pressa fort ses paupières entre elles, tout aussi fort qu'elle serra les poings. L'instant d'après, elle se mit en marche dans la prairie dont les herbes hautes volaient paresseusement dans la brise. Le ciel avait une teinte orange prononcée, et la lueur projetée par le soleil couchant teintait le monde de cette couleur. Bientôt, lorsque la nuit serait tombée, on n'y verrait plus goutte ou alors si peu. Tandis qu'elle s'éloignait pour quelque destination à travers bois et campagnes, la brune ne remarqua pas que quelqu'un avait commencé à s'intéresser à elle. Pas un ennemi, heureusement, mais quelqu'un qui voulait de toute évidence connaître ses plans et pourquoi pas y prendre part...