Lundi, 12 Novembre 2018

Neuf jours. Neuf jours qu'ils avaient perdu un certain nombre des leurs. Qu'ils avaient terminé pour de bon cette guerre qu'ils n'avaient pas gagnée pour autant. Qu'ils avaient enterré leurs proches et pris conscience que le ranch n'était plus ce havre de paix auquel ils aspiraient. Jesse les revoyait, les corps étendus. Ceux de ses compagnons, des autres aussi. Il percevait encore le son assourdissant des coups de feu, des explosions. Les cris. Les pleurs. Il revoyait les mines endeuillées de chacun des siens. Le vide dans le regard d'Ashley, le désespoir dans celui de Hope. Tous leurs rêves brisés alors que leur but était pourtant simple : récupérer ceux qui leur étaient proches et qui étaient gardés en otage là-bas, et se libérer de l'emprise de ces salauds. Ils avaient réussi, mais le prix à payer était bien lourd.

Sept jours. Sept jours qu'ils s'étaient entre-déchirés. Que leur union était devenue bien trop bancale, que chaque personne semblait laisser ressortir ses pires côtés face à la douleur de tout ce qui était arrivé. Que leur groupe pourtant si soudé, cette famille, battait franchement de l'aile. Qu'ils avaient à nouveau eu à laisser partir quelques uns d'entre eux, ceux qui ne supportaient pas ce qu'ils devenaient. Jesse comprenait. Il comprenait la rage d'Addison, le soutien de Damian. Leur besoin de se reconstruire, ailleurs. Et pourtant il était resté, gardant cet espoir qu'ils pourraient se reconstruire ensemble. Probablement que si Serena et Finan étaient partis, il les aurait suivi, parce-que tirer un trait sur les personnes qui comptaient le plus à ses yeux était tout bonnement impossible. Il aurait quitté ce groupe, cet espoir de reconstruction, et serait resté avec eux, pour ne pas se perdre lui.

Une semaine maintenant qu'ils avaient foulé ces terres de Tacoma et avaient intégré le fort de Deaglan et sa fille. Les tensions étaient encore palpables, l'adaptation étant aussi difficile pour beaucoup que l'acceptation de tous ceux qui avaient révélé un autre visage au matin du départ. Jesse lui était le même qu'auparavant. Souriant. Avenant. N'hésitant pas à apporter son aide où il le pouvait tout en tâchant de ne pas aggraver sa blessure au flanc et au bras. Il était toujours ce type solaire qui laissait entendre que les choses ne pourraient qu'aller mieux, qu'ils parviendraient à construire une communauté stable et pleine d'avenir. Jesse était égal à lui-même. En apparence du moins.

Parce-qu'il était devenu encore plus faux. Renforçant d'avantage ce masque qu'il avait porté quasiment toute sa vie. Pourtant, ses démons intérieurs ne se faisaient que plus présents, plus agressifs, plus douloureux à porter. Mais il n'en montrait rien, Jesse, parce-qu'il avait appris à ne rien laisser entrevoir. Comme une seconde peau. Laisser croire que tout irait pour le mieux sans avoir à dire que lui, tout au fond, gardait des marques bien trop profondes pour pouvoir croire lui-même à un quelconque espoir. Son cœur était noyé par toutes ces pertes, déchiré par les dissociations entre les siens, noircis par ces deux vies supplémentaires qu'il avait eu à prendre. Pour les protéger tous. Mais ça n'avait pas suffit, et la culpabilité était toute aussi forte que le reste.

Installé dans le dortoir qu'ils avaient mis en place dans l'ancien musée, le réceptionniste était allongé cette nuit-là à l'étage supérieur de ce lit-superposé qu'il avait investi peu après leur arrivée. Il ne dormait pas. Ses yeux grands ouverts fixaient ce plafond obscur, son esprit rejouant encore et encore tout ce qui était arrivé. Il ne dormait pas beaucoup, Jesse, et souvent les cauchemars venaient perturber les quelques heures de sommeil qu'il arrivait à grappiller. Mais qui y avait-il pour s'en rendre compte ? Personne. Parce-que le masque était intacte, encore plus solide même. Tout pour se protéger, pour espérer un jour pouvoir faire taire définitivement ses démons tout en sachant qu'ils prenaient de plus en plus d'emprise sur sa personne, effritant peu à peu celui qu'il était tout au fond.

Après un soupir, le bouclé s'était redressé, descendant prudemment les barreaux de l'échelle dans l'optique de sortir avant de s'arrêter, légèrement tremblant. La nervosité jouait bien plus que le froid. Il n'y avait pas personne pour le voir. Il y avait Serena. Et pourtant, depuis ce jour tragique, il n'avait pu lui laisser entrevoir combien il était brisé, combien il avait peur. De l'avenir, de l'état de leurs proches. De lui-même. Elle aussi avait du mal, il le percevait même sans lui demander, alors il avait choisi de se laisser de côté afin d'être suffisamment fort pour la soutenir lorsqu'elle aurait besoin de lui. Mais ce soir il ne pouvait plus. Ce soir il avait besoin d'elle, de tout lui dire sans filtre, de mettre des mots sur ce qui le rongeait chaque jour un peu plus.

Déglutissant difficilement, il s'était tourné vers le lit de la jeune femme. Elle n'y était pas. Instinctivement, une vague panique déversa un frisson dans son échine. Jesse enfila rapidement son sweat, prenant son couteau, avant de sortir du dortoir. Il trouva rapidement la militaire. Si l'inquiétude retomba, la nervosité, elle, restait bien présente. « Tu dors pas ? » avait-il demandé alors qu'il arrivait jusqu'à elle. Si son ton s'était voulu léger, tout comme son sourire, ses prunelles n'avaient rien de cet éclat plein de vie qu'il arborait constamment. Il n'en n'avait pas la force en cet instant, pas la force de lutter contre ses démons, ni de lui ''mentir'' d'avantage, pas à elle.

Le Ranch n'était plus. Sere essayait de se faire à l'idée, d'y croire vraiment, mais on aurait dit que son crâne refusait de se plier à cette nouvelle réalité. Oh, certes, ça n'avait été qu'un bâtiment comme les autres; que du bois et de la pierre. De s'attacher à un endroit était stupide, probablement. Mais c'était l'endroit où elle avait découvert qu'il ne restait pas que des enfoirés et des salauds sur cette putain de planète. Force était de constater, d'ailleurs, que cette guerre lui avait arraché cette perspective, désormais. Et elle était fatiguée de se battre. Tout ce qu'elle avait toujours fait dans sa vie était justement de se démener pour garder espoir, pour demeurer la femme positive qu'elle voulait absolument être. Se battre contre les préjugés, les insultes. Mener son bataillon dans l'armée, au même titre que de guider le groupe dont elle était en charge, au tout début de ce merdier. Et échouer lamentablement, comme elle avait échoué avec Issaquah, finalement.

À toutes les nuits, depuis son arrivée à Tacoma, la mexicaine imaginait un scénario différent. Une fin alternative. Des choix distincts, de nouvelles décisions, tout y passait pour modifier l'issue de cet affrontement ridiculement mal exécuté selon elle. Par sa faute. Le poids de l'échec, des décès, des blessés; Reena mettait tout sur ses épaules. Et comment faire autrement? N'était-elle pas celle qui aurait dû les protéger, les mener à une victoire digne de ce nom, comme celle dont rêvait Fin? Ce sombre crétin avait raison. Tout ce qu'elle avait tiré de cet affrontement était des images douloureuses - s'ajoutant à celles déjà présentes de l'US Army - ainsi que la volonté de renforcer le masque qu'elle portait toujours, pour ne pas se laisser noyer par cette déchirure qu'elle ressentait au creux de son ventre.

Enfin. La miss semblait anormalement en état d'alerte, obsédée par l'idée qu'ils puissent encore les pourchasser, qu'ils envoient un de leur fameux cortège de merde ou qu'ils trouvent eux aussi le moyen de leur balancer une roquette en plein visage, tiens. Elle ne dormait plus. Si on lui avait souvent reproché d'être trop sérieuse, la militaire l'était encore plus, incapable de prendre le tout à la légère, au jour le jour. Non, elle voulait un plan de reconstruction; quelque chose à quoi s'accrocher pour maintenir cette impression de contrôle. Elle était même prête à discuter de tout ça avec Deaglan, à se rendre utile, même si l'angoisse pointait le bout de son nez à chaque nouvelle respiration.

Et puisqu'elle ne dormait pas, aussi bien faire un tour dehors pour prendre l'air, pour s'assurer que tout était en ordre, même si elle ne savait pas trop ce que l'ordre signifiait, désormais. Sortant donc du dortoir improvisé, Serena observait un brin les lieux dans la pénombre, resserrant la veste visiblement trop mince qu'elle avait sur le dos. Le caractère historique des lieux était toujours aussi étrange, mais il fallait avouer que c'était assez parfait, cependant. Ils pourraient - ils allaient - bien bâtir quelque chose ici, pas vrai? Elle releva les cils vers les étoiles, se rappelant Dam qui lui confiait, il n'y avait pas si longtemps, que de regarder le ciel l'aidait à se détendre. Sere soupira; il lui manquait, le décoloré. Et il avait menti cet idiot: elle était loin d'être plus sereine, bordel. Non parce qu'il n'était pas mort, mais c'était tout comme. Au même titre qu'Addi. Mais elle ne pouvait pas se permettre de ressasser tout ça, certains ici avaient perdu tellement plus, n'est-ce pas?

Se retournant d'un coup sec en attendant des pas, la texane relâcha cependant toute tension dans ses muscles en réalisant qu'il s'agissait de Jesse. Lui ne l'avait pas abandonné. Comment aurait-elle pu supporter son absence, si tel avait été le cas? Elle en aurait été incapable, tout simplement. Et Reena le lui avait dit, ce jour-là. Dans tous les cas, son sourire à lui semblait à toute épreuve, comme à l'habitude, tandis que ses yeux sombres se posaient sur elle sans cette étincelle qui caractérisait normalement le bouclé. Si elle dormait? Oh, la brune était bien éveillée, hélas. "Je pourrais te retourner la question." lança-t-elle pour le taquiner, sourire aux lèvres.

Appuyant les épaules sur le mur extérieur du musée, Martinez cacha aussi ses mains dans le creux de son dos en le fixant de son regard noisette. Elle n'était pas sotte. Ça n'allait pas, c'était même de pire en pire, Serena le savait. Tout ce qu'ils tentaient de faire, là, tous les deux, c'était de se préserver l'un l'autre, en ne crachant pas tout ce qui pouvait les ronger. Un classique autant pour lui que pour la demoiselle. "J'arrive presque à t'entendre grouiller la nuit." dit-elle finalement. Façon à peine subtile de lui dire qu'elle le connaissait trop pour ne pas se rendre compte que l'avenir le terrifiait. Que tout ce qui s'était passé n'avait pu que l'assombrir encore plus. Mais c'était aussi sa manière à elle de lui dire qu'elle était là. Qu'il n'avait pas besoin de prétendre quoi que ce soit; pas cette nuit. 

Arrivé près de la militaire, Jesse pouvait aisément voir ses traits tirés, ses gestes bien vifs n'annonçant rien de bon. Un bref instant, il eut peur. Pas pour lui, mai pour elle. Pour tout ce qu'elle devait sans doute traverser depuis quelques jours. Elle aussi avait ses démons, ses angoisses, et plus elles s'accumulaient plus il était difficile de prendre du recul et simplement les refouler dans un coin de son esprit. Pour autant, il avait jugé préférable de ne pas amorcer ce sujet immédiatement, autant parce-qu'il n'était pas de ceux qui insistaient pour trouver le vrai que parce-que la brune ne fonctionnait pas de la sorte. Lui-même était du genre à se fermer d'avantage lorsque les gens creusaient, mais pas avec elle, parce-qu'elle savait lire en lui, qu'elle avait eu un aperçu clair de ce qu'il se jouait en son fort intérieur et que, malgré tout, elle n'avait pas détourné le regard.

La réponse qu'elle fournit à sa question le poussa à pencher la tête sur le côté en affichant un petit sourire mutin. D'accord, ils avaient l'air de deux abrutis incapables de dormir mais qui s'étonnaient pourtant de voir l'autre éveillé. Ç'avait été une question rhétorique à dire vrai, une manière d'amorcer une conversation qui n'aurait assurément rien d'agréables mais le blond le sentait, il devrait passer par là pour ne pas tout bonnement exploser, et vite.

Se passant une main lasse dans les cheveux avant de la reglisser dans sa poche, il ne retint pas un bref soupir aux mots de la jeune femme, son sourire s'estompant peu à peu. Oh bien sûr, ce n'était que sa manière à elle de lui faire comprendre qu'elle voyait bien que ça n'allait pas, que le masque ne prenait définitivement plus avec elle et qu'il n'avait aucune besoin de s'encombrer de tout ce qu'incombaient les efforts pour faire comme si. Et c'était précisément pour cette raison que c'était à sa recherche à elle qu'il s'était mis à son réveil, parce-qu'elle l'entendrait et le comprendrait sans qu'il n'ait à prendre de pincettes ni à craindre les répercussions.

Le réceptionniste s'adossa alors à son tour contre le mur du bâtiment, à côté d'elle, fixant un court instant les ombres qui s'élevaient devant eux. Quelques secondes de silence à peine avant qu'un nouveau soupir ne vienne briser le silence relativement lourd qu'il s'infligeait. « Je m'y fais pas » avait-il commencé sur un ton presque résigné, baissant finalement la tête pour fixer le sol en affichant une moue contrariée. « Cet endroit, ce qui est arrivé, ce qu'on a eu à faire pour en arriver là... » Serrant les dents, il s'était à nouveau tut un instant. Ce n'est que lorsqu'il releva la tête qu'il posa ses prunelles sombre sur le visage de son amie, déglutissant difficilement. « Comment peut-on considérer avoir gagné quoi que ce soit quand on voit l'état actuel des choses ? Tout ce qu'on a perdu, ces vies anéanties, les cauchemars qui donnent le sentiment de revivre encore et encore tout ça. »

Au fond, le bouclé n'était pas certain d'attendre une réponse réelle de la part de sa cadette. Il avait simplement ce besoin de lui parler, à elle parce-qu'elle comprendrait. Parce-qu'elle aussi avait ses cauchemars, souvenirs d'une vie passée à se battre. Et le prix avait toujours été lourd à payer. Jesse le découvrait désormais avec grande amertume et, s'il espérait sincèrement que Serena parvenait à gérer cette situation plus facilement que lui, il souhaitait avant tout se raccrocher à cette idée qu'aucun non-dit ne devait s'installer entre eux. Elle était la plus à même de le comprendre, tout comme il avait besoin de la savoir à ses côtés dans cette mauvaise passe, aussi bien qu'il était prêt lui à la soutenir dans n'importe quelle épreuve.