Ils étaient au fort de Tacoma depuis près de deux semaines maintenant. Jesse prenait peu à peu ses marques, il s'était habitué au lieu mais rien n'était gagné pour l'instant. Il ne se sentait pas ici chez lui et avait presque l'impression qu'ils étaient là ''en vacances'', que ce n'était qu'un endroit temporaire avant qu'ils ne trouvent leur petit coin à eux. Mais non, il n'y aurait pas de prochain endroit, c'était ici chez eux maintenant. Il s'y ferait, parce-qu'il n'y avait pas d'autre choix et que ceux qui comptaient à ses yeux étaient aussi ici, mais il faudrait du temps. Du temps pour accepter qu'ils avaient dû laisser derrière eux cet endroit qui avait pourtant été plein de promesses et d'avenir, pour accepter qu'ils n'avaient en rien gagné cette guerre même si leur liberté leur était rendue. Du temps pour accepter qu'il avait encore plus de sang sur les mains.

Ce jour là, le bouclé sortait du musée reconverti en dortoirs, jogging et sweat, pour ne pas changer. Sa blessure au flanc était toujours un peu capricieuse mais elle ne risquait plus de lui être fatale. Celle au bras se faisait plus discrète bien qu'on lui avait encore redit qu'il ne pourrait pas se remettre à cogner aussi rapidement qu'il le souhaitait. Rien que cette information le faisait ruminer constamment, notamment parce-qu'il la sentait, cette rage au fond de lui, celle que même les larmes n'avaient pu apaiser. Il devrait l'extérioriser, d'une manière ou d'une autre, mais la seule qui lui était quasiment vitale lui était interdite pour l'instant. Et pourtant il prenait sur lui, Jesse, pour ne pas montrer combien il lui était difficile d'être ici, de digérer tout ce qui était arrivé, de simplement croire. En demain, en leur cohésion, en un avenir positif. En apparence, le réceptionniste était toujours le même, souriant et avenant, et ce malgré les cernes qui cerclaient son regard déjà bien sombre, signe de ces nuits que trop peu réparatrices. Il tenait bon, gardait le masque quoi qu'il arrivait, mais ces efforts avaient un prix : il s'isolait un peu plus. Parce-qu'il avait besoin de souffler et de ne pas montrer aux siens combien il était touché par ce qui était arrivé. Reena savait. Ashley l'avait compris. Les autres avaient déjà suffisamment à penser pour qu'il ne leur impose pas ses propres états d'âme, et surtout, maintenir cet écran de fumée avait toujours été plus rassurant, pour sa protection à lui comme pour leur sécurité à eux.

Faisant quelques pas dans l'enceinte du fort dans l'optique d'aller souffler là où personne ne le verrait, il aperçut Ludwig un peu plus loin. Pinçant les lèvres, arrêté près d'un bâtiment, Jesse prit le temps de réfléchir. Il ne connaissait pas beaucoup le Norvégien, parce-qu'il avait fait parti des otages quelques jours à peine après son arrivée. Leurs ''retrouvailles'' avaient été bien trop brèves pour qu'ils échangent convenablement. Et depuis leur arrivée ici, le rouquin était effacé, totalement. Avait-il toujours été ainsi ? Dans sa bulle à fuir les regards et le monde qui l'entourait ? Peut-être, mais le blond ne pouvait en être certain. Et à dire vrai, ça lui faisait de la peine de le voir aussi distant avec les siens maintenant qu'il avait regagné sa liberté. Ce qui était arrivé là-bas durant tous ces mois avait été si compliqué ? Qui savait.

Inspirant, il avait repris son avancée, allant droit vers Ludwig. Arrivé à sa hauteur, le réceptionniste lui adressa un sourire. Ce genre de sourires qu'il arborait constamment, celui qui disait ''tout va bien pas vrai ? Nous vivons un jour de plus, tout va bien''. « Eh ! » manière bien à lui de le saluer tout en témoignant de sa présence. « Ça va ? Tu fais quoi ? » Un nouveau sourire qui se voulait sincère. Parce-qu'établir un contact ne se faisait jamais si les deux étaient fermés, et Jess était suffisamment sociable pour se trouver capable de parler avec tout le monde. À moins que ce ne soit également qu'un moyen de s'oublier lui, de ne pas penser à ce qui le rongeait et à ces démons intérieurs d'autant plus agressifs.

Avisant le seau que tenait Ludwig, le bouclé ne se défaisait pas de son petit sourire bienveillant. Il ne put s'empêcher de se dire cependant que peut-être le plus grand n'avait pas envie d'être dérangé dans sa tâche. Son regard fuyant ou l'expression gênée peinte sur son visage ? Probablement les deux. « Oh » avait simplement rétorqué le réceptionniste en jetant un coup d’œil au fameux potager non loin. Pas sûr qu'il ait la superficie suffisante pour pouvoir les nourrir tous, pas sûr du tout, mais c'était toujours mieux que rien sans doute et, de toute façon, ils n'avaient pas d'autre choix que de composer avec ce qu'ils avaient désormais à disposition dans ce fort. Deaglan les avait accueilli par bonté et confiance envers Selene et même si Jesse peinait à se faire à cet endroit et la nouvelle ambiance du groupe, il n'allait pas pour autant faire sa loi et abattre des murs pour faire passer un potager dans toute la cour. Avec cette foutue blessure au bras il ne pourrait de toute façon rien abattre du tout.

Si cette pensée lui avait tiré une petite moue contrariée accompagné d'un soupir, il releva le nez vers le libraire lorsque celui-ci posa à son tour des questions ? « Je traîne un peu justement pour voir ce qu'il y a à faire » avait-il répondu en souriant légèrement. Ce n'était pas exactement la vérité. En réalité, il avait surtout eu dans l'idée de se trouver un coin tranquille pour souffler, simplement s'isoler un peu. Mais voir les autres s'activer le faisait un peu culpabiliser alors autant qu'il trouve un moyen de se rendre utile un minimum. « Si t'as besoin d'aide pour quelque chose... Je dois encore faire attention à mes blessures mais je peux filer un coup de main. » Tant que ça lui permettait de ne pas laisser l'occasion à ses démons de le tourmenter alors n'importe quelle occupation était bonne à prendre. Au mieux il s'appliquait, au pire il râlait mais le faisait quand même.

Laissant un cours instant son regard voguer sur les différents endroits de la cour, il stoppa à nouveau ses prunelles sombres sur la silhouette du Norvégien. Être ici, dans cet endroit, devait être encore plus bizarre pour lui... Jess se rappelait clairement de ses mots au quartier des autres, quand il lui avait dit avoir pensé qu'il n'y aurait pas de retrouvailles du tout, jamais. Ces mots avaient marqué le blond même s'il n'en n'avait rien montré sur l'instant. Pour autant, il était soulagé de voir qu'ils avaient pu récupérer les leurs, tout en étant psychologiquement accablé par le prix qu'ils avaient payé pour cela. Il inspira alors, son expression sérieuse malgré l'esquisse de sourire qui étirait ses lèvres. « J'ai pas pris le temps de le faire jusqu'à présent mais je voulais te remercier pour ce que tu as fait là-bas. Sans toi... je me serais sans doute jeté en plein dans la mêlée. » Inutile d'en rajouter pour comprendre le sous-entendu qu'il apportait : il serait sans doute mort, ou en tous cas dans un état bien pire qu'à présent.

Lorsque le rouquin parla du fait qu'ils étaient plusieurs à avoir du mal à trouver leur place ici, Jesse ne put s'empêcher de lui adresser un sourire compréhensif en hochant la tête. Lui-même peinait à prendre ses marques, autant dans ce lieu qu'au sein de ce groupe qui était pourtant le sien depuis des mois. Il ne pouvait que comprendre la difficulté que devait ressentir son vis-à-vis bien qu'elle devait encore être plus importante pour lui qui avait été gardé aussi longtemps chez l'ennemi. Reconnaissait-il seulement ces personnes qui évoluaient à nouveau autour de lui alors que la seule chose qu'il avait pu en voir dès les retrouvailles était cette rage animale qui semblait les animer tous ? Rage qui en était même allée à les dissocier les uns des autres, effritant peu à peu cet aspect familial que le réceptionniste avait pourtant apprécié dès son arrivée. Il avait mis du temps à se sentir chez lui parmi eux, et même s'il n'avait pas laissé tomber le masque il y était parvenu, mais depuis cette guerre récente, l'impression d'être revenu au point de départ lui laissait clairement un goût amer.

Si le plus grand jugeait qu'il n'avait pas à être remercié pour ce qu'il avait fait, pour l'avoir empêché de se jeter bêtement dans la gueule du loup, le bouclé pensait réellement le contraire. Au fond ils ne se connaissaient pas, tous les deux, ne s'étaient vu que quelques jours avant que le Norvégien ne soit fait otage et ils n'avaient pas pris la peine de discuter durant ces quelques jours. Ils étaient deux inconnus, et pourtant Ludwig s'était soucié de son sort sans hésiter. À bien y penser, Jesse en aurait fait de même. Dernier vestige de cette famille à laquelle il avait le sentiment d'appartenir avant qu'ils ne se déchirent tous pour des conneries sans fond, comme s'il n'y avait rien de plus important.

Écoutant alors l'explication de son aîné, Jess avait souri doucement, hochant la tête alors que ses prunelles témoignaient de la gravité de la situation qui s'était déroulée quelques jours auparavant. « Ouais tu m'étonnes » avait-il soufflé en réponse aux mots du Norvégien. Bien sûr, les autres avaient en un sens mérité ce qui était arrivé, mérité qu'ils se soulèvent contre eux, qu'ils reprennent leur liberté, mais toutes ces morts à porter... Ennemis ou pas, le blond digérait difficilement d'avoir désormais d'avantage de sang sur les mains. Mais il n'avait pas eu d'autre choix, parce-que les vies des siens étaient plus importantes que celles de ces salauds. Qui se soucierait de toute façon de la culpabilité qu'il portait ? De ses démons intérieurs de plus en plus virulents et lourds de rage ? Personne. Parce-que personne n'avait vue sur ce qu'il se jouait derrière son regard enjoué et ses sourires. Personne hormis Serena.

Aux nouveaux propos du plus grand, Jess inspira, affichant une moue pensive. Quelques secondes à peine après il secoua la tête. « Y a pas de vainqueur. On est libres maintenant, mais le prix à payer a été bien trop lourd pour qu'on puisse s'en réjouir réellement » avait-il rétorqué en haussant les épaules. Autant être franc. S'il pouvait sourire et faire comme si tout allait bien -comme si tout irait bien-, il n'allait pas avancer qu'il était heureux du déroulé de cette guerre. Après une nouvelle inspiration, il replanta ses prunelles sombres sur Ludwig. « Comment c'était là-bas ? J'veux dire... vous aviez la pression tous les jours ? Vous aviez assez à manger ? » Peut-être la question était-elle déplacée, et le rouquin pouvait bien ne pas répondre s'il n'en n'avait pas l'envie, mais le réceptionniste avait besoin de savoir. Savoir s'il pouvait se raccrocher à l'idée même infime que les autres méritaient réellement ce qui était arrivé.

Au moins, Ludwig était d'accord avec le blond quant au fait qu'il n'y avait pas de vainqueurs dans cette guerre qu'ils avaient menée. Bien sûr, ils n'auraient pu continuer éternellement à rester sous la direction des autres, mais il était évident aux yeux du réceptionniste qu'ils ne pouvaient être fiers de ce qu'ils avaient accompli. Pas avec tous ces morts, toutes ces pertes. Pas avec ce sang qu'il avait lui-même sur les mains. Était-ce pour cette raison qu'il demandait au plus grand comment s'était passé son séjour forcé là-bas ? Pour se trouver une raison plus ou moins légitime d'accepter ce qu'ils avaient fait ? Après tout, si ces salauds étaient de vrais tyrans, il serait plus simple de mettre son empathie de côté pas vrai ? Vrai. Mais ils n'étaient apparemment pas si inhumains que cela.

Les sourcils froncés, Jesse ne quittait pas des yeux le libraire, percevant son malaise sans pour autant savoir si parler de cela était simplement trop dur pour son vis-à-vis, ou s'il essayait d'enjoliver la situation et donc de mentir afin de ne pas trop se faire plaindre. L'explication qui suivit alors le laissa pensif un instant. Longtemps qu'il n'avait pas aussi bien mangé ? Donc leurs bourreaux n'étaient clairement pas aussi cruels qu'il l'avait pensé, ils ne les avaient pas affamés et avaient pris soin de bien les nourrir. « Au moins ils ne prenaient pas nos réserves pour rien » avait rétorqué le bouclé après quelques secondes, partagé entre le soulagement de savoir que les leurs n'étaient pas si mal traités qu'il l'avait pensé, et la culpabilité de se dire que, peut-être, les choses auraient pu se dérouler différemment. Le Norvégien poursuivit, ayant toujours toute l'attention du plus jeune qui hochait la tête de temps en temps. Il n'en montrait rien, Jesse, de son espoir de ranger sa culpabilité réduit à néant, du mal que ça faisait de se dire que les vies prises n'étaient pas aussi inhumaines qu'il aurait aimé le croire. « Je vois... A croire qu'ils tenaient quand même parole » avait-il répondu en un sourire. Sourire de façade, évidemment, parce-que certains des leurs avaient été tués froidement. Megan, Nola, Edward, Jonathan, entre autres. Mais ces morts n'avaient-elles pas été les résultantes de leur rébellion ? Celui qui s'était présenté comme le chef des autres l'avait dit : il n'arriverait rien s'ils se tenaient à carreau. Et ces enfoirés n'avaient tué les leurs que lorsque le pacte avait été rompu. Ils avaient une parole donc. Alors qui pouvait être réellement blâmé dans toute cette histoire ?

Déglutissant difficilement en tâchant au mieux de faire taire cette culpabilité et la rage qu'elle faisait naître en lui, Jesse haussa les épaules aux nouvelles paroles du plus grand. « C'était compliqué » répondit-il simplement, se rappelant de l'angoisse que faisait naître chaque mois la venue de ceux qui pensaient que tout leur était dû. Le sourire de Ludwig le tira un instant de ses pensées et, à ses mots, il lui adressa la même expression amicale. « Je suis resté parce-que vous m'avez offert un toit et une raison de me battre pour autre chose que ma propre vie » commença-t-il sur un ton calme, souriant toujours à son aîné. « Alors ce serait plutôt à moi de vous remercier parce-que sans ça je serais probablement encore seul dehors, sans personne sur qui compter. » Et il était sincère dans ses paroles, bien qu'en l'état, la situation de leur groupe le chiffonnait sérieusement. La manière dont s'étaient déroulés les derniers jours au ranch lui restait en travers de la gorge, rendant difficile pour lui l'accommodation dans ce nouvel endroit.

Après une brève inspiration, il reprit. « Ça doit être compliqué pour vous de revenir et de voir que tout le monde se déchire pour tout ce qui est arrivé » lança-t-il sur un ton compréhensif, comme pour expliquer son air un brin plus maussade à son vis-à-vis. Lui-même ne reconnaissait pas la plupart des personnes qui l'entouraient, ne comprenait pas leurs réactions excessives. Certes, ils avaient beaucoup perdu, mais était-ce une raison pour se tirer dans les pattes de la sorte ? Apparemment. Mais Jesse n'avait aucunement l'intention de jouer à ce petit jeu là et garderait sa rancune pour lui, inutile d'en rajouter une couche, ils se divisaient très bien sans sa contribution.