Il y avait une différence entre venir quémander l’asile à Deaglan en attendant de pouvoir trouver un endroit sûr pour eux et les enfants, et décider finalement de lui demander pour s’installer, non pas avec une dizaine de personnes… mais une trentaine. Mal à l’aise au début, il était pourtant entièrement reconnaissant à Deaglan d’avoir accepté la requête de Selene et d’Elena. Depuis, leur installation était un peu lente et maladroite. Le chemin serait long avant que tout le monde ici ne se sente réellement à sa place. Excepté peut-être la petite Elizabeth, qui avait trouvé chez Deaglan une autre maison, un autre grand-père. Un peu jaloux ? Lisandro ? Ce serait ridiculement immature, n’est-ce pas ? Meh. C’était bien son genre pourtant. Le chilien n’était pas foncièrement jaloux, mais lui aussi devait s’y habituer. Après tout, Deaglan était comme lui, une pièce rapportée dans la famille. Si Eli était comme son fils, il avait découvert que Selene était comme une fille pour le quarantenaire qui tenait le Fort. Comme quoi, sa jalousie était complètement stupide, il fallait simplement qu’il s’acclimate, lui aussi. En attendant, il s’employait à se changer les idées, d’abord en réarrangeant l’infirmerie aux côtés de Caroline, ensuite à s’approprier le Fort pour y trouver sa place. L’endroit n’avait aucune similitude avec la Prison, ni le Lycée autrefois. Mais il faisait comme tout le monde, il composait avec.

Arrivant devant la réserve du Musée où était entreposé toute sorte de vieux vêtements, le chilien remarqua la porte déjà ouverte et la lumière arrivée. Il était donc bel et bien en retard. Pour changer. Il s’était porté volontaire pour s’occuper des fringues vétustes du musée, afin de récupérer le bon et recycler ce qui ne serait peut-être plus portable mais qui pouvait toujours servir pour les lits de l’infirmerie ou même pour les bandages de fortune. Il n’y avait rien à jeter, excepté peut-être les tissus moisis par le temps et l’humidité ? Ouais, on repassera pour ceux-là. L’homme finit alors par pousser la porte et posa son regard sur les deux jeunes femmes qui semblaient regarder les nombreux cartons avec une certaine appréhension. « Ben alors, la perspective d’un peu de shopping n’a pas l’air de beaucoup vous plaire, on dirait. » Lança-t-il comme entrée en matière. Parce qu’un Salut les filles ça faisait un peu cliché… Noon ? Il offrit un sourire à Selene, ainsi qu’à Janessa qu’il n’avait pas encore officiellement rencontré. Tout ce qu’il savait à son sujet, c’était qu’elle était la sœur de la jeune femme qui l’avait aidé à l’infirmerie – et qu’il avait tenté de détendre maladroitement, avant de se prendre un regard noir. Au moins pendant quelques instants, Shawna avait plus pensé à la remarque déplacée du chilien plutôt qu’à l’état de leurs blessés. Avec un peu de chance, la sœur aurait un peu plus d’humour ? Il était encore trop tôt pour le dire. Appuyé contre le chambranle dans la porte, les mains dans les poches, il avisa le nombre de cartons et les vêtements entreposé en vrac devant eux. Il siffla. « Je ne sais pas si ça ressemble à un vide-grenier ou à un premier jour de solde. » Il grimaça. Finalement, était-ce une bonne idée de s’être proposé pour cette mission ? En même temps, c’était ça ou se retrouver en tête à tête avec Duncan. Et le chilien n’était pas vraiment motivé à se trouver en compagnie du Viking en cette période. Il laissait cette épreuve à plus courageux.

Même avant que l’idée de s’installer ici n’ait germé dans son esprit comme une potentialité, Deaglan tannait déjà la jeune femme avec la réserve du musée. A l’époque, elle n’avait pas jugé nécessaire de mettre le nez dans les friperies de la guerre de sécession mais maintenant qu’ils étaient là à plus de quarante… tous ces cartons prenaient une place monstre. Et puis qui sait, ce n’était pas comme si tenir les canons de mode du XXIè siècle était une obligation, ils pourraient tout aussi bien trouver de quoi faire là-dedans.

Ses cheveux récemment coupés par Shawna retenus par deux barrettes blanches au-dessus de chacune de ses oreilles, Selene s’était d’abord tournée vers la sœur de la coiffeuse en guise d’autre paire de mains. Elle était arrivée au pire moment possible et la pianiste ne devait pas avoir laissé la meilleure des premières impressions. Dans l’absolu, elle s’en fichait, mais puisqu’elle appréciait l’aînée des Clarke, elle aurait aimé savoir quel genre de personne était la cadette. Ou la benjamine. Bref, la petite sœur quoi !

Histoire d’avoir un peu d’aide supplémentaire – et aussi secrètement pour occuper le chilien qui avait l’air un peu bougon – la musicienne lui avait proposé de se joindre à elle. La tâche ne devrait pas être trop difficile pour l’homme auquel elle devait deux fois la vie ! Ayant pris de l’avance avec Janessa, la pianiste n’avait emmenée jusqu’à la réserve où l’empilement de cartons pleins de vêtement d’époque faisait presque peur. Ils n’étaient pas sortis, c’était une certitude.

- Bon… bah écoute…, souffla-t-elle sans grand enthousiasme peu avant que le croquemort ne fasse son entrée ; pince-sans-rire, elle lui rétorqua du tac-ot-tac, si tu changes d’avis, je crois que Duncan cherchait des volontaires pour aller couper du bois.

Selene fit mine de demeurer impassible un instant pour finalement consentir à un demi-sourire taquin. Les deux hommes n’étaient pas les meilleurs amis du monde en temps normal et avec le deuil de Sarah, ce n’était certainement pas le meilleur moment pour les faire travailler ensemble. Poussant un soupir, elle attrapa un premier carton pour le descendre de son étagère – c’était lourd en plus.

- T’en fais pas, fit-elle mine de rassurer Janessa en feignant un murmure parfaitement audible, il a l’air un peu beauf comme ça, mais c’est un mec sympa.

Il lui arrivait souvent de se demander comment elle en était arrivée là. Comment, dans toutes les possibilités que l'avenir lui avait réservé, elle avait empilé des choix qui l'avait conduite à un moment précis. Parfois cette pensée était imbibée de bonheur. Elle se souvenait du plaisir de sa mère quand elle avait pu partir faire des études à Sacramento. Là, les choix de vie étaient clairement traçables : il y avait eu le premières parties de soccer chez le voisin, puis le club extrascolaire, et puis les victoires consécutives dans l'équipe du lycée qui l'avaient envoyée directement en équipe universitaire.
Mais quant à savoir ce qu'elle avait fait pour faire face à une montagne de vêtements historiques poussiéreux et sans doute mangés par les vers, il fallait avouer qu'elle séchait un peu.
Trois années sur les routes à zigouiller des Choses, à survivre en mangeant jusqu'au crépi des murs pour se retrouver là. Elle qui tentait vaguement de cultiver son côté Xena la guerrière se retrouvait dans une sorte d'émission de télé-réalité mode post-apocalyptique. En plus elle était certaine que les autres candidats la mettraient hors-thème, vu qu'à l'époque les gens de sa carnation ne portaient pas vraiment les vêtements de colons qu'ils avaient à trier.

Malgré son état de perplexitude totale quant à savoir la raison profonde et philosophique de sa présence dans la réserve, elle était rentrée dans cette pièce avec son sourire habituel. C'était Selene elle-même qui lui avait proposé de venir travailler avec elle, et elle voyait ça comme une occasion de ne pas uniquement rester la petite sœur de Shawna dans l'esprit des gens. Et puis elle se demandait aussi un peu si la demoiselle qu'elle avait identifiée comme la Cheffe ne cherchait pas un peu à la mettre à l'épreuve pour voir ce qu'elle pouvait apporter au groupe. Loin de s'en inquiéter, elle avait retroussé les manches de son t-shirt Ramones, le moins sale de sa collection, en voyant l'ampleur de la tâche à effectuer. Elle savait qu'elle arriverait jusqu'au bout de son travail, et qu'elle ne décevrait ni Selene ni sa sœur. Et avec un peu de chance, elle ne choperait aucun parasite non plus dans toutes ces vieilles frusques.

Elle ne put retenir un petit pouffement amusé devant l'enthousiasme plutôt tiède de Selene, très vite interrompue par l'entrée du dernier mousquetaire. Elle lui adressa une petite salutation de la main assortie d'un grand sourire. Il avait l'air d'avoir un humour... spécial. Elle allait l'adorer.
Jazz ne s'immisca pas dans leur échange, préférant jeter un coup d'oeil aux vêtements qui n'avaient pas été rangés dans des caisses. Elle souleva un jupon avec prudence : sans surprise, il avait terni sous la poussière et avait jauni avec le temps. Elle eut cependant le bonheur de constater que, malgré les quelques trous dont il était décoré, il n'était pas infesté de vermine. Elle le laissa tomber sur le sol pour inaugurer son tas de tissu potable avant de se retourner à moitié vers ses comparses en entendant Selene. La remerciant mentalement de l'inclure si facilement dans la discussion, elle adressa son plus beau sourire à Lisandro pour qu'il n'ait pas forcément le temps de s'offusquer de la remarque de la pianiste. « Bonjour mec sympa, moi c'est Jazz. »

Elle se permit un petit temps de silence en vérifiant l'état d'un second tissu, celui-là mangé par les mites, avant de poser la question qui la taraudait : « Dites, on trie comment ? Vêtements mettables, tissus pour divers usages et trucs frétillants pour la cuisine ? Ou juste tissus sains et tissus pas sains? »
Elle agita l'espèce de caleçon de grand-mère qu'elle avait trouvé pour souligner son propos. Etait-ce vraiment un cadeau de proposer aux autres de mettre ça ?

Il secoua la tête, avec une petite grimace. « Non, je pense pas que Duncan ait besoin de moi pour ça. J’aurai peur d’y laisser une main. Je risque moins ici. » Ils n’étaient pas franchement les meilleurs amis du monde, Duncan et lui. Ils faisaient partie de la même famille, ils ne s’abandonneraient pas au pire moment, mais ils n’étaient pas amis. Tout au plus, ils partageaient le chagrin de la disparition de Sarah, et encore, il n’aurait jamais la prétention de la pleurer autant que lui. C’est pour ça qu’il l’évitait au possible. Il avait bien trop peur que Duncan se serve de son humour mal placé pour lui en foutre une gratuitement. Il savait que ça lui ferait trop de bien, mais sa mâchoire ne supporterait probablement pas un tel choc. Il passait son tour sans problème.

Il se rapprocha des filles, qui ne semblaient pas plus enthousiastes que lui par la tâche devant eux, juste pour entendre la remarqua faussement blessante de Selene vers Janessa. « Arrête un peu, gamine. Tu vas lui faire peur. » Souffla-t-il, sur le même ton qu’elle. Mais la jeune Clarke ne semblait pas si facilement impressionnable, pour le plus grand plaisir du chilien qui lui offrit un grand sourire amusé quand elle renchérit en se présentant avec un aplomb qui lui plut bien. « Enchanté, Querida, moi c’est Lisandro. » Il s’approcha d’un carton. Mais en l’ouvrant, il y eu un nuage de poussière qui lui souffla à la figure en le faisant tousser. « Pouah. » Il toussa encore un peu, avant de répondre à leur nouvelle amie : « Je ne sais pas trop, mais ce qui n’est pas portable, ou qui ne peut pas servir pour les lits ou autres, je les prendrai pour l’infirmerie. » Inutile de jeter, tout trouverait bien une utilisation. Pour les cuisines, l’infirmerie, l’écurie même.

Il se tourna alors pour voir le fichu que Janessa soulevait du bout des doigts, et il sourit. Des sous-vêtements. D’une autre époque. C’était une sorte de culotte bouffante, du genre dont on parle que dans les livres poussiéreux d’une bibliothèque. « On peut toujours la refiler à Selene, elle laissera les culottes sexy à celles qui sont en couple. » Dit-il avant de faire un clin d’œil à la concernée. La réponse ne manquerait pas de se faire piquante, mais la brune n’espérait quand même pas qu’il fasse les choses avec sérieux et décence, quand même. Et puisque Janessa était bon public, autant la mettre directement dans le bain.

Elle observa avec un sourire les premiers échanges entre Janessa et Lisandro. A tous les coups, ils risquaient de bien s’entendre. L’un ne savait pas tempérer une personnalité prompte à la dérision parfois graveleuses et l’autre résolument solaire et bien dans ses bottes. Quelque part, c’était elle qui faisait tache dans le tableau. L’éternelle pessimiste et désagréable. Ça pourrait être l’avis de beaucoup de gens en tout cas. La jeune Clarke posa une question très pertinente sur la façon de ranger, à laquelle la pianiste répondit en renverse le contenu de son carton.

- On a qu’à d’abord faire « sain – bon à jeter », puis on différenciera le « mettable » du « pas mettable ».

Ses paroles lui firent se rendre compte de l’ampleur du labeur à venir mais mieux valait ne pas en parler. Le chilien devait être de cet avis puisque non seulement il ne renchérit pas mais en plus, il ouvrit les hostilités en commentant l’effroyable culotte que tenait leur complice dans ses mains. Ses yeux bleus s’ouvrir tout rond alors qu’elle dévisageait le doyen de la bande avec une expression qui voulait clairement dire « dafuq ?! ». Difficile de trouver le plus choquant là-dedans : le fait qu’il ait deux fois son âge et s’intéresse à ses dessous, le fait qu’il s’intéresse à ses dessous ET se prenne pour un de ses oncles ou… le fait qu’il ignore qu’elle couchait avec Simon ?

- J’dirai à Andrea que tu prends partie au sujet de mes culottes, fit-elle l’air de rien en pliant deux vestes à l’ancienne encore dans un état correct, ça va lui plaire.

Selene maintint le masque d’impassibilité quelques secondes, histoire d’accentuer la menace déguisée, et céda finalement au rire qui lui venait. Ça va, ils étaient suffisamment proche pour qu’elle lui valide ce genre de plaisanterie… pour cette fois. Elle ne se priva pas néanmoins pour lui balancer en pleine figure le prochainement vêtement qu’elle ramassa de sa pile.

- En vrai, ça me rassure que tu sois pas à jour de ce qui se passe dans ma vie « privée », elle avait mimé le dernier mots avec ses doigts, et c’est pas maintenant que j’en parlerai, prévint-elle mystérieusement avant de reporter son attention sur Janessa, on pourrait plutôt parler de Jazz ! Proposa la musicienne avec l’esquisse d’un sourire, qu’est-ce que tu pourrais nous dire… que tu n’as pas encore dit à quelqu’un ici ?

Elle espérait que ça changerait un peu. En tant que derrière arrivée – ou presque – elle devait avoir eu à se présenter et à parler de son passé plusieurs fois déjà. Selene ne tenait pas à la faire repasser par des conventions déjà obsolète, plutôt à ne pas la mettre en marge de l’échange.