Elle demeura impassible mais entendit bien la question posée par son invité. Si elle savait ce que ça faisait de prendre la vie ? Oui, l’avocate en avait déjà eu l’occasion. C’était étrange au début. Il fallait sortir des a priori et des fantasmes. Ce n’était ni aussi spectaculaire, ni aussi propre, ni aussi glorieux que dans les films d’actions hollywoodiens où les héros descendaient des terroristes par dizaines. Arizona avait beaucoup aidé la rouquine à réadapter ses principes, à savoir prendre la vie et à savoir vivre avec. Aujourd’hui, June savait que c’était un pouvoir galvanisant qu’il fallait utiliser avec parcimonie. Elle avait contribué à décimer des camps entiers sous la direction Chambers et depuis qu’elle avait pris sa place, elle avait indirectement encouragé d’autres meurtres en nombre. Alors oui, elle connaissait ce ressenti… et ce n’était étrangement pas celui-ci qui l’empêchait de dormir. Elle n’aurait alors pas dit qu’une part d’elle-même était morte – presque le contraire. C’était une des visions tragico-poétique de la survie qu’elle rejetait fermement. On changeait, forcément, mais c’était nécessaire.

- C’est une très bonne nouvelle parce que c’est ce qu’on veut faire ici : sauver des vies, lui répondit-elle finalement, je vous l’ai dit : nous voulons que le plus possible de survivants aient accès à ce qu’on a ici. En reprenant votre vocation, vous y contribuerez, elle ne mentait pas, même si son discours avait tout de la propagande individualisée, malheureusement, tout le monde n’a pas le recul nécessaire pour comprendre ce que l’on essaye de faire et nous avons récemment eu des… différents, avec une autre communauté, inutile de le cacher : jouer franc-jeu lui permettait de contrôler l’information, qui lui parviendrait de toute manière, nous avons perdu une trentaine de personnes il y a peu. C’est une épreuve difficile à surmonter pour certains d’entre nous.

Autrement dit : qu’il ne s’étonne pas des réactions qu’il pourrait entendre chez certains de ses co-survivants. Des gens qui s’interrogeaient sur le bien fondé de leurs actions, d’autres qui pleureront encore leurs disparus. L’avocate virait légèrement mais gardait le cap malgré la tempête. Elle savait où elle se rendait et où ils finiraient par arriver. Quand la destination sera atteinte, plus personne ne remettra en question les choix qu’elle avait dû prendre – c’était une certitude pour laquelle elle serait prête à mettre sa main au feu.

- Ce ne sera pas le plus évident des climats dans lequel s’intégrer mais je vous rassure : les nouvelles têtes ont toujours fait du bien, un mince sourire aussi artificiel que poli anima brièvement son visage opalin, quant à nos opposants, ne vous inquiétez pas, ils ne sont pas un danger pour nous ici.

Littéralement impossible qu’ils prennent Fort Ward. En dépit de ce qu’on lui avait raconté, June parierait que le ranch avait déjà joué ses cartes maîtresses. S’ils avaient vraiment les atouts pour renverser l’oppression de façon absolue, ils auraient agi plus tôt. Ils ont simplement su s’engouffrer dans des brèches et profiter des erreurs pour négocier une victoire inespérée. Ça ne se reproduirait pas.

June ne s’offusqua pas des questions de son interlocuteur. Elle continuait de le fixer, sûre d’elle, l’esquisse d’un sourire poli sur les lèvres. Il était légitime de douter de ce dont on ne connaissait pas, son rôle serait de le convaincre qu’il avait tort d’être sur la défensive. Si l’avocate ne croyait en son propre camp, personne d’autre ne le ferait, n’est-ce pas ? Replaçant une mèche de cheveux roux échappée de son chignon, elle se pencha légèrement en avant pour répondre.

- Vous avez vu les gens qui vous ont trouvé, n’est-ce pas ? Nombreux et plus que largement équipés, sans aucun doute, vous avez plus les postes de gardes ? La barricade nord ? Questions rhétoriques : il ne pouvait pas les avoir manqués, rien de mort ou de vivants ne pourra approcher nos portes, et encore moins les franchir.

Il restait des failles, bien sûr. Le risque perpétuel que les choses n’éclatent de l’intérieur ou qu’une attaque ne vienne par la mer. Néanmoins, ils étaient parés à tout éventualité : les civils étaient tous formés au minimum vital, ils avaient des plans d’évacuations, des protocoles d’urgence à appliquer. Rien n’était pensé au hasard, les erreurs du passé ne se reproduiraient pas. Pour illustrer ce qui allait suivre, la rouquine tira son long couteau militaire de son étui et le posa sur le bureau.

- Nous ne sommes pas désarmés. Chacun est autorisé, voire encouragé, à toujours avoir une arme blanche sur lui, on ne savait jamais, seules les armes à feu sont consignées. Leur utilisation est contrôlée, autant pour éviter les débordements que pour mieux gérer les stocks, machinalement, elle massa la paume de sa main blessée : c’était depuis ce jour sinistre qu’elle-même avait fait une entorse aux règles pour cacher un 9 mm dans sa chambre, mais n’ayez pas peur : nous sommes largement équipés en la matière. Nous sommes même très loin d’être une communauté désarmée.

C’était même presque ironique de les considérer de la sorte quand on savait toutes les tueries que Fort Ward avait à son palmarès. Ils s’étaient battis sur des efforts, des sacrifices, mais aussi des centaines de cadavres. Ils étaient sans doute à l’image de leur ancienne nation : à se tailler une place à coup de plomb si nécessaire.

- Croyez-moi, appuya-t-elle, vous êtes à l’endroit le plus sécurisé de la région, elle prenait le pari sans hésiter, nos récentes pertes sont le fruit d’un manque de réactivité de notre part alors que nous étions loin de notre base ; ça ne se reproduira pas, assura June avec fermeté. Son sourire artificiel s’élargit alors qu’elle confirma comme en conclusion d’une publicité de propagande : votre vie va vraiment changer ici, Jason.