Gatewood, le 3 juin 2019.

Un grondement sourd tonna au loin et emplit l’air d’une lourdeur on ne peut plus menaçante. Le message était clair : un déluge allait d’ici peu s’abattre sur Seattle et faire un ménage considérable au sein de ses rues. Une épaisse couche de nuages noirs s’était massée au dessus de la ville tandis qu’un vent vif filait de plus en plus vite entre les habitations, les arbres et les voitures laissées à l’abandon. Une bourrasque fit voler les cheveux de Valérian et emporta dans son sillage la fumée de la cigarette qu’il tenait à la main. La raison aurait dicté à quiconque de battre en retraite pour se mettre à l’abri. Pourtant, le grec, visiblement très contrarié, ne broncha pas et porta une nouvelle fois la clope à sa bouche : « Quel bordel ! » fut tout ce qu’il trouva à marmonner avant que le vent n’emporte à leur tour ses paroles.

Il était avachi dans un fauteuil d’extérieur, sur le perron de la maison où lui, Jake, Lily et Julian avaient récemment emménagés. Les sourcils froncés, Valérian contemplait sans la voir la rue qui donnait accès à leur refuge et songeait au secret que lui avait confié Jake ce matin-là : « Mais n’en parle s’tout pas à Lily, hein ? » lui avait dit le jeune homme, visiblement soucieux de préserver la paix au sein du groupe. Comme si lui risquait de réagir au quart de tour et d’incendier sur-le-champ les tourtereaux qui, du reste, l’aurait bien mérité : « Quelle grosse merde ! » soupira Valérian en toussotant un filet de fumée. Le tonnerre tonna à nouveau au loin et il inspira une nouvelle bouffée de cigarette. Il n’y avait pas à dire : Alfonse fumait vraiment de la merde. Et pourtant, cette clope immonde lui faisait un bien fou !

Le grec s’était tenu à l’écart du groupe pour digérer dans la mesure du possible l’information que lui avait livrée Jake. La mine sombre, il oscillait désormais entre colère, peur, fureur, terreur comme un funambule au bord du gouffre de l'indécision. À dire vrai, Valérian ignorait tout bonnement comment réagir face à une telle annonce : celle-ci l’avait complètement pris au dépourvu, à tel point qu’il ne voyait pas d’issue à ses interminables ruminations. Jamais il n’avait envisagé se retrouver dans une situation pareille.

Quelque soit le déroulement de ses réflexions, elles aboutissaient toujours à la même interrogation : « Comment allons-nous nous débrouiller ? » et cette question, au demeurant simple, restait pourtant sans réponse. Ce qui agaçait au plus haut point le grec. Tout sa vie, il avait été entraîné à résoudre de redoutables équations : comment écraser ses adversaires sur le marché concurrentiel ? Comment rendre un produit irrésistible à celui-ci qui n’en a pas besoin ? Comment convaincre une femme de l’honnêteté de ses promesses ? Et s’il avait toujours su découvrir l’angle idéal pour résoudre ces problèmes, cette nouvelle énigme le désemparait au plus haut point.

Un mouvement à sa gauche attira soudain l’attention de Valérian. La main rivée sur son Colt, le grec se redressa doucement pour évaluer le degré de la menace. Il ne lui fallut pas longtemps pour identifier la frêle silhouette de son visiteur et se détendre : Il s’agissait d’elle. Avec une grimace, merde, ce que cette blessure pouvait lui casser les pieds !, Valérian se hissa alors hors de son fauteuil pour signaler sa présence à la jeune femme : « Où vas-tu par ce temps ? » lui demanda t-il, surpris : « Si c’est une douche que tu cherches, inutile d’aller bien loin : je suis sûr que le chien sera ravi de te couvrir de bave. » Une remarque à mi-chemin entre le reproche et la taquinerie. Valérian ne savait décidément pas sur quel pied danser en la compagnie de Lily.

Valérian expira une bouffée de cigarette et lança un regard inquisiteur à la jeune fille lorsque celle-ci, prise au dépourvu, sursauta au son de sa voix : « Navré, je ne cherchais pas à te surprendre. » s’excusa t-il aussitôt, tandis qu’un éclat dans ses yeux trahissait son amusement. Le grec se pencha pour écraser sa cigarette dans le cendrier le plus proche, puis contempla Lily avec une intensité particulière, comme s’il tâchait de déterminer s’il avait affaire à du lard ou du cochon. S’il était inquiet, et par conséquent en colère contre la jeune fille, Valérian ne souhaitait cependant pas laisser libre court à ses humeurs. Non. Avec Lily, il lui faudrait mettre des gants et tourner sa langue sept fois dans sa bouche avant de s’exprimer, au risque de faire fuir la jeune fille et de couper court à toute chance de discuter avec elle.  

Ils se connaissaient maintenant depuis quelques semaines. Pourtant, Valérian n’avait jamais eu l’occasion de converser suffisamment longtemps avec Lily pour prétendre bien la connaître. Si le grec appréciait la jeune fille, celle-ci demeurait un mystère entier à ses yeux. En vérité, elle l’intriguait bien plus qu’il n’était décidé à l’admettre. Comment une jeune femme d’apparence aussi fragile avait-elle pu survivre à ce monde horrible ? Lily disposait sans aucun doute de ressources dont elle-même ne soupçonnait probablement pas l’existence. La jeune fille était bien plus qu’une pleurnicharde et une écervelée. Valérian en était certain.

« Vraiment ? » Valérian haussa imperceptiblement les sourcils lorsque Lily affirma se rendre en ville pour récupérer des piles. Une idée pour le moins dire surprenante, compte tenu de l’orage qui approchait et du secret qu’elle s’efforçait de dissimuler en tirant maladroitement sur son sweat-shirt : « Est ce que je peux connaître les raisons de ce ravitaillement express ? » lui demanda t-il, d’un ton si suspicieux qu’il en eut la désagréable impression d’entendre la voix de son père à la place de la sienne. Ce qui lui déplût énormément. Valérian avait en effet tendance, en compagnie du groupe de jeunes, à adopter une attitude paternaliste qui le surprenait de plus en plus. Voilà qui aurait bien faire rire l’homme d’affaire aussi carriériste qu’égocentrique qu’il avait été !

Valérian s’approcha de Lily tout en s’appuyant précautionneusement à la rambarde du perron. Parvenu à ses côtés, il jeta un coup d’oeil au molosse que désignait la jeune fille, puis reporta son attention sur cette dernière : « Eh bien, je ne peux malheureusement pas me vanter d’avoir été miss météo, mais je pense pouvoir affirmer que oui, il va pleuvoir. Le chien (le grec prononça ce mot comme on parle d’un détritus particulièrement malodorant) semble d’ailleurs d’accord avec moi sur ce point. Ce qui, en ce qui nous concerne, est plutôt rare. » Un sourire tressailli au coin de sa bouche : « Mais si tu souhaites rester dehors pour tester notre théorie, je t’en prie, fais comme il te plaît. »

Le grec lança un regard pétillant à Lily. Par ces touches d’humour, il espérait parvenir à détendre jeune fille. Et lui aussi, par la même occasion. Dans un geste calculé, il s’adossa alors à la rambarde du perron pour prétendre à une décontraction qu’il était, en vérité, loin de ressentir. Les yeux suspendus à ceux de la jeune fille, Valérian pesait effectivement avec une extrême prudence les prochaines remarques qu’il adresserait à celle-ci.

Il fut quelque peu désarçonné par la question qui lui posa enfin Lily. Celle-ci était emprunte d’une telle naïveté qu’elle lui arracha, contre toute attente, un bref éclat de rire. Recouvrant son sérieux, Valérian lui dit alors : « Je suis désolé de constater le peu de considération que tu as pour moi. Me crois-tu sincèrement capable de te laisser filer seule, et de surcroit sous la pluie, pour récupérer des broutilles ? Julian m’achèverait de ses propres mains si c’était le cas. Je tiens à rester en vie, merci bien. »

Le grec lui lança alors un regard perçant : « Dis-moi, y a t-il une raison particulière qui te pousse à vouloir prendre la fuite ? »