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let us go then, you and i

Lun 9 Sep 2019 - 16:04

7h42. Les doigts gelés remontent le mécanisme de vingt-quatre heures exactement, geste expert au sein d’un quotidien devenu répétitif à l’extrême. Jamie émerge, la bouche pâteuse, les membres engourdis par le froid, et répète son rituel matinal. Inspection visuelle des environs. Une fois que la garantie de tranquillité est acquise : friction des mains entre elles, puis des bras, motion coûteuse mais qui gagne en fluidité de son épaule handicapée. Si elle sent un centimètre de plus se libérer, elle tente de toucher l’arrière de son crâne, puis ses genoux. Aujourd’hui marque le douzième échec depuis sa blessure. Peut-être le treizième. Elle s’aperçoit qu’elle a oublié de compter et, pour la première fois, l’idée ne la panique pas.

Comme chaque matin, une demi-barre de céréales tombe dans son ventre crampé par la faim. La maigre collation quotidienne ne suffit pas, et pourtant les ressources dans son sac s’allègent chaque jour. La rouquine étouffe un soupir dans sa bouteille d’eau à moitié vide : c’est le moment. Il va falloir bouger, s’aventurer hors du refuge, sous peine que la bicoque délabrée qui lui a servi de refuge pendant trois nuits devienne son tombeau. Sa blessure à l’épaule ne suinte plus assez, n’est plus assez handicapante pour lui servir d’excuse et, si les rôdeurs n’étaient plus menaçants par leur nombre, la sédentarité n’est pas permise. Si Aubrey se rend à Seattle aussi, elle a trois bons jours de marche d’avance sur elle. Ca peut être trop pour qu’elles aient l’occasion de se retrouver.

La jeune femme frotte son visage avec ses paumes et quitte prestement son sac de couchage, le replie avec méticulosité dans son vieux sac. Constat quotidien, elle le soupèse : il est devenu incroyablement léger. Ce matin, elle ignore les boîtes de médicaments éventrées dans la poche avant et hisse son sac sur son épaule valide, hache à la main, pour quitter son foyer de fortune. Immédiatement, le vent frais enveloppe sa silhouette frêle et les seize degrés matinaux lui font l’effet d’une claque revigorante. Retour au monde réel, à la vision trouble qui perturbe son ancrage et à son épaule lancinante qu’elle s’efforce d’ignorer. Elle traverse les champs laissés à l’abandon avec un pas véloce mais instable, se hâte de regagner la forêt – son abri des trois derniers jours, vraie forteresse au milieu des champs à découvert, n’était sécurisé que lorsqu’elle s’y cachait.

Autour d’elle la végétation se densifie et toute trace de son passage disparaît peu à peu dans les fourrées. Ne subsiste que le craquement des feuilles sous ses bottes mêlé au pépiement joyeux des oiseaux indifférents à la dévastation qui les entoure. D’habitude, Jamie a envie de régler leur indifférence à coups de pierre. Aujourd’hui, elle se complait dans le mélange des sonorités, se focalise entièrement sur elles pour éviter de penser à la fatigue, à la douleur, à ce but qui lui paraît trop lointain pour aboutir… Nouvelle rasade d’eau pour désenfler sa langue cartonnée. Les heures s’égrainent comme des semaines et il doit être à peine midi quand le panneau de Puyallup affiche sa première étape. Il lui faut encore une heure pour atteindre son but : le lac Bradley.

Le soleil est haut, les vingt-deux degrés de Seattle revêtent le lac de reflets dorés et Jamie relève son visage en sueur vers le soleil, l’accueille avec un délassement qu’elle n’a pas ressenti depuis trop longtemps. Les alentours semblent calme : la jeune femme se déleste de son sac sur la rive, enlève prestement ses vêtements et décide d’aller se rincer avant que le soleil ne disparaisse à nouveau derrière la cime infinie de la forêt. Elle défait son bandage de fortune et l’abandonne avec ses affaires. Ses sous-vêtements passeront à l'eau – maigre prix à payer pour une sensation de propreté trop rare. Seule sa hache l’accompagne durant sa toilette sommaire, empoignée dans sa main valide tandis qu’elle se rince maladroitement avec sa main handicapée. Le calme le plus complet répond aux clapotis qu’elle génère sur l’eau – les oiseaux semblent même s’être tus, éloignés du bord de l’eau. Graduellement, sa méfiance perpétuelle retombe d’un cran. Elle profite de la sensation brève d’un corps propre, entend à peine les pas lourds et rapides se rapprocher de sa position. Tant et si bien que la silhouette qui se dessine au coin de son œil gauche l’alerte au dernier moment – hache en main, elle se hisse hors de l’eau et revêt sa veste à la hâte. Hache brandie devant elle, elle se campe maladroitement sur ses pieds nus, dans l’expectative. Elle lance un « y a quelqu’un ? » au vent, ne reçoit que le crissement des feuilles d’arbres pour toute réponse. Enfin, la silhouette surgit. En défense ultime, Jamie peine à lever sa hache. C’est la surprise et le choc qui la font retomber aussi sec.

« Aubrey. »

Le prénom sort comme un constat. Pas de questions : juste de la surprise, du désemparement, et un mélange de soulagement et de culpabilité qui la recouvrent comme une vague trop grande pour ses émotions usées.
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