L'intérieur de la tente médicale n'était pas très éclairé. Il fallait dire que c'était une de ces journées moroses où le ciel bas ne laissait passer aucune lumière. Alors il faisait sombre au dehors, et encore davantage dans l'entrepôt du No Man's Land. Kaycee avait sorti une lampe, qui fonctionnait par dynamo, pour s'éclairer davantage. Aujourd'hui, elle gérait seule le business familial. Son père passerait certainement en milieu d'après-midi, récupérer leur butin du jour et éventuellement donner un coup de main. Pour l'instant, tout était tranquille. Aucun potentiel patient ne s'était présenté depuis le début de la matinée. Elle leva les yeux vers l’extrémité de la tente militaire, ouverte sur le hangar. Seul le ronflement d'Idriss, qui s'octroyait une sieste, protégé par la toile, brisait le silence. Même si la jeune fille ne se sentait nullement le besoin d'avoir un tel chien de garde, la présence du mastodonte restait rassurante. L'adolescente cala une mèche de ses cheveux derrière son oreille et reporta son attention sur le carnet qu'elle avait ressorti.

Cela faisait plusieurs semaines qu'elle avait mis ce dernier un peu de côté. Elle l'avait retourné dans tous les sens les premiers jours, mais elle séchait. Ni ces portraits dessinés au crayon, ni ces paysages ne lui donnaient le moindre indice sur la signification des symboles ou des séries de numéros qui se mélangeaient au fil des pages. Elle gardait pourtant ce pressentiment, partagé par Hannah à l'époque, que quelque chose d'important se cachait là-dedans. Alors là voilà qui feuilletait de nouveau les pages, les lèvres pincées, à la recherche d'un éclair de génie.

Assise sur un tabouret, elle se frotta finalement les yeux et s'étira en se faisant craquer le cou. Le carnet ouvert sur un paysage inconnu, dessiné en double page. Elle se baissa alors pour refaire son lacet, quand elle remarqua la présence d'une silhouette hésitante non loin de l'entrée de la tente.

- Tu peux entrer, déclara-t-elle, pour encourager l'inconnue à s'approcher. Je ne mors pas, ajouta-t-elle, tout en se levant, avant de préciser par habitude. Ouais, ce n'est que moi. L'intonation était un peu blasée.

Les gens qui pénétraient ici, qu'ils suivent seulement la croix rouge qui apparaissait sur la tente, ou qu'ils aient entendu parler de ce dispensaire de fortune de bouche à oreille, se révélaient souvent déçus quand il découvrait l'adolescente, seule aux commandes. Il était clair qu'Emerson affichait un peu plus d'expérience et inspirait plus de confiance. Pourtant la jeune fille commençait à être à l'aise dans bien des domaines. Déjà au lycée Garfield, au tout début de l'apocalypse, elle regardait souvent sa mère travailler et il lui arrivait de l'aider. Mais depuis quelques mois, sa formation était beaucoup plus officielle et elle avait appris et mit en pratique pas mal de soins.

Elle dévisagea la jeune fille qui s'était approchée. Les cheveux blonds, au carré, comme elle. Même  tranche d'âge.

- Qu'est-ce que j'peux faire pour toi?

La plaie, sous le bandage propre mis la veille, lui offre le même spectacle que tous les jours avant celui-ci : une lésion boursouflée et suintante, qui gonfle son épaule avec ses palpitations amplifiées. L’habituel roulement d’épaule qu’elle s’impose pour jauger l’amplitude de ses mouvements lui tire une énième grimace - plus de doute, le bandage propre n’a servi à rien, si ce n’est juguler un peu plus longtemps la crise imminente. Jamie se redresse dans son sac de couchage avec peine, la même contraction musculaire généralisée que tous les autres matins depuis sa nouvelle vie. Encore une fois, c’est la plaie qui l’a réveillée, malgré la fatigue de la veille et le soulagement conséquent de dormir à l’abri. Et il va falloir se résoudre à passer à la vitesse supérieure.

Quand la rouquine se redresse sur ses pieds, c’est pour faire face à un hangar presque aussi calme que la veille. De ci de là, quelques conversations se poursuivent sans animation ou éclats de voix. Chacun vaque à ses occupations dans un silence religieux, presque inquiétant. Loin est le temps où on pouvait encore s’imprégner d’un fond d’optimisme dans le refuge des itinérants. Jamie se demande ce qui a pu l’éteindre entre son dernier passage et aujourd’hui.

Ses pieds la portent avec hésitation jusqu’à la tente médicale érigée dans le hangar. Celle-ci, lieu de passage incontournable des voyageurs, n’a que représenté très peu d’utilités pour le trio à l’époque : économe et soucieux de dépenser au moins, Jordan avait toujours préféré soigner manuellement les petites blessures, autant que possible. Naturellement, ses acolytes avaient suivi. Aujourd’hui, la jeune femme n’est pas sûre de savoir ce que son aîné lui aurait conseillé. Et d’ailleurs, elle préfère ne pas s’y attarder. De son bras valide, elle pousse le pan de la tente pour s’y introduire, campée à l’entrée, attendant un signe pour avancer davantage. Le temps que ses yeux s’habituent au changement de contraste, à l’intérieur éclairé par une simple lampe dynamo, la silhouette qu’elle peinait à distinguer se redresse sur son tabouret.

- Ouais, ce n'est que moi.

La voix qui lui parvient trahit une jeunesse qu’elle essaie de trouver sur les traits de la propriétaire. Lorsque ses yeux s’adaptent au contraste infligé par la lampe, enfin, elle réalise qu’elle fait face à une fille d’à peu près son âge, aux traits également figés, au regard peut-être même plus acéré. Jamie se sent tiraillée entre la confiance immédiate que lui inspire la présence de quelqu’un de son âge, et une défiance plus grande encore pour à peu près cette même raison.

« J’ai pris un coup de couteau à l’épaule, y a quelques temps. Tu peux y faire quelque chose ? »

La jeune femme s’approche et tire sur la manche de son pull de manière à dévoiler son épaule. Elle esquisse une grimace comme pour s’excuser du spectacle. Elle suppose que c’est le jeune âge de sa vis-à-vis, ou peut-être son ton blasé et désintéressé, mais Jamie se sent obligée de prendre les devants : « Faudrait désinfecter. J’ai pris des antibios, mais j’ai rien pu faire d’autre. » Et encore, elle n’est pas sûre de quel genre d’antibiotiques il s’agit vraiment. Sur le coup de la hâte et la menace, Jamie ne s’est pas vraiment appliquée pour lire les notices de ses larcins. La rouquine baisse la tête, observe le petit bureau de fortune, balaie du regard son plan de travail improvisé. Naturellement, son regard revient vers la jeune femme qui lui fait face, et elle s’autorise à l’observer quelques secondes, à essayer de poser un nom sur ce visage, en vain.

« T’es là depuis longtemps ? » questionne-t-elle enfin.

Elle s’étonne elle-même d’engager la conversation, de se sentir avide de parler de tout et de rien. Pas de doute, elle est en mal de communication, et l’inconnue face à elle est tombée au bon moment.

Kaycee fronça légèrement les sourcils quand Jamie évoqua le coup de couteau. Enfin surtout l’ancienneté de la blessure ! Car ils se faisaient un mot d’ordre de ne jamais poser de question sur l’origine des plaies. Ce n’était pas leur problème et il était inutile de faire fuir la clientèle pour un simple manque de discrétion ! Aussi quand ce n’était pas nécessaire, ils évitaient simplement de poser des questions.

- Fais voir, répondit simplement la gamine tout en s’approchant cette fois de l’épaule de la jeune fille. Elle fit une grimace. Ce n’était effectivement pas très joli à voir, c’était en train de s’infecter. De couleur vaguement jaune, elle paraissait suintée du pus. Hum… C’est le minimum en effet, réagit-elle, tout en prenant un gant en plastique – ils en avaient déniché tout un stock – qu’elle enfila avant d’appuyer légèrement sur la zone abimée. Elle se recula alors, prête à donner son verdict. Jamie la devança toutefois avec une question personnelle. Kaycee haussa un sourcil. Au No Man’s Land ? Demanda-t-elle dans la foulée. Moins d’un an, on a découvert l’endroit avant l’hiver, l’an passé. Ma mère est médecin, c’est elle qui m’a formée, précisa-t-elle pour rassurer son interlocutrice. Car elle posait bien sa question pour ça, non ?

Ses yeux clairs dévisagèrent la fille devant elle. Elle ne rentrerait pas davantage dans les détails. Elle ne se laisserait ni distraire, ni amadouer. Si Jamie venait ici aujourd’hui, c’était bien parce qu’elle n’avait pas d’autres choix dans tous les cas ! De toute évidence, elle n’avait aucune idée de comment se soigner. Et elle avait visiblement essayé…

- Les antibios, c’est bien. Quand ils sont adaptés déjà, mais aussi quand la source de l’infection est supprimée, commenca-t-elle à expliquer, revenant au cas de la jeune femme. Disons que ça n’a pas fait de mal, mais que ce n’est pas ça qui résoudra ton problème. Elle date de quand ta blessure ? Tu l’avais bien nettoyée ? A l’eau. Au savon, précisa-t-elle. Elle s’était approchée de son bureau et croisa les bras en calant le bout de ses fesses sur ce dernier. J’peux t’aider, mais ce s’ra pas gratuit. Elle planta ses prunelles dans celle de sa comparse, avant d’ajouter, comme pour se justifier : faudrait renettoyer la plaie, désinfecter, peut-être faire quelques points et protéger. T’as du matériel ? Nul doute que ça réduisait considérablement la note. Qu’est-ce que tu proposes ?

Ils ne fixaient jamais eux-mêmes les tarifs. Déjà parce que la valeur des choses était devenue relative, mais aussi car les ressources des gens qui passaient par ici étaient variables. Du simple au double. Voire bien davantage. La marge que pouvait se faire la petite blonde était donc fluctuante et toute la négociation se basait sur l’enchère d’origine.