Loner

Il avait beau être réveillé depuis deux bonnes heures, il n'arrivait pas à émerger. Sa nuit avait duré bien neuf heure, il avait dormi d'un sommeil de plomb, comme toujours, sans pouvoir rien faire pour sortir de ses cauchemars, et s'était réveillé avec cette désagréable sensation de ne pas avoir dormi du tout, avec, en bonus, un intense mal de tête.

Le camp s'était ensuite réveillé à son tour, les gens étaient passés devant lui, qui était resté assis à l'entrée du dortoir, sans vraiment le remarquer. C'était ainsi : Milow le fantôme. Il ne faisait pas non plus d'effort pour s'intégrer, de toute manière, il n'était définitivement pas le bienvenu ici, et ne le sera jamais. Tant pis. Dans tous les cas, il n'en avait envie. Tous ces débiles, là … pff. Il les méprisait tous, ou presque tous. Ils étaient même parvenus à éloigner sa sœur de lui. À présent, Ryan paraissait être comme un poisson dans l'eau, ici. Et quand elle venait le voir, elle se fermait un peu. Comme si elle voyait sur le visage de son frère tout ce qui lui faisait mal à elle. Normal qu'elle le fuit. Il la comprenait, au final.

Ses doigts vinrent replier le papier froissé, pour venir le fourrer dans sa poche. Le fameux croquis de Jesse, dessiné par Ludwig. Milow avait dit, au départ, qu'il n'en voulait pas. Et il sentait que revoir le visage de son frère ne lui faisait pas du bien. Peut-être était-ce aussi pour ça qu'il le gardait, et qu'il le regardait si souvent. Pour ne pas oublier son geste. Pour ne pas revivre, car il estimait ne pas le mériter.

Une silhouette vint lui faire de l'ombre, le forçant à relever le nez de sa vide contemplation du sol et à se redresser sur la chaise sur laquelle il était en train de se balancer. Il plissa les yeux, vaguement aveuglé par le soleil, et discerna les traits de cette personne qui osait le déranger.

- Quoi ?

Lui, il l'avait jamais vu. Et d'emblée, il se fit la réflexion qu'il n'avait pas envie de faire d'effort avec lui.

- On m'a pas encore dit quoi faire, aujourd'hui. C'pour ça que j'bouge pas, ajouta-t-il pour s'excuser de son inactivité.

Un lourd soupir gonfla dans ses poumons, pour venir filtrer entre ses narines. Il roula des yeux, comme un élève qui allait se faire réprimander par un professeur et qui préférait continuer de jouer la carte de l'insolence plutôt que de se calmer.

- C'est quoi, aujourd'hui ? Jardinage ? Atelier menuiserie ? Ménage, ou cuisine ?

L'autre finit par ouvrir la bouche, pour lui lancer une pique qui ne laissa pas Milow indifférent. Il haussa les sourcils dans cet air qui voulait dire 'il est sérieux, lui ?' et croisa les bras contre son buste. Dans un haussement d'épaules, il se permit de répondre, jouant sur ses propres paroles.

- T'es pas venu assez tôt, j'me suis pissé dessus. Tu dois changer ma couche maintenant.

Qu'est-ce qu'il s'en tamponnait, de son amour-propre, si ça renforçait les pensées de ce type, Milow pouvait bien lui dire ce qu'il voulait entendre.
Mais il n'aimait pas sa dernière phrase. Comment il avait fait pour survivre jusqu'ici ? Il était sérieux, le vieux, à juger d'un simple regard ? Milow eut brusquement envie de cracher à ses pieds, histoire de lui démontrer que son opinion, il pouvait se la carrer où il pensait bien, mais il se contenta de le fixer sans rien ajouter. Il n'était pas encore assez en forme pour se permettre de provoquer. Et … il n'était pas sur son territoire.

Le type lui intima de se lever, apparemment fier de lui proposer une activité. L'ado demeura un instant assis à le regarder de la même manière, histoire de lire dans son regard ce qu'il allait lui faire faire, avant de lâcher un soupir et de se mettre sur ses jambes. Il aurait bien pu rester toute la journée assis à ne rien faire sans que ça ne le dérange.

Il étouffa un baillement dans le creux de son coude et constata, alors qu'il se trouvait face à lui, qu'il avait effectivement grandi, ces derniers temps. Alors qu'avant, il dépassait à peine certaines femmes, il se trouvait à présent de la même taille que beaucoup de personne, dont de ce mec. Ça, ça l'embêtait. Même s'il savait qu'à un moment donné, sa croissance allait reprendre, il n'aurait pas dit non à garder toute sa vie son allure de gosse de treize ans. À leur époque, c'était plus simple, pour attendrir les gens.

- J'suis pas un gamin, lança-t-il en plongeant ses mains dans ses poches et en détournant le regard. Qu'est-ce que tu veux que je fasse ?

Un truc pas trop chiant, pitié …
Peu importait, au final. Il haussa une épaule.

- J'te suis.

Il ne lui avait pas échappé, ce regard condescendant que cet homme lui avait lancé. Il les connaissait par cœur, parce qu'il en était lui-même un fervent pratiquant.
À sa réplique, Milow lâcha un vague sourire, en écho à celui du type, comme si ça les amusait autant l'un que l'autre que de s'en mettre plein la tronche.

- Il faut ce qu'il faut pour survivre, hein.

Il le suivit donc en traînant vaguement la patte, et eut la subite envie de lui faire un doigt lorsqu'il le regarda. Cependant, il prit la sage décision de s'abstenir.
Une légère surprise teinta ses traits lorsqu'il lui demanda comment il était arrivé ici. Alors comme ça, il y en avait ici qui n'était pas au courant ? D'où il sortait, lui ? La rumeur avait pourtant fait le tour du campement en un claquement de doigt.

Milow l'observa du coin de l'oeil alors qu'il réfléchissait. Il ne devait pas connaître Jesse. Mais Jesse semblait avoir été ici depuis un long moment. Alors … ce type ne devait pas être là depuis bien longtemps. Ou alors il était vraiment à côté de ses pompes.

- Ouais, c'est Milow. Et toi ? Et j'suis arrivé ici … Par hasard.

Ce n'était pas faux, au final.

- Y'a rien de plus à dire.

De toute manière, si cela l'intéressait tant que ça, il lui suffirait de demander autour de lui. Les débiles qui vivaient ici se feraient une joie de le mettre au courant sur le crime du jeune Lewis.

Il ne lui retourna pas la question, parce que la réponse ne l'intéressait pas le moins du monde. Qu'on lui file sa tâche à faire et qu'on le laisse se murer dans le silence pour la journée ! C'était bien ce qui lui convenait le mieux.

Franck s'arrêta devant du matériel visiblement sportif et se pencha pour fouiller à l'intérieur. Un air vaguement écoeuré se dessina sur le visage de Milow. Bordel …
Il rattrapa le bandage qu'on lui lança et le considéra un instant, l'air parfaitement sérieux.

- C'est pour quoi faire ? De la boxe ?

Il secoua la tête alors qu'une expression vaguement insolente accompagnait ses mots.

- Je fais pas de boxe. Je veux pas me battre.

Parce qu'il n'avait jamais boxé de sa vie, alors que Jesse en était un fervent pratiquant, avant. À croire que tout le monde faisait exprès de lui rappeler sans cesse ce qu'il n'était pas, et ce qu'il avait fait disparaître.

Il fit balancer son poids sur une jambe et jeta le bandage au niveau des sacs.

- Je préfère jardiner. La boxe c'est pour les tafioles.

Tout comme Franck l'avait fait un peu plus tôt, Milow le regarda de bas en haut, un sourcil arqué, pas impressionné du tout, sans se douter, malgré tout, qu'il avait face à lui quelqu'un de réellement calé en boxe.

Franck souleva un sourcil interrogateur lorsque le gamin lui répondit qu’il était arrivé là par hasard. Visiblement, il ne lui disait pas tout. Quoique. Lui aussi était arrivé là “par hasard”. Il n’avait pas vraiment choisi de se faire sauver par Sélène aux alentour du camp, bien qu'à choisir, il aurait certainement accepté de se faire secourir. Faudrait qu’il demande à Sélène ou à Daniella ce que Milow foutait là à l’occasion. En tout cas, lui n’avait pas l’air de bien vouloir discuter.

“Moi c’est Franck. Par hasard hein? Un peu pareil. ça va faire bientôt un mois. Mais bon, t’en a probablement rien à foutre. “

Il répondit à sa question lorsqu’il lui demande si c’était de la boxe “Tout juste gamin, tu m’as l’air futé dis donc toi. Une vraie flèche!”  

Lorsque Milow jeta le bandage au sol, Franck le regarda d’un regard froid et désapprobateur. Regard qui se durcit encore plus suite à la pique du jeune homme sur sa préférence pour le jardinage et sa pensée sur la boxe. Mais quel petit con.

“Ecoute gamin. Quand on est un sac à merde comme toi qui ouvre bien trop sa gueule, on a tendance à attirer les coups. Alors à toi de voir si tu préfère juste prendre des coups, ou au moins donner un peu de fils à retordre aux connards qui voudront t’en coller. Vaut mieux être une botte qu’un cul.”

Franck ramassa le bandage jeté au sol et s’avança vers Milow, l’air passablement énervé, et lui colla les bandes de sports sur la poitrine, le poussant au passage, assez pour lui faire perdre l’équilibre. Pas difficile au vu de la différence de gabarit., Le gamin avait beau être grand, le cinquantenaire était quasi sur de pouvoir l’allonger sans difficultés. Le but n’étant pas là, mais l’idée était tentante…

“Alors enfile ces trucs là. Et viens essayer de me cogner pour voir. M’enfin bon, vu la pleureuse que tu semble être, je suis même pas sur que t’arrive à me toucher avec tes petits poings crispés.“

À l'évidence, Milow comme Franck étaient des grandes gueules têtues à souhait. De plus, ils ne semblaient pas être sur la même longueur d'ondes, ce qui compliquait d'emblée leur relation. Dommage, tout de même, que Jesse soit mort, songea tristement le jeune Lewis. Lui et Franck auraient été probablement très amis, et ce dernier, au moins, aurait trouvé son compte en partenaire de boxe.

Sa dernière réplique eut pour effet de piquer le type à vif. Il ne mâcha pas ses mots pour lui balancer le fond de sa pensée, si bien que Milow eut presque envie de rire. Ce Franck, dans les yeux du garçon, possédait un certain potentiel comique qu'il ne devait pas soupçonner. Ce franc parlé, cette grande gueule, le fait de prendre à cœur tout ce qu'il disait … Oui, c'était amusant.

- Tu crois que je m'en suis sorti jusqu'à aujourd'hui par hasard ? J'ai pas besoin de boxe pour me défendre.

Le boxeur lui plaqua brutalement contre le buste le bandage qu'il avait jeté au sol. Si brutalement que Milow fit quelques pas en arrière et manqua de tomber. Ouais, il avait une sacrée poigne, c'était un fait. Il suffisait de voir ses grosses paluches, là.

La provocation ne prit toujours pas. Il considéra les bandages en le retournant entre ses doigts.

- T'as raison, j'arriverai pas à te toucher. Pas besoin d'essayer, ok ? Trouves-toi un autre adversaire, ce sera pas amusant avec moi. J'veux pas me battre j't'ai dis, j'suis assez clair ou pas ?

Cette fois-ci, il envoya les bandes au loin, avec force, pour que Franck ne puisse pas lui refoutre entre les mains. La tension était monté d'un cran pour Milow, dont les joues rondes s'étaient légèrement teintes de rouge.
Il écarta les bras de chaque côté de son corps et secoua la tête.

- J'suis une pleureuse si tu le dis. J'suis un gamin, une merde qui sait pas se battre, ça te va ? Tu me fous la paix avec ton sport de tapette, maintenant ? Y'a sûrement d'autres gros balourds ici vachement plus aptes à faire bong bong avec toi !

Et parce que c'était un peu sa marque de fabrique et qu'il aimait ponctuer ses phrases avec classe et élégance, il cracha à ses pieds. Histoire de bien démontrer tout le dédain qu'il ressentait pour ce sport, pour ce mec, pour ce camp, pour le monde entier.