Suivant sa sœur de cette démarche traînante, mains visées dans les poches de son sweat, visage aussi fermé qu'à l'accoutumée, l'ex-coursier ne retint pas un soupir résigné. Il n'avait pourtant pas eu dans l'idée de la suivre dans son délire, et pourtant il était là à se laisser mener dans l'enceinte du fort. À quel moment avait-il capitulé ? Ah oui, quand elle avait balancé que c'était ''un super plan'' et qu'elle n'avait ''pas d'autre choix''. De toute façon t'as jamais su dire non à ses caprices, Andy, même les plus farfelus, c'est pas aujourd'hui que ça va changer. La jeune femme lui avait expliqué qu'ils avaient un échiquier ici, et qu'elle avait prévu d'en faire une partie avec une Selene qu'il ne connaissait que de nom. Il l'avait bien croisée à quelques reprises mais n'était pas vraiment allé vers elle, bien trop sur la réserve et l'observation. Ô il avait eu quelques échos, rien de très glorieux à dire vrai, pour autant Andrew était celui qu'il était et les jugements hâtifs ne faisaient pas partie de son caractère. Sûr qu'il parviendrait à trouver des excuses au pire connard de l'univers tant qu'il ne s'en prenait pas à Tessa alors... La concernée lui avait parlé de cette fameuse partie d'échec avec passion avant de conclure par ''mais je dois finalement aider Olivia en cuisine donc je pourrai pas y aller, tu me remplaces ?'' Et il avait fini par dire oui, plutôt à contre cœur, pour le plus grand soulagement de sa cadette qui se voyait mal faire un faux plan à son ''adversaire''.

T'as eu le temps d'apprendre à jouer aux échecs entre deux désintox ? Second point noir de l'histoire. La brune s'attendait sans doute à jouer avec quelqu'un qui n'était pas complètement ignorant dans le domaine, et Andrew, lui, ne s'y était juste jamais intéressé. Personne pour lui apprendre, pas assez de concentration pour daigner se prendre ce temps, bref, il ne serait sans doute pas un cadeau pour la pauvre Selene. À bien y penser, l'imprévu de Tessa arrivait comme un cheveu sur la soupe. C'était un foutu date qu'elle était entrain de lui monter ou quoi ? Sans doute pas, mais il fallait s'attendre à tout de sa part, du moins Andy s'attendait-il à tout.

Arrivés à la hauteur de la table où était installée la brune, le jeu déjà mis en place devant elle, il força un bref sourire, la plus jeune ne tardant pas à prendre la parole. « Salut ! Écoute... je suis désolée mais Olivia m'a demandé mon aide en cuisine alors je vais finalement pas pouvoir jouer, mais j'ai trouvé un remplacement ! » Se décalant pour désigner le grand qui avait repris cette expression neutre, elle reprit. « Il a jamais joué alors faudra être patiente mais... -un haussement d'épaule- désolée. » Et elle avait filé, les laissant tous les deux comme de gros débiles qui se fixaient comme des merlans fris. Surtout Andrew, à dire vrai. Après quelques secondes de flottement, il inspirait. « Pardon pour ça, Tess n'a pas toujours les meilleures idées du monde. » Tu crois vraiment que justifier ça comme ça apaisera le malaise ? C'est beau de te leurrer, Andy. Sortant une main de sa poche pour la passer nerveusement sur sa nuque, le châtain posait ses prunelles claires sur l'échiquier, le désignant finalement du doigt. « C'est compliqué ? Si tu préfères laisser tomber je comprendrais, je ne me conseille pas en tant qu'élève » avoua-t-il en soufflant d'un air amusé, espérant presque qu'elle lui dise qu'en effet c'était trop compliqué et qu'elle n'avait pas d'énergie à fournir pour cela.

La jeune femme s’était surprise à accepter une partie d’échec. Douce ironie quand on pensait que toute son adolescence, elle s’était moquée du club d’échec de son lycée en appelant ça un « truc de vieux ». Sans doute était-elle passée dans le camp des personnes âgées sans s’en rendre compte… les dernières années l’avaient fait mûrir à toute vitesse. Et puis réfléchir sur un sujet aussi léger ne pouvait que lui faire du bien. Autrement, elle repenserait aux Scarecrows et à leurs agissements.

Installée devant la table où elle avait déjà disposé les pièces sur l’échiquier, elle leva la tête sur Tessa qui la prit en traître. Impossible de répliquer que cette dernière s’en allait déjà en cuisine soi-disant et la laissait en plan face à son frangin. La pianiste n’était pas née hier et elle voyait clair dans leur stratagème : à tous les coups, sa potentielle adversaire l’avait piégée pour arranger un tête-à-tête avec Andrew. Selene ne savait pas si elle devait être flattée ou agacée.

- C’est bon, reste, lui accorda-t-elle alors qu’il cherchait aussi à se débiner.

Il avait sincèrement l’air aussi mal à l’aise qu’elle, alors elle voulait bien lui accorder le bénéfice du doute. Elle prit une grande inspiration et rapprocha un peu plus sa chaise de la table. D’un geste rapide, la musicienne dégagea son champ de vision des mèches de cheveux qui l’encombraient. Ses yeux bleus glacier se posèrent un instant sur son élève en train de prendre place.

- Tu n’as vraiment jamais joué alors ? C’était une simple question : elle-même était loin d’être une spécialiste, tu as différentes pièces, chacune ne peut se déplacer que selon une règle précise. Chacun notre tour, on fait un déplacement et le but, c’est d’aller acculer le roi de l’adversaire, elle attrapa la figure concernée pour la monter à Andrew, l’acculer, ça veut dire qu’il est menacé est ne peut pas y échapper, c’était sans doute un peu vague comme ça, mais il comprendrait à la longue, jusque-là tu me suis ? Parce que c’est la suite qui devient un peu plus compliquée.

Enfin, l’esquisse d’un sourire rendit son visage ivoirin un peu moins dur. S’il ne voulait pas se laisser embarquer là-dedans, c’était le moment de le dire

S'il fallait citer un moment où le Californien avait eu envie de se planquer dans un trou de souris, cette situation, là, pouvait clairement servir d'exemple. Rien que le coup d’œil que Selene avait adressé à Tessa lorsqu'elle avait annoncé avoir un empêchement avait suffit à le mettre encore un peu plus mal à l'aise. À quel moment avait-il supposé qu'accepter de remplacer sa sœur était une bonne idée ? Il le savait, pourtant, qu'elle le traînait parfois dans des plans foireux. Pas que ça partait d'une mauvais intention, elle souhaitait sans doute simplement qu'il parvienne à s'intégrer et qu'il s'ouvre un peu à leurs nouveaux compagnons de galère, mais parfois à vouloir trop bien faire on faisait mal. De toute façon, comment tu pourrais lui en vouloir, à la gamine ? Ce serait franchement déplacé venant de toi et de tout ce que tu lui as fait endurer. Et elle le sait elle aussi. Est-ce qu'elle en joue ? Peut-être bien. C'est donc tout naturellement que le coursier s'était excusé, faisant comprendre à la brune qu'il n'y était pour rien tout en cherchant à ne pas leur infliger cela, ni à elle ni à lui.

Mais elle lui disait de rester. Par simple pitié devant son malaise ou parce-qu'elle avait réellement envie de faire une partie d'échecs ? Difficile à dire, pas trop important au fond, Andrew ne poserait pas la question. Esquissant un bref sourire gêné il avait à son tour pris place en face du plateau où les pièces étaient déjà positionnées, le détaillant un instant avant de relever le nez vers la jeune femme. Ils te foutent mal à l'aise ces grands yeux bleus hein, Andy ? T'as pas l'impression qu'elle peut voir jusqu'au plus profond de toi ? Voir tout ce que tu caches... Déglutissant, il secouait la tête à la question, rétorquant un bref « non ». Inutile de lui dire qu'il avait déjà vu quelques personnes y jouer, qu'il connaissait plus ou moins le principe, il n'avait de toute façon aucune base. Se montrant donc attentif aux premières explications, il hochait par moments la tête, observant ledit toi dont elle parlait. Chaque pièce se déplaçait selon une règle précise. Pas sorti de l'auberge avec tout ça, du tout.

« Pour l'instant ça va » répondait-il en croisant les mains devant lui, crispant doucement ses doigts, encore tendu. Il captait néanmoins le bref sourire de la brune, y répondant brièvement en haussant les épaules. « Je suppose que ce n'est pas en une partie que j'intégrerai tous les détails. » Une réalité sans doute, mais à peine avait-il prononcé ces mots qu'il craignait qu'elle pense qu'il s'imposait pour monopoliser d'avantage de son temps, ou qu'il faisait une proposition décalée pour passer du temps avec elle. « Enfin... si je suis trop à l'ouest tu peux me virer, je comprendrai. » Et il était sincère, il ne s'en offusquerait pas le moins du monde, bien conscient qu'il n'était pas le meilleur élève qui soit. De plus, il serait plus supportable de se faire jeter du cours d'échec que de supporter un malaise parce-qu'il était trop chiant et qu'elle ne le disait pas.

- C’est bon, t’en fais pas, le rassura-t-elle une fois de plus.

Finalement, il se montrait un peu trop peu sûr de lui pour que la thèse du coup monté soit plausible. Au mieux, Tessa les avait piégés tous les deux. Les yeux limpides de la jeune femme restèrent un instant fixe sur Andrew, puis elle commença patiemment à lui lister les effets des différentes pièces. Les fous et leurs diagonales, les tours et leurs lignes droites, les reines et leur indépendance, les chevaux et leurs « L » - ce qui n’avait rien de réaliste soit dit en passant. Arrivée au pion, elle sentit quand même le besoin de préciser :

- Tu comprendras mieux en jouant, ses lèvres arquèrent une moue désolée pour lui de se retrouve face à ce jeu intellectuel qu’il ne connaissait, ah, et quand une pièce ennemie se trouve sur la trajectoire d’une des tiennes, tu la « manges », à une époque où les morts dévoraient les vivants, ce terme lui paraissait extrêmement inapproprié, tu la sors du plateau du coup.

La théorie n’était pas le plus facile à retenir d’un coup. Si son père ne lui avait pas appris très jeune, elle ne s’y serait probablement jamais intéressée. Elle n’avait que de très vagues souvenirs de parties disputées avec lui. C’était à San Francisco, avant que sa mère ne décède. Ensuite, ils n’avaient plus le cœur à se poser tous les deux sans le regard d’Alicia Sweetnam pour jouer la spectatrice attendrie.

- Tu as les blancs, du coup… tu commences, l’invita Selene, tu n’auras pas trop le choix au début, tu dois avancer un pion. D’ailleurs…, elle hésita à l’idée de complexifier un peu la chance mais… c’était les règles, quand ils partent de leur ligne de départ, les pions peuvent avancer de deux cases au lieu d’une.

Quand on y réfléchissait, la personne qui avait inventé les échecs avait tout fait pour que ce soit difficile. La musicienne replaça distraitement une de ses mèches sauvages derrière une oreille et fit un signe indiquant à Andrew qu’il n’était pas prisonnier de sa chaise. A son tour d’être sur la défensive.

- Je ne te force pas à rester si ça ne te dit rien.