Le 16 décembre, à la distillerie.

« Merde… » Un bruit de bouteille cassée, suivit d’un grognement sourd rompit la quiétude qui s’était installée, comme un drap soyeux, sur la distillerie en cette froide fin de matinée. Affalé sur le canapé du salon, Valérian se redressa péniblement et avisa d’un regard hébété la bouteille d’alcool qu’il venait de faire tomber et dont les débris jonchaient à présent le sol : « Hmpf… » Heureusement qu’elle avait été vide, autrement il lui aurait fallu éponger le sol avant le retour de Yulia, qui n’aurait pas manqué de l’emmerder à ce sujet. Quoique… Ah bah non, en fait. Valérian se frotta le visage d’une main et papillonna bêtement des yeux, tandis que lui revenaient, à travers l’engourdissement de l’alcool, des bribes de la réalité. La russe était partie, deux jours auparavant, en compagnie de Jaren, pour se reposer au calme dans son chalet : « Bon débarras ! » marmonna alors le grec, en quittant maladroitement le canapé pour tituber jusqu’à la cuisine et chercher un nouveau remontant. En proie à un vertige nauséeux, il ouvrit les placards, marmonnant une ribambelle de propos décousues de sens, et découvrit finalement deux bouteilles de vodka appartenant très probablement à Yulia. Un sourire mauvais étira ses lèvres. Parfait, elles n’en seraient que meilleures !

Une bouteille dangereusement calée sous l’aisselle et l’autre en main, Valérian ne prit pas la peine de refermer les placards et zigzagua à nouveau vers le canapé où il se laissa lourdement choir : « Ouf ! » fit-il, surpris de tomber aussi bas. Après avoir poussé un long soupir et cligné des yeux plusieurs fois, perdu dans des pensées aussi troubles qu’une nappe de brouillard, le grec entreprit finalement d’ouvrir la première bouteille de vodka et s’en servit un verre généreux : « À la tienne, Yulia ! » dit-il, en brandissant d’un air théâtral le verre avant de le boire cul-sec. Une grimace tordit alors ses traits et il ferma les yeux un instant tandis que l’alcool le brûlait jusqu’aux tripes et gommait de son esprit toute trace de tracas. Pourquoi buvait-il d’ailleurs ? Hmm, il n’en était plus tout à fait sûr… La tête de Valérian retomba sur sa poitrine et il plissa les yeux, faisant des efforts manifestes pour se rappeler de la source de ses problèmes : l’engueulade fleurie avec Yulia en avait été l’élément déclencheur, hmm, oui c’était ça… Au sujet des New Eden et… d’Elena : « Fait chier. » grommela alors le grec, réalisant subitement que l’alcool n’était pas encore parvenu à effacer ce prénom de sa mémoire. Une douleur, plus brûlante encore que l’alcool dans son verre, parcourut alors l’ensemble de son corps comme violente électrocution. Les sourcils froncés, un rictus mauvais accroché aux lèvres, Valérian contempla sans la voir la fenêtre qui lui faisait face. Elena. Elle avait disparu. La grecque était probablement morte, quelque part, le regard hagard, les lèvres bleues, les tripes à l’air. Des images se succédèrent alors dans l’esprit engourdi de Valérian, toutes plus horribles les unes que les autres : « Merde ! » s’écria t-il finalement en jetant dans un geste rageur son verre plus loin. Un son cristallin lui indiqua aussitôt que celui-ci s’était brisé en mille morceaux contre un mur. Parfait !

Désireux de faire disparaitre ces images de son esprit, Valérian attrapa vivement la bouteille et en but au goulot plusieurs gorgées. L’alcool imbiba aussitôt son esprit et rompit les liens filandreux qui le maintenait attaché à une réalité qu’il souhaitait fuir. La bouteille de vodka entre les mains, sa tête dodelina alors et il soupira profondément. Un grincement attira soudain son attention, et Valérian, les yeux mi-clos, tourna mollement la tête en direction de sa source : à l’entrée de la cuisine, se tenait Markus, le petit génie de la bande. Un semblant de sourire fit tressaillir ses lèvres et Valérian brandit sa bouteille en direction du nouveau venu : « M… Markus ! Ne sois pas timide ! Viens boire un coup avec moi ! »

Qu'est-ce qu'il foutait là? Il se posait encore un peu la question. Même si Yulia l'avait convaincu de se joindre à la bande des éclopés asociaux, il se demandait vraiment qu'est ce qu'il l'avait pris d'accepter de s'entourer d'autant d'inconnu d'un coup. En même temps, le fait qu'ils semblaient tous complétement paumé socialement parlant le convenait parfaitement, car il était dans une situation similaire à la leur. Toutefois, il se remémorait que l'expérience "Messiah" n'avait pas été un succès, quoi que l'expérience "vivre à deux ou trois" n'en avait pas été un non plus. Il se demandait quand même comment toutes ses personnes pouvaient se faire confiance sans se connaître et pourquoi la Russe était devenu aussi active dans le recrutement de nouveaux visages pour remplir la distillerie.

Le génie travaillait plutôt à remettre l’électricité dans le bâtiment, mais considérant l'âge des installations, ce n'était pas gagné. Il s'occupait de ses affaires seul, évitant le plus possible d'avoir besoin des autres pour progresser afin d'éviter de sociabiliser avec eux. Ça avait toujours été sa technique, autant à l'école qu'au travail. Déjà, parce qu'on est jamais mieux servi que par soi-même et aussi parce que s'il pouvait éviter de s'attacher à nouveau à des personnes qui allaient crever de toute manière, ça ne serait pas plus mal. D'autant, comme ça, s'il devait sacrifier l'un d'eux pour survivre, ça serait moins troublant.

Il était sur le retour d'une escale dans une petite quincaillerie spécialisée, armée de nouvelles pinces et de quelques rouleaux de fils de cuivre pour entamer le passage du filage électrique à travers le bâtiment et surtout dans la partie supérieure de celui-ci. Il n'était toujours pas certain de la meilleure méthode pour emporter des panneaux solaires jusque-là, se disant qu'il aurait sûrement à les démonter et les réinstaller sur le toit, et ça ne l'enchantait pas vraiment. Bref, comme d'habitude, il était plus dans son univers personnel que dans le monde matériel, ignorant jusqu'à la présence du chef de la bande lorsqu'il entra dans la distillerie en direction sa chambre, ou comme il préférerait l'appeler, son atelier. Encore fallait-il passer par la cuisiner pour attraper un morceau, sauf que les bruits provoqués par Valérian ne font que l'encourager à tenter une entrée discrète et rapide. Il pousse alors très lentement la porte qui émet un grincement digne d'un film d'horreur des années 90, et l'horreur dans le cas présent n'était pas un psychopathe avec une hache, mais un homme bourré qui voulait faire la discussion. Il se promit de bien huiler les gonds de cette porte plus tard, et adressa un sourire un brin mal à l'aise à l'endroit du fêtard.

"Hum... J'ai d...d...des trucs à faire... Je p...préfère pas." Markus ne sait pas trop pourquoi, mais il jette un regard un brin inquiet à l'endroit du responsable des lieux, se demandant bien ce qu'il avait bien pu vivre dernièrement pour qu'il se retrouve dans un état d'ivresse aussi avancé. Il chassa rapidement cette idée de sa tête, se dirigeant directement vers l'armoire où diverses rations étaient conservés, tentant de rester campé sur l'idée de ne pas trop en connaître sur ses colocataires. Voilà la meilleure façon de les décrire d'ailleurs, des colocataires sauf que tout le monde avait sa tâche. Il était maintenant libéré de trouver de quoi vivre, et pouvait se contenter de créer du luxe, ce qui n'était pas une vie déplaisante en soi.

« Des trucs à… Faire ? » hoqueta Valérian, en jetant un regard étonné à Markus : « Comme… Quoi ? » Maladroitement, le grec s’extirpa du canapé pour tituber jusqu’à Markus et contempler, la tête légèrement inclinée, le matériel que tenait le génie entre ses bras : des fils, des pinces et d’autres outils dont le grec ne voyait, en cet instant précis, clairement pas l’utilité. Qu’est ce que… Qu’est ce qu'il trafiquait encore, hein ? Les sourcils froncés, Valérian ouvrit un instant la bouche, l’air idiot, et parut réfléchir, ou du moins s’y efforcer, avant de bredouiller à l’adresse du génie :  « Qu’est ce que tu f… Fous, Markus ? » pour une raison qui échappait totalement à Valérian, il avait bien plus de mal que d'ordinaire à s'exprimer et paraissait trébucher sur chaque syllabe comme un bègue. Par ailleurs, aussi concentré qu'il soit, le grec perdait invariablement le fil de sa pensée qui semblait à chaque fois se perdre dans des méandres particulièrement nébuleux. Au fond de lui, Valérian pensait effectivement bien connaitre l’utilité de tout ce bric-à-brac que transportait Markus, mais ne parvenait cependant pas, en cet instant, à mettre le doigt dessus. À l’instar une certitude qui s’envole dès lors qu’on s’en approche, elle paraissait en effet lui échapper, lui filer entre les doigts. Oui… C’était exactement ça. Comme une foutue colombe, dont il n’avait en main qu’une poignée de plumes et pas la moindre idée de ce qu’il convenait de foutre avec. Ou, un truc comme ça : « Allez, sois pas timide ! » Valérian adressa un sourire goguenard à Markus : « Ça fera du bien à… ta grosse tête. » Il cligna des yeux plusieurs fois tandis que s'élargissait son sourire narquois : « Bien trop… Enflée, d’ailleurs. Comme une… Pastèque. Non, pire ! Une planète ! » Visiblement convaincu d’avoir fait un trait d’humour particulièrement pertinent, Valérian se mit à pouffer de façon incontrôlable et s’appuya contre le mur le plus proche pour garder l’équilibre. Lorsque Markus, la mâchoire serrée, tourna les talons pour se rendre dans la cuisine, le rire de Valérian redoubla d’intensité et, comme un enfant qui se moque de son voisin, il pointa un doigt direction du génie : « Ah ah ! Oooh, alleeez ! Markus, sois pas chiant ! »

Valérian, en dépit de l’état second dans lequel il se trouvait, était au moins certain d’une chose : casser les pieds à Markus lui ferait un bien fou et le soulagerait probablement de cette foutue douleur, dont l'alcool ne parvenait pas à le débarrasser. Il était par conséquent hors de question de laisser le petit génie se faire la malle, oh que non ! « Où est ce que tu vas ? » lui demanda alors le grec, qui peinait à recouvrer son sérieux, un sourire moqueur suspendu aux lèvres : « Tu t’enfuis ? » Sa bouteille de vodka à la main, Valérian ne perdit pas de temps et suivit, à force de nouveaux zigzags, le génie jusque dans la cuisine où il le découvrit en train de fouiller dans les placards, probablement en quête d’un casse-croûte : « Celui-là est vide. » l’avertit-il, tandis que Markus s’apprêtait à en ouvrir un autre : « Celui-là aussi. » Avec un profond soupir, Valérian s’installa alors contre la table de la cuisine et dit : « faut croire que (il eut un hoquet) on est un peu à (hic) sec… Ces derniers temps. Moi aussi j'ai... hmmm... Cherché. » expliqua t-il du mieux qu'il le put au génie, tandis qu'un hoquet de plus en plus sonore hachait ses propos : « C’est (hic) la merde. »

Un instant songeur, Valérian laissa son regard se perdre dans le lointain, puis se tourna à nouveau vers Markus : « Au moins… On a encore de l’alcool ! » dit-il avec l’ombre d’un sourire, tout en brandissant à nouveau la bouteille de vodka.

Markus ferme les yeux pour ne pas s'énerver, comme pour se concentrer sur les moments de silence entre les stupidités que pouvaient sortir le grec en ce moment. Heureusement pour lui, l'ingénieur était en général plus violent avec les mots qu'avec ses poings parce qu'à l'heure actuelle, il n'avait qu'une envie, c'était de lui foutre son poing sur le nez pour qu'il la ferme. D'abord qu'il la ferme à propos de sa tête puis ensuite qu'il la ferme sur la condition des armoires qui étaient, en effet, vide. On dirait bien qu'il s'occupait de faire son boulot alors que les autres prenaient du bon temps dans des chalets ou bien se saoulait la gueule. "Qu...qu...qu'est-ce que je fous? Je m'assure qu...qu'on ne vive pas comme à l'époque de l'âge de p...pierre pendant que vous servez t...t...tous à rien!" S'énerva-t-il enfin alors qu'il faisait maintenant face au chef de groupe.

À l'heure actuelle, Valerian lui rappela son père, quand il était complétement bourré, incapable d'avoir une idée cohérente autre que d'insulter la première personne qui passe. Le regard vide, il revint sur lui apparemment pour lui offrir à nouveau de quoi boire. L'ingénieur complétement exaspéré arracha la bouteille des mains de son interlocuteur, lui jetant au passage un regard signifiant peu importe, roulant des yeux. "Sache que t...tu m'énerves." Ajouta-t-il avant de prendre une gorgée cul-sec à même le goulot de la bouteille, déposant celle-ci fermement sur le comptoir. Peut-être que l'alcool lui permettrait d'oublier sa faim et par le fait même oublier les stupidités du grec, voir les stupidités de l'ensemble de ce groupe.

"Yulia t...t'avais décrit comme quelqu'un de p...plus sérieux. Faut croire que c'était juste un leurre pour m'attirer ici." Pour ensuite partir dans les gros bras du premier chasseur et m'abandonner avec cette bande d'idiots aux gros égos. Parce que oui, lui n'avait pas un égo démesuré, le sien était parfaitement mesuré à la hauteur de son intelligence alors que le leur, semblait mesuré à la grosseur de leur engin ou de leur bras. "B...bref... Elle ne m'avait pas dit que t...t...t'étais un ivrogne. Tu p...paraissais le plus sage de ce groupe." Il ne savait pas pourquoi, mais Markus avait l'impression qu'il regretterait déjà cette affirmation. Déjà, parce qu'il avait avoué s'être peut-être trompé sur sa première opinion de l'homme, mais aussi parce qu'il sentait qu'il allait lui raconter la raison de son problème de boisson ou quelque chose du genre. Pour la peine, il attrapa la bouteille de nouveau afin de s'assurer de s'enivrer avant que la conversation ne devienne trop personnelle, inintéressante et surtout assommante. Autant s'assommer avec l'alcool plutôt qu'avec la vie pathétique de ses nouveaux collègues.

Appuyé contre la table de la cuisine, Valérian contemplait, les paupières mi-closes, Markus tandis que celui-ci s’énervait subitement contre lui et reprochait au reste de la faction d'être inutile. Loin d’être affecté par les propos de l’ingénieur, le grec dodelina de la tête et se fendit d’un sourire narquois : « Outch ! Touché ! » fit-il en posant une main contre sa poitrine comme si une balle l’avait atteint en plein coeur : « Ma parole, Markus ! Tu sais (hic) Mordre ! » Il pouffa à nouveau et enfonça davantage le clou : « Moi que te croyais… Inoffensif. Comme un… (hic) Chaton. » Les yeux brillants, Valérian fut à nouveau saisi d’un fou rire incontrôlable et manqua soudain de perdre l’équilibre et de se vautrer en beauté. De justesse, le grec se rattrapa alors maladroitement à la table de la cuisine et se redressa, non sans une certaine difficulté, pour contempler Markus avec des yeux ronds : « Ouf, c’était moins une ! » fit-il, toujours aussi hilare.

À bien y réfléchir, il n’avait jamais eu l’occasion de réellement discuter en compagnie de l’ingénieur et, malgré l’alcool qui engourdissait son esprit, Valérian ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine curiosité à son égard. Bien qu’il n’en ait jamais rien dit, le grec peinait en effet à comprendre comment une tête brûlée comme Yulia avait bien pu se lier d’amitié avec quelqu’un d’aussi pragmatique, calme et hautain que Markus. L’un et l’autre paraissaient en tous points opposés. Pourtant, une véritable complicité les liait - ce qui avait toujours rendu perplexe Valérian qui observait régulièrement Markus à la dérobée, de sorte à évaluer sa valeur et découvrir ce qu’avait bien pu voir en lui Yulia. Au delà de son intellect qui rendait infiniment service au groupe, le grec n’était pas encore parvenu à résoudre cette énigme.

Avec un équilibre approximatif, Valérian lâcha alors la table à laquelle il s’était jusqu’alors accroché pour s’avancer d'un pas titubant vers Markus et lui tendre une nouvelle fois la bouteille : « Ah, voilà ! » s’exclama t-il, ravi, lorsque l’ingénieur consentit enfin à lui arracher la vodka des mains pour en boire une gorgée. Avant de ce faire, Markus lui signala cependant d’un ton sec son agacement, ce qui, loin de déconcerter Valérian, accrocha un grand sourire béat à ses lèvres. D’un air indulgent, le grec tapota alors doucement l’épaule de Markus et lui dit : « C’est parce que tu es trop sobre, Markus. Il faut que tu te… (hic) Détende, un peu. Tu vois ? » Puis, comme s’il avait lu dans les pensées de l’ingénieur, d’ajouter : « En plus de te rendre moins… Chi... Sérieux, ça te permettra d’oublier ta faim. Hmm ? » Et ça leur permettrait, de surcroit, de discuter un peu tous les deux songea Valérian, avec un éclair de lucidité. Peut-être parviendrait-il à délier la langue de Markus en le faisant boire quelque peu ? « De toute façon, tu n’as pas (hic) le choix. Si tu ne bois pas… » Le grec papillonna des yeux et réfléchit un instant : « Si tu ne bois pas, je te positionne de garde… Toutes les nuits avec Dana. Et (hic) jusqu’à nouvel ordre. » Voilà qui devrait achever de le convaincre. Si le mauvais caractère de l’amie de Yulia était en effet bien connu (et redouté) à la distillerie, les nuits avaient quant-à elles tendance à être fraîches, ces derniers temps.

Tandis qu’un sourire mièvre étirait ses lèvres, Valérian fut cependant pris au dépourvu par les propos suivants de Markus qui lui firent brièvement perdre de son aplomb : « Elle… Qu’est ce qu’elle a (hic) dit, Yulia ? » La simplement évocation de la jeune femme lui noua instantanément l’estomac et lui fit froncer les sourcils. À bien y réfléchir, il ne voulait plus entendre parler d’elle. Bon débarras ! Qu’elle reste avec Jaren dans son chalet. Valérian était persuadé de ne pas avoir besoin d’elle : « En fait… Je m’en fiche. Ça m’est égal. » marmonna t-il, avant de d’attraper à son tour la bouteille pour boire. Il lui dirait d’aller se faire voir à son retour ! Oh que oui ! « Navré de t’avoir…. Déçu. » dit alors Valérian à l’ingénieur, tandis qu’un rictus mauvais envahissait ses traits : « Mais je ne suis pas (hic) sage. Loin de là même. En fait, je suis… » Le grec cligna plusieurs fois des yeux et fit des efforts manifestes pour garder le fil de la conversation : « Je suis… Je suis un enfoiré. Ouais. (il hocha la tête) Le plus gros enfoiré que t’aies jamais… Rencontré ! Plus que ça même : un enfoiré doublé d’un idiot ! Voilà, c’est (hic) exactement ça, oui. » Valérian jeta un regard sombre à Markus : « Si tu savais à quel point j’ai été con… »

Le chef du groupe se foutait un doigt en plein dans l'œil s'il croyait que Markus était inoffensif. Ce n'était pas un chaton, plutôt un gros chat dégriffé qui mordait la main de son propriétaire jusqu'au sang pour montrer sa supériorité. Bon, vu comme cela, ça ne semblait pas bien dangereux, mais une main ensanglantée ça risquait toujours de s'infecter. C'était d'ailleurs là une analogie intéressante, parce que les mots pouvaient vraiment infecter la pensée avec le temps. Pas si inoffensif que ça! Ce disait-il intérieurement.

Sauf que bon, les paroles de Valérian étaient plutôt incohérentes de toute façon, et vu la façon qu'il avait évité de près de se péter la gueule, il devait être encore plus bourré qu'il pensait. L'ingénieur soupira simplement, désignant les chaises non loin. "P...Peut-être que tu devrais te rasseoir..." Déjà que Dana ainsi que Yulia était blessé, et que Jaren en avait profité pour montrer qu'il était un bon garçon à la Russe au lieu de s'occuper de ravitailler un peu les armoires, il serait bien que le grec reste en un seul morceau pour quelque temps.

Ces monologues étaient un peu ennuyeux d'ailleurs, alors le génie aurait vraiment besoin de plus que cette vulgaire bouteille de vodka pour ramolir son esprit et survivre à une soirée en compagnie d'un homme qu'il ne connaissait pas. Il pouvait toujours se sauver mais, sans savoir pourquoi, il n'arrivait pas à simplement abandonner l'ancien directeur à son sort. Markus n'avait pas de talents particuliers pour analyser les gens, mais son homonyme ne lui avait pas paru être un simple ivrogne ou avoir un problème d'alcool particulier. De toute façon, leur amie en commun ne l'aurait sûrement pas laissé diriger le groupe si c'était le cas. Alors pourquoi était-il saoul alors qu'il était seul? Le trentenaire n'aurait pas trop le choix de le découvrir de toute façon, car il se faisait menacer de la pire façon possible. "T...T'es vraiment le p..p...pire des chanteurs..." Dana avait ce visage sombre et effrayant qui ne lui revenait pas. Elle était comme Yulia, mais en pire, du moins, dans son esprit. Pas que ce n'était pas une jolie femme, mais elle semblait justement être ce genre de femme qui profitait de ses atouts pour venir te frapper directement dans les bijoux de famille.

Pour prouver sa bonne foi, l'ingénieur abandonna toutes ses barrières et prit une longue rasade de Vodka et attira son compatriote vers les sièges. Ils n'allaient quand même pas passé la soirée debout, surtout s'ils s'enivraient pour le restant de celle-ci. Au passage, le grec lui reprit la bouteille, et il ne l'empêcha pas de le faire, se jetant simplement sur le premier banc avant de poser ses yeux sur son interlocuteur et l'écouter se plaindre de sa vie misérable. Étrangement par contre, Markus se reconnaissait dans les paroles de l'homme, se retrouvant presque contre le mur à s'imaginer ce qu'il pouvait bien avoir en tête en se décrivant de la sorte. L'alcool, il en aurait vraiment besoin finalement, surtout pour la suite des choses, alors il tendit la main dans sa direction pour la recevoir de nouveau et en prendre une nouvelle gorgée. Il lui fallait la Force pour avoir ce genre de discussion avec un inconnu. Malheureusement, il n'avait aucun midi-chlorien dans le sang, alors l'alcool ferait l'affaire.

"T...T'es peut-être un idiot... Non t'es même forcément un idiot... Mais un enfoiré j'en d...doute." La logique de Markus de toute façon, c'était que tout le monde était idiot comparé à lui, alors de simplement bien installer ce fait sur la table n'apportait rien de plus à la discussion. Il n'attendit donc pas bien longtemps avant de reprendre là où il avait laissé. "Sauf que b...bon. On est t...tous cons... C'est p...probablement ce qui nous a gardées en vie jusqu'ici." Parce qu'à bien y réfléchir, c'était les erreurs qui les avaient gardés en vie plus que les bons coups. L'ingénieur était en vie aujourd'hui parce qu'il avait fait un paquet de conneries... Un sacré paquet même. "J... je suis pas toujours intelligent, tu sais... mais b...bon ça tu le sais déjà." Ça lui faisait une énorme blessure à son ego d'admettre une telle chose, mais en même temps, Valérian savait ce qu'il avait fait avant de joindre leur groupe, alors ça n'était pas une surprise. Heureusement, il lui restait encore un paquet de secrets et donc, une tonne de bagages à traîner. Surtout dans la dernière année.

Lorsque Markus lui proposa prudemment de s’asseoir, Valérian opina du chef et se laissa sans plus de cérémonie choir sur la première chaise qu’il aperçut. Ce faisant, il poussa un nouveau soupir et s’avachit complètement contre le dossier de son siège, sans une once d’élégance, dans une position qui trancha considérablement avec sa dignité habituelle.

S’il était d’ordinaire à cheval sur les règles de savoir-vivre, au point d’en devenir strict voire sacrément emmerdant aux yeux des autres habitants de la distillerie, Valérian se fichait pourtant royalement de ce que Markus pouvait bien penser de lui en cet instant. Une première, vraiment ! Lui qui était habituellement soucieux de contrôler l’intégralité de son environnement prenait peu à peu conscience de la futilité d’une grande partie de ses préoccupations, au demeurant très superficielles ; pas qu’il comptait dorénavant se promener décoiffé et vêtu d’un survêtement dans la distillerie, mais disons plutôt que la vodka avait l’effet inattendu de le rendre lucide sur certaines choses, qui ne lui importeraient cependant plus une fois redevenu sobre.

Tandis que Markus s’installait à côté de lui sur un banc, Valérian lui jeta un coup d’oeil surpris et cligna à plusieurs reprises des yeux avant de daigner lui tendre la bouteille de vodka. Il ne s’était en effet pas attendu à ce que le génie accepte de se joindre à lui ; celui-ci fuyait en effet habituellement comme la peste la compagnie des autres habitants de la distillerie pour se consacrer aux tâches qui lui avaient été confiées et ainsi pleinement se contenter de sa propre compagnie. Le grec en avait donc déduis que l’ingénieur n’appréciait pas spécialement ses colocataires, qu’il trouvait probablement stupides et dénués d’intérêt, et ne restait vivre avec eux que par respect et amitié envers Yulia ; ce qui était probablement vrai, hein ! Valérian percevait clairement l’exaspération dans le regard de son interlocuteur et la répugnance qu’il ressentait à s’attarder en sa compagnie : mais alors, qu’est ce qui l’empêchait de mettre les voiles et de l’abandonner à son triste sort ? « J’espère que t’as pas… Pitié de moi, quand même ? » lui demanda alors Valérian en plissant les yeux d’un air suspicieux : « Parce que, vraiment, j’pas besoin de ça… Je m’en sors très bien tout seul ! » ajouta t-il d’un ton théâtral, en dénigrant d’un large geste de la main la totalité de ses problèmes. Oui, il s’en sortait toujours bien seul ! Il n’avait besoin de personne ! De personne !

Les sourcils froncés, Valérian fut cependant satisfait de voir Markus attraper la bouteille pour en boire une nouvelle rasade et n’insista donc pas : peut-être le génie avait-il simplement besoin d’un peu de carburant pour l’aider à porter son énorme tête ? À cette pensée, les lèvres du grec frémirent et il contempla d’un air narquois son interlocuteur. Il déchanta cependant vite lorsque Markus lui assura sans hésitation qu’il était bel et bien idiot, quoique pas nécessairement un enfoiré ; ce à quoi le grec ne trouva rien à dire et se contenta de fixer le génie d’un air stupéfait. Au fond de lui, il avait en effet espéré que Markus le rassure ou au moins fasse semblant de ne pas partager aussi franchement son opinion. Nul doute que son ego en prit donc en coup !

Valérian hocha cependant avec ferveur la tête aux propos suivants du génie : « Ah pour ça, j’suis bien d’accord avec toi ! Il faut être un… Sacré connard pour avoir survécu jusqu’à maintenant ! » Le grec attrapa la bouteille pour boire une longue gorgée d’alcool et s’essuya d’un revers de manche la bouche avant de reprendre : « Et j’me suis comporté (hic) comme un sacré connard, hein ! C’est pour ça que… J’me sors toujours d’affaire et que j’ai jamais besoin d'aide ! » toujours aussi mélodramatique, Valérian leva d’un air digne le menton avant de se perdre à nouveau dans quelques pensées bien nébuleuses.

Un peu étourdi, Valérian revint cependant à lui lorsque Markus avoua soudain ne pas être toujours intelligent, ce qui interloqua clairement le grec : « Toi, t’es pas toujours intelligent ? » répéta t-il, stupéfait : « Arrête, tu dis des conneries ! » si sa réaction était largement amplifiée par l’alcool, le grec n’en revenait cependant pas d’entendre Markus se dénigrer ainsi ; il lui fallut d’ailleurs un moment pour comprendre ce à quoi le génie faisait allusion : « Tu parles de… Du truc avec la radio, là ? » Les yeux plissés, Valérian faisait manifestement de gros efforts pour suivre la conversation : « Ah oui, mais ça t’inquiète pas, les gens du No man’s land, c’est juste… Une bande d’abrutis ! Des sacrés connards, eux aussi tiens ! Moi j’trouve que ce que tu as fait, c’était fort, hein ! » Il dodelina de la tête, hoqueta et ajouta : « Ça nous a foutu dans la merde, mais… C’était impressionnant ! »