Markus ne semblait pas avoir de raison valable à me donner, pour avoir joué ce petit jeu du mec qui ne se souvenait pas de moi. Mais, à voir sa réaction surprise quand je répondis sans détour à sa question, il devait être persuadé que, moi, je l’avais oublié. J’avais pourtant envoyé pas mal de mail à l’adresse markus.taylor@boeing.com pour avoir réponse à mes questions de petite stagiaire de l’époque. Sans doute faisait-il le mec détaché pour ne pas avoir à se prendre un revers. Il avait peur d’être relégué au second plan ? Alors il faisait croire la même chose. C’était… Tordu. Et vexant, aussi. Personne n’aimait être celui qu’on peinait à resituer, avec une personnalité trop fade pour marquer les esprits.

Sauf que ce n’était pas le cas. Je venais de piquer sa curiosité en lui proposant une petite virée à Microsoft pour dégotter ce qui l’intéressait. L’idée lui plaisait, on dirait. Je lui souris un peu en retour, alors qu’il me proposait d’y aller ensemble. Je répondis aussitôt avec enthousiasme : « Ca me va ! » J’avais envie de sortir un peu. Valérian me gardait ici, mais il ne pourrait pas dire non à Markus, surtout dans le cadre de ses réinstallations. Et, contrairement aux autres, je n’étais pas sur la défensive avec lui. Je n’avais pas peur de me retrouver seule avec lui. A tort, peut-être. Markus avait pu pas mal changer, ces quatre dernières années. Il avait dû être contraint, lui aussi, à faire quantité de choses dont il n’était pas fier pour survivre, mais… Ce semblant de routine qui datait d’avant me faisait un bien fou. Si je ne croyais pas en Markus, en qui je serais encore capable de croire ? « Comment tu as fait ton compte pour griller les batteries de Boeing ? Tu es resté dans nos bureaux, après l’apocalypse, pour tenter de survivre ? » Il avait sans doute fait une petite expérience qui avait mal tourné. J’étais plus intriguée sur la façon dont il avait dû s’y prendre que sur ses raisons.

Monter les panneaux solaires sur le toit n’était pas la partie la plus compliquée. Si je me souvenais bien, on devait les fixer aux condensateurs, et les relier eux-mêmes ensuite dans le bâtiment. La distillerie était un vrai taudis qui réclamait quantité de travaux, mais elle avait un avantage indéniable. Elle était très discrète. Personne ne songerait, au premier regard, que quelqu’un se serait installé ici, ou qu’il resterait quoi que ce soit à piller. Le toit offrait un bel angle pour les panneaux solaires en plus de les rendre invisibles aux regards extérieurs. Ca valait la peine de se donner autant de mal pour réhabiliter les lieux, vu leur potentiel. On aurait pu se faire une fortune en vendant nos services ailleurs ensuite, mais apparemment, Markus avait déjà eu cette idée par le passé et… Ca n’avait pas été très concluant. « On peut voir surtout avec nos alliés, histoire que ça fasse partie du deal, tu vois ? Comme le no man’s land ou… L’autre faction sur leur navire là. » On avait déjà pas mal d’accords avec eux, ce serait plus difficile de les rompre si l’envie leur prenait.

Je fus obligée de tendre un peu l’oreille, alors qu’il avoua finalement à demi-mots qu’il se souvenait très bien de moi. Je retins un sourire narquois en réponse. Il s’était inquiété pour moi en plus ? « C’est vrai ? C’est mignon. » J’avais dû quitter Boeing du jour au lendemain, quand l’épidémie avait pris de l’ampleur. L’université avait annulé tous les stages et nous étions consignés à résidence. Etant donné que je n’habitais pas à Seattle même, j’avais été dans l’obligation de rester à Tacoma. Je l’avais seulement prévenu de mon absence, sans m’épancher. A l’époque, j’étais persuadée qu’il s’en foutait pas mal.

Parler du Canada, par contre, me rendait plus mélancolique. Mon sourire se fit plus nostalgique. « Ah… Ta famille était ici ? » Il ne voudrait peut-être pas en parler. J’avais tellement espéré, au début, que mes frères viennent me chercher comme ils l’avaient promis. Maintenant, j’espérais plutôt qu’ils aient renoncés, qu’ils soient en vie et en sécurité, sur l’île de Vancouver. Ils avaient même fini par me manquer. Je hochai la tête pour toute réponse. Oui, au moins… Je m’en étais sortie.

Un court silence s’installa entre nous. Le ciel en profita pour se déchirer à ce moment-là. Je relevai la tête vers les nuages sombres, surprise par l’averse qui se déclencha subitement. C’était froid, bordel ! Je rabattis la capuche de mon sweat sur ma tête et m’activai aussitôt. J’étirai la toile sur les pièces plus fragiles pendant que Markus rassemblait en toute hâte ses outils. J’étais déjà trempée jusqu’aux os avant d’avoir fini. Je me réfugiai ensuite sous l’appentis qu’il venait de me désigner, les deux bras renfermés sous ma poitrine pour tenter de me réchauffer. J’allais attraper la crève à ce rythme-là. Il me rejoignit peu de temps après. « Même le temps est apocalyptique maintenant. »