« Hmpf, quelle plaie. » Flanquée d'une moue boudeuse, Ryan contemplait l’intérieur du dortoir de ses yeux noirs et poussa un profond soupir, tandis que lui revenaient à l’esprit des bribes de sa dispute avec Milow. Assise sur son lit, la brunette avait replié ses jambes contre elle et posé sa tête sur ses genoux pour ainsi dévisager son entourage d'un air insolent. Ramassée dans son coin, elle avait l’impression d’être invisible aux yeux du monde et, de surcroit, plus forte, plus résistante ; au point d'en devenir capable d’encaisser la fulgurante douleur que suscitait en elle le souvenir de cette dispute, comme un coup de tison brûlant dans les tripes.

Jamais encore Milow et elle n’avaient été aussi furieux l’un contre l’autre ; jamais encore ils ne s’étaient époumoné de la sorte l’un sur l’autre, au point d’en perdre haleine et de se casser la voix. Milow l’avait contemplée avec un mépris tel que Ryan en frissonnait encore, tandis que se perdaient dans le vide ses yeux et que se serraient ses lèvres. Plus que jamais, les nuits de la brunette étaient hantées par le départ de Milow et la perspective de ne plus jamais le revoir. Chaque soir, son frère lui échappait et lui filait entre les doigts, telle une figure éphémère qui se désagrégeait lorsqu’elle essayait de l’attraper pour la retenir et l’implorer de rester avec elle : « J’dois vraiment perdre la boule. » marmonna alors Ryan, tout en mâchonnant - comme à son habitude - un chewing-gum mentholé, dont elle faisait régulièrement éclater une bulle parfumée. Même sa musique qui, jusqu’alors, lui avait toujours permis d’affronter avec panache ses problèmes, ne parvenait pas à lui remonter le moral. C’était sérieux. Un peu plus et il faudrait l’abattre, comme un abat par dépit un cheval boiteux.

« Qu’est c’que tu veux, toi ? » aboya Ryan lorsque passa devant elle Lily, une autre occupante du dortoir, qui avait commis l’affront de lui jeter un coup d’oeil curieux en traversant la pièce. Il n’en fallut pas plus pour enflammer l’humeur la brunette, dont les nerfs étaient franchement à vifs depuis son altercation avec Milow. Elle en voulait, de fait, au monde entier et saisissait la moindre opportunité, le moindre regard jeté dans sa direction pour le lui faire savoir.

Brrr ! C’est qu’il faisait vraiment un froid, en plus de tout ça ! Un froid à s’en cailler les miches.

Réprimant un nouveau frisson, Ryan jeta un coup d’oeil à la ronde et accrocha rapidement ses yeux noirs à un sweatshirt roulé en boule sur un lit voisin. Celui-ci avait l’air chaud et on-ne-peut-plus confortable. Il ferait parfaitement l’affaire ! Après avoir plissé les yeux et vérifié que la voie était libre, Ryan se glissa donc au bas de son lit et trottina cahin-caha jusqu’à celui-ci pour s’en saisir - ceci avec la décontraction feinte de celle qui sait pertinemment qu'elle fait une connerie. Au moment où Ryan s’apprêtait à l’enfiler, elle réalisa cependant qu’un petit objet, de format rectangulaire, était dissimulé dans la poche frontale du sweatshirt. Ce qui piqua inévitablement sa curiosité : quelqu’un avait-il des secrets dignes d'intérêt au sein de ce dortoir au demeurant si ennuyeux ? Après avoir glissé sa main dedans, la brunette réalisa qu’il s’agissait d’un carnet dans lequel étaient griffonnés une pléiade de croquis très réalistes et franchement impressionnants : « Wahou. » murmura t-elle, les yeux écarquillés, avant d'enfiler le sweatshirt et de sortir en douce du dortoir, sa trouvaille sous le coude.

Ryan s’était ensuite installée sur un banc, dans un coin de la cour du fort, pour contempler d'un air ébahi les pages de ce carnet qui lui arrachaient régulièrement des sourires. Son propriétaire avait un sacré coup de crayon ! Elle-même aurait aimé avoir un talent similaire, de sorte à tenir un journal intime qu’elle aurait illustré de toutes ces petites anecdotes dont elle avait le don de se souvenir, quand personne d’autre n’y accordait le moindre intérêt : « Hein ? » Prise au dépourvu, Ryan sursauta vivement lorsqu’on la héla soudain depuis les dortoirs. Furibonde, elle leva le nez et braqua aussitôt ses yeux durs en direction de Joey tandis que celui-ci approchait à grands pas d’elle : « Quoi ? Qu’est ce qu’il y a ? » grogna t-elle, comme un chien aurait montré les crocs à l’approche d’une menace : « Tu veux pas aller t’fringuer un peu, hein ! Au lieu de t’exhiber comme ça, à poil devant tout le monde ! Le consentement, ça existe, tu sais ! » Ryan avait beau se savoir en tord, il n'était pourtant pas question pour elle de perdre la face ! Oh que non !

À l’approche de Joey, Ryan fit éclater une bulle de chewing-gum menaçante et lui jeta un regard noir, sa spécialité !, pour le dissuader de faire un pas de plus dans sa direction. Ce qui, étonnement, ne fonctionna pas le moins du monde. Bien au contraire, même. Voilà que le jeune homme, d’ordinaire si calme, lui criait dessus au point d’en devenir tout rouge ; visiblement mécontent qu’elle lui ait emprunté son sweatshirt sans lui avoir au préalable demandé la permission : « Eh ben ! » fit alors la brunette d’un air à la fois stupéfait et narquois, tout en le dévisageant ouvertement de haut en bas. Elle n’en revenait pas de le voir se mettre dans de tels états pour un simple sweatshirt. Probablement qu’il était sacrément frustré dans la vie, celui-là ! À tous les coups, il était puceau : « Calme-toi, mon gars ! Chie pas une durite pour si peu. Tu vas choper des hémorroïdes à ce rythme. » Une attestation qui n’était, certes, pas scientifiquement correcte, mais qui eut le mérite d’interloquer Joey et d’élargir le sourire moqueur de Ryan : « À moins que t’aies déjà des problèmes à ce niveau-là. Ce qui expliquerait pas mal de choses, en fait. » Ben ouais : p’t’être bien que c’était lui qui était malade, dans le fond. Ryan considérait effectivement ne rien avoir à sa reprocher. Ce n’était pas elle qui attirait l’attention du fort tout entier en criant à tue-tête pour récupérer un pauvre sweatshirt, hein ! Non mais oh, il se prenait pour qui à lui parler comme ça au juste ?
       
« Comment ça, c’est de ma faute si tu te balades à poil ?! » s’indigna ensuite Ryan, avant d’enchaîner avec toute la mauvaise foi du monde : « Ça serait pas arrivé si tu laissais pas tes affaires traîner n’importe où ! J’pouvais pas savoir qu’il était à toi, ce sweatshirt, hein ! J’l’ai trouvé au pied de mon lit, d’abord ! » Ce qui était complètement et irrévocablement faux ; mais bon, Joey n’était pas sensé être au fait de la chose. N’est ce pas ? Et puis, Ryan était persuadée d‘être une menteuse hors pair, capable de faire douter quiconque de la vérité la plus avérée à l’aide de ses bobards plus tordus les uns que les autres. C’est pourquoi, elle contempla Joey d’un air effronté et ne démordit pas de son regard lorsqu’il la toisa de haut. Elle n’avait rien à se reprocher ! Rien !  « Oh et puis, arrête de m’regarder comme ça ! Les tétons à l’air, t’es pas du tout intimidant, j’te signale ! » ajouta t-elle d’un air ronchon, en détournant finalement le regard lorsque Joey souligna le fait qu’elle disposait d’un sac de vêtements qui lui était propre, et que, par conséquent, elle aurait largement pu s’abstenir d’aller fouiner dans ses affaires. Oui bon, c’était pas faux. Mais, aux yeux de Ryan, il y avait un plaisir tout particulier à piquer les affaires des autres au lieu d’utiliser les siennes ; d’une façon assez étrange, tout semblait en effet meilleur chez les autres.

« Ouais, ouais. Une minute. » marmonna Ryan, avant de consentir à retirer le sweatshirt pour le tendre de mauvaise grâce à Joey : « Voilà. Content ? » L’air boudeur, elle mâchouilla ensuite sans mot dire son chewing-gum le temps que le jeune homme n’enfile son pull, puis reprit d’une voix timide : « C’est vraiment toi qui a dessiné tout ça ? »

Une moue boudeuse suspendue au visage, Ryan évita soigneusement de croiser le regard de Joey lorsqu’il s’assit à côté d’elle et enfila le pull qu’elle lui tendait à contre-coeur. Déjà, la fraîcheur de l'air mordillait la peau de la jeune femme qui, vêtue d’une simple t-shirt, croisa aussitôt les bras contre sa poitrine pour se réchauffer tant bien que mal. Elle ne s’en plaignit cependant pas et accusa le coup avec dignité. Il était en effet hors de question d’être en position de faiblesse vis à vis de Joey et de lui donner matière à la réprimander davantage. Elle assumerait sa connerie jusqu’au bout ! Et coûte que coûte !

« Y a pas de quoi. » répliqua avec désinvolture Ryan au jeune homme, sans pour autant lui rendre le carnet qu’elle serrait entre ses doigts. Elle rechignait en effet à le lui tendre, comme s’il s’était agi d’une trouvaille à la valeur inestimable qu’elle était bien décidée à protéger corps et âme face à l’adversité. Ryan fut cependant soulagée de constater que Joey ne faisait pas mine de vouloir le récupérer et consentit donc à relâcher les muscles de sa mâchoire. La mine curieuse, elle tourna alors ses yeux noirs vers le jeune homme et plissa les paupières : s’il était manifestement fâché, Joey semblait cependant être redescendu en pression et Ryan constata que le rouge de ses joues s’estompait rapidement. Ce qui n’était pas étonnant en soi. Si elle ne le connaissait pas très bien, Ryan savait pourtant que Joey n’était pas du genre à s’énerver ni à prendre en grippe qui que ce soit. C’était un gentil. Un vrai de vrai.

Joey lui confirma d’un hochement de tête être l’auteur des dessins, ce qui écarquilla les yeux de la jeune femme : « Wahou. » fut tout ce qu’elle dit alors, d’un air admiratif. Elle battit des paupières et se remémora alors la précision des dessins, l’adresse du coup de main qui en était l’auteur. Vraiment, ça lui en bouchait un coin de savoir Joey si doué. Elle aurait été bien incapable d’en faire autant ! Ses personnages à elle ressemblait plus à des hommes-bâtons qu’autre chose. Quelques années auparavant, elle avait d’ailleurs essayé de faire le portrait de Milow. Sans grand succès, cependant. Son frère avait été plus vexé qu’autre chose par le résultat.

Ryan tourna à nouveau ses yeux pleins de défiance vers Joey lorsqu’il reprit la parole et, décidément de mauvaise foi, les leva au ciel : oui, bon. Elle aurait certes pu lui demander son accord avant d’emprunter son carnet. Mais bon, ça aurait équivalu à prendre le risque considérable qu’il dise non et que l’opportunité d’y jeter un oeil ne se présente plus à elle. Ryan savait en effet que ce genre d’occasion, il fallait les saisir sur le champ. Quitte à regretter plus tard. Comme dit l’adage : mieux vaut demander pardon que permission, hein ! « Ouais ouais… » maugréa t-elle en se balançant légèrement sur le banc : « Mais bon, parait que j’suis insupportable. Faut que j’entretienne ma réputation. Que veux-tu ! »

Ryan écouta ensuite le jeune homme et plissa les yeux d’un air attentif : « Ouais, comme un journal intime, en gros ? » Elle se fendit d’un sourire malicieux : « Tu couches beaucoup de pensées au sujet de Selene sur le papier, dis donc. »