- C’était bien ici ?
- Oui, je crois bien.

Ça fait pratiquement un an que je ne suis pas revenue là. Je me souviens, avant que Fort Ward ne me trouve, je passais beaucoup de temps dans ce parc avec Mary-Ann. Ça nous obligeait à marcher une bonne heure depuis le No man’s land, mais c’était un lieu de repli idéal quand le climat dans l’entrepôt devenait difficilement supportable. Je la soupçonne de s’être calée sur moi, de nous avoir fait bouger chaque fois que des hommes un peu trop entreprenants rôdaient dans notre refuge de fortune, mais… c’est loin maintenant. La mort l’a emportée et le Ciel m’a désigné une mission.

- Il a dit avoir aperçu des gens en véhicule blindé faire halte ici…
- Mais l’information remonte à quand ?

Mes yeux se posent sur la montagne de muscles qui m’accompagne. Donovan. Il est taciturne, assez brusque, mais pas méchant. Je crois qu’on nous a mis ensemble parce qu’on représente deux faces différentes de la même pièce. Par où commencer ? Le zénith estival plonge froidement sur la cime des arbres et les silhouettes des bosquets, émancipés depuis longtemps de la tonte impeccable que doivent respecter les terrains de golf. A côté de nous, le club-house est barricadé ; fenêtres masquées de planches mais la porte fracassée. Quelqu’un a dû s’abriter ici un temps et ça a mal fini…

- Il a dit quelques semaines.
- Ouais… moi je pense que c’était quelques mois, grommèle mon complice.
- « Sun a Donovan, vous vous recevez », crachote le talkie que le colosse porte à la ceinture.
- Oui, Sun. J'écoute.
- « On a besoin d’une paire de bras en plus au centre médical. »
- Ok, on arrive.
- Vas-y, que je lui dis avec un sourire bienveillant, je vais faire le tour. Vous êtes pas loin de toute façon.

Le complexe qu’en profite pour visiter le reste de l’équipe de trouve juste à côté du terrain de golf. Quitte à se déplacer loin, on mutualise les trajets, c’est normal. On a peu d’espoir mais peut-être ceux qui l’ont déjà dévalisé n’avaient pas les moyens humains dont on dispose et on doit bien ça à nos malades. A cette pensée, l’une de mes mains masse machinalement mon ventre. Rien à signaler pour l’instant.

- Ce serait bête de passer à côté de quelque chose, non ? J'ose insister, la tête rentrée dans les épaules, on se retrouve quand on a fini si dieu le veut.
- Il a intérêt de vouloir, marmonna Donovan en me confiant un deuxième appareil, le perds pas.
- Non, non.

Je le regarde s’éloigner, non sans sentir grimper l’appréhension au fur et à mesure que ma solitude se concrétise. Je n’ai jamais été seule dans la nature depuis… deux ans ? Plus ? C’est le moment de faire mes preuves. Je veux être utile à June, à ma mesure. Faire précautionneusement le tour du terrain pour dénicher d’éventuels survivants, ça devrait être à ma portée. Je passe alors la petite barrière qui me permet d’entrée sur le vaste terrain, non sans murmurer une prière.

Aujourd'hui, la chasse avait été bonne. Alex venait de relever le dernier de ses collets et se promenait à présent avec trois lapins morts qui pendouillaient à sa ceinture, lui battant le flanc à chacun de ses pas. C'était bien trop pour elle, bien évidemment, mais ce genre de chose avait de la valeur. Si auparavant c'était l'argent qui faisait marcher le monde, à présent c'était la nourriture et les armes. Avançant en silence sous le couvert des arbres, elle arriva bientôt près du tronc abattu auquel elle avait noué la longe de Thunder. Et après le travail... le plaisir ! Elle allait pouvoir laisser à son étalon le loisir de se dégourdir les jambes et ce dernier en trépignait déjà d'impatience.

- Tout doux mon beau, ça vient, ça vient...

La jeune femme détacha la bête et bondit en selle avec souplesse. D'un claquement de langue, elle intima le départ et bientôt le duo fendit les bois au galop. A cette vitesse, il lui importait peu de faire du bruit. Et puis de toute façon les morts se fichaient bien des animaux.

Ils arrivèrent bientôt à la lisière du bosquet. D'ici ils pouvaient voir la nature reprendre ses droits sur le club-house décrépi, l'herbe qui s'étendait telle une mer d'émeraude et... deux personnes. Alex blêmit aussitôt et demanda à son cheval de s'arrêter avant qu'il n'ait quitté l'abri que leur offrait les bois. Elle glissa jusqu'au sol, et s'avança précautionneusement afin de mieux discerner les intrus qui venaient d'envahir son petit moment de plaisir solitaire – pas ce genre là, petits coquins ! Elle se replia sur elle-même pour réduire la distance au maximum sans pour autant se faire repérer et ne s'arrêta qu'une fois cachée derrière le dernier arbre assez large pour la dissimuler.

Même en tendant l'oreille, elle ne parvenait pas à discerner grand chose de leur discussion à cette distance. Le vent lui portait de temps à autres des bribes de conversation, des fragments de mot... clairement pas assez pour qu'elle en déduise les raisons de leur venue. La seule chose dont elle était sure, c'est qu'ils ne lui inspiraient pas confiance. L'homme, surtout. Trop de muscles, comme s'il s'était fait un régime ultra-protéïné saupoudré de gonflette. C'était un truc de mec qui veulent compenser, comme les voitures décapotables rouge pétant que s'offraient les personnes en pleine crise de la quarantaine. Et il était armé, bien sûr, afin de compléter la panoplie du bon G.I. Joe qui se respecte.

Elle fit un pas en arrière, prête à repartir sans se faire remarquer, lorsqu'elle remarqua que le duo se séparait. Bientôt, la femme se retrouva seule à fixer le paysage, visiblement anxieuse. Elle avait l'air inoffensive vu comme ça, mais les apparences étaient souvent trompeuses. Et puis ont évitait de s'attaquer aux gens trop organisés. Vu leur attirail, talkie-walkie et compagnie, il y avait de grandes chances qu'ils aient des copains. Beaucoup trop de copains. Tenter d'aborder cette femme pour lui soutirer quelque chose, c'était prendre le risque de se mettre une faction entière de tarés à dos. Non merci, Alex passait son tour.

Le moment de rebrousser chemin était venu. Mais alors qu'elle se tournait vers son cheval afin de saisir la longe qu'elle avait laissé pendre paresseusement jusqu'au sol, ce dernier décida qu'il avait déjà attendu trop longtemps. Dans un hennissement, il bondit en avant et s'élança sur l'ancien terrain de golf, courant en tout sens comme l'aurait fait un chien fou.

- Reviens là ! Bougre de con ! Canasson en solde !

La discrétion n'était plus qu'un lointain souvenir. Se ruant à la suite de l'animal, Alex se révéla à la vue de l'inconnue alors qu'elle cherchait désespérément à saisir la corde du bout des doigts. Alors qu'elle courait à droite à gauche, ses proies semblaient réaliser une danse grotesque contre ses cuisses.

- Mais arrête de courir bon sang ! Je vais te faire galoper c'est bon ! T'as gagné ! STOP, MERDE !

D'un geste vif, elle réussit finalement à attraper attraper la corde et s'approcha de Thunder l'air contrariée, pointant son nez du doigt comme on aurait pu le faire avec un enfant désobéissant.

- Tu sais comment ça va se solder mon grand. Pas de pomme pour toi ce soir. Elle soupira. De toute façon elles commençaient à tirer la tronche, c'était plus très sain pour toi.

Le bruit de pas dans son dos rappela alors à sa mémoire un fait essentiel qu'elle avait jusqu'alors occulté : elle n'était pas seule. Elle fit volte-face brutalement pour voir cette femme, à quelques mètres seulement. Bon... clairement trop tard pour fuir. Il suffirait qu'une envie lui prenne pour que l'inconnue la canarde dans le dos en pleine fuite. Non, il allait falloir discuter afin dénicher une éventuelle porte de sortie.

- … bonjour. Je reste pas, continuez à faire... peu importe quoi. Vraiment j'm'en fous, je juge pas.

Bon, ok, c'était vraiment nul. Mais pour sa défense, ce n'était vraiment pas évident de se rattraper en pleine chute.

J’ai sursauté lorsqu’un animal énorme jaillit de ce qui semble être nulle part. Il me faut quelques secondes pour réaliser que c’est un cheval, une poignée de seconde de plus pour comprendre qu’il est poursuivi par un jeune garçon. J’aimerais dire que les formations que j’ai reçu sur Fort Ward ont porté leurs fruits et que j’ai dégainé mon arme par réflexe, mais c’est faux. Je suis restée figée devant la scène plus ou moins surréaliste, sans vraiment oser m’interposer.

Quand enfin le propriétaire de la bête parvint à la stopper, j’ai un sourire bienveillant. Il y a quelque chose de beau dans cet échange. Comme une forme d’insouciance ou d’innocence dont le monde manque aujourd’hui drastiquement. J’ai l’habitude des visages fermés, des mimiques angoissées et des regards fuyants – particulièrement depuis que l’attaque de New Eden avait tout changé. Mais cet inconnu… il m’inspire quelque chose de positif. Je fais un pas, sans trop savoir si je dois me manifester ou m’éclipser. L’autre me devance alors je sursaute légèrement à nouveau.

- Oh, je… pardon. Je ne voulais pas… euh…, le déranger ? Lui faire peur ?

Ses traits son fins, juvéniles. Finalement, c’est peut-être une jeune femme aux cheveux très courts. Instinctivement, je m’y attache : qui qu’elle soit, je n’ai déjà pas envie de le ou la laisser ici. Toutefois… j’ai une mission à accomplir et peut-être – peut-être – est-elle/il exactement ce que je cherche. Je m’éclaircis alors la gorge pour reprendre :

- En fait je veux retrouver des gens… on m’a dit qu’ils s’étaient installés ici. Des gens de New Eden, que je précise.

Ça n’a rien d’un secret : ils ont diffusé leurs photos et leurs bienfaits au No man’s land, rares sont les habitués du secteur qui n’en ont jamais entendu parler. Leur nom a été sur toutes les lèvres jusqu’à ce qu’un événement les force à se replier ; d’après les informations qu’on a glanées, la faute à une attaque qui leur a causé bien du soucis et des ennuis à leur base. Mon cœur de chrétienne se serre à l’idée que nous n’y soyons pas étrangers.  

- Est-ce que tu les as vus ? Ou… tu es avec eux ? Mon air troublé et hésitant n’est pas feint, je garde les bras légèrement levant en signe de non-agression, je ne veux pas te causer d’ennui. Juste… juste leur parler, et dans un coin de ma tête, je ne peux m’empêcher de me demander ce qui se passera s’ils sont effectivement là.