Molly ne s'attendait certainement pas à se la couler douce en arrivant ici. Mais les tâches qu'elle devait faire, elle ne les aimaient pas particulièrement.
La grande majorité du temps la petite s'occupe du ménage. Elle nettoie les sols, les meubles, fait les poussières et aide les plus grandes pour la lessive. Quand elle a de la chance, elle peut s'occuper de l'accueil, et faire des dessins en attendant les clients. En faite, Molly occupait sa journée comme elle le pouvait, du moment que c'était utile au motel.

Aujourd'hui, c'était journée ménage, comme hier, et avant-hier. En toute honnêteté il n'y avait plus grand chose à laver. Du coup, Molly se contentait d'attraper un balais, et se força à faire tous les couloirs. Lorsqu'elle le pouvait, et quand personne ne la surveillait, elle regardait à l'intérieur des chambres. Elle aimait bien les décorations à l'intérieur. A chaque chambre, c'était un peu comme une autre maison, une autre ambiance, d'autres odeurs. Même si c'était interdit, elle ne pouvait pas s'en empêcher, Molly adorait glisser des yeux où il ne fallait pas.

Une heure passa, et la gamine fit une pause. Elle posa le balais contre un mur, et sorti de sa poche un bout de papier et un pastel gras orange. Allongée au sol, elle se mit à dessiner une mouche orange, avant de se rendre compte qu'elle ressemblait beaucoup à une abeille. Surprise par une réflexion de l'une des filles du motel, la petite replia son papier, et reprit le balais.
Voilà à quoi ressemblait sa vie désormais. Elle avait le droit de jouer, mais le plus possible en silence. Il ne fallait pas qu'elle s'attende à ce que l'une des filles vienne jouer avec elle, car elles avaient d'autres chats à fouetter. Elle devait travailler toute la journée, ou au moins une matinée ou après-midi complète lorsqu'elles étaient à plusieurs sur le même poste. L'avantage qu'il y avait à être une enfant, c'était que Molly ne faisait pas de garde la nuit. Au moins, elle pouvait dormir tranquille.

Elle descendit au rez-de-chaussée, et continua de passer le balais. Ses pensées étaient ailleurs, et parfois, Molly ne voyait même pas les quelques hommes qui allaient et venaient. Elle leva simplement les yeux vers la réception, envieuse. Ça, c'était un travail qu'elle aimait.

Lorsqu'elle croisa le regard de cet homme, son expression changea totalement.

Elle le connaissait, oui, elle savait qui c'était. Il dit son prénom une fois, et la petite serra les doigts sur le manche à balais. Elle le connaissait. C'était rare de recroiser quelqu'un qu'on connaissait. Les yeux pétillants, la petite prit une grande inspiration.

- JAMAAAL ! Cria-t-elle en courant vers lui, oubliant toutes les règles de ce lieu.

C'était lui, c'était Jamaal. Cet homme rigolo qu'elle aimait tant. Ses pas d'enfants résonnèrent dans le couloir, jusqu'à ce qu'elle se jette dans les bras de l'indien. Elle avait oublié à quel point ça faisait du bien. Un câlin. Même si les filles de joies étaient toujours là pour elle quand elle en avait besoin, jusqu'à présent, aucune ne lui avait fait un simple câlin. Elles réservent ces contacts pour la clientèle peut-être.  

Toujours solidement accrochée au cou de Jamaal, la petite sautilla frénétiquement, le sourire aux lèvres. C'était certainement la première fois depuis l'attaque qu'elle était aussi heureuse.

- Jamaal Jamaal Jamaal Jamaal Jamaal, j'suis trop contente de te revoir !!

Elle se décolla enfin de lui, les yeux pétillants de vie et le sourire jusqu'aux oreilles.
Un sourire qui se fana, lorsqu'il lui posa la question. Les autres. Molly avait rencontré Jamaal, alors que celle-ci était encore avec sa famille, dans le bus. Personne ne lui avait appris à annoncer la mort de quelqu'un. Avant, ce n'était jamais elle qui portait cet immense fardeau.

Alors elle se contenta de remuer doucement la tête de gauche à droite. Elle était certaine qu'il comprendrait.

Je suis désolé. Ces simples mots, avaient suffit pour faire faiblir l'enfant. Désolé de quoi ? Pourquoi était-il désolé ? Molly ne pouvait pas lui en vouloir. S'il était resté avec eux, peut-être qu'il serait mort lui aussi. Ou alors, peut-être aurait-il l'élément clé de leur survie. Peut être que, s'il avait été là papa serait toujours en vie.
Cherchant à contenir ses larmes, les yeux de la gamines devinrent rouges, et sa gorge brûlante. Depuis son arrivée dans le motel, Molly n'avait pleuré devant personne. Elle se cachait dans son lit, sous sa couette. Bien sûr, les autres n'étaient pas bêtes, et se rendaient bien compte que si elle avait les yeux boursouflés, c'était parce que ses nuits étaient difficiles.

Difficile pour une enfant de dix ans, d'accepter un tel changement de vie.

Jamaal était gentil. Il lui disait que plus personne ne pouvait lui faire de mal. Au fond, il avait tord. Personne ne lui avait jamais fait de mal. Le pire qu'elle ait eu à subir, c'était les punitions lorsqu'elle n'était pas sage. Mais rien de très grave. Contrairement à beaucoup dans le nouveau monde, elle ne s'était jamais fait frappée, tirée dessus, torturée, humiliée, ou quoi que ce soit d'autre. La seule chose qui pouvait lui faire du mal lui était arrivée: sa famille avait disparue, au grand complet.

Le visage souriant de l'indien la fit sourire aussi. La main dans ses cheveux lui arracha un léger rire, qui effaça lentement la tristesse qui venait de naître, et c'était tant mieux. Molly était jeune, mais elle avait déjà comprit qu'il ne fallait pas montrer ses faiblesses face aux autres.
Mais avec Jamaal, c'était différent.

Il l'a porta jusqu'au bureau, et cette fois ci, un éclat de rire sorti de sa bouche enfantine. Elle aimait bien se faire porter. Avec son père, son jeu favori c'était de faire des acrobaties avec lui. Comme par exemple, s'asseoir sur ses épaules, ou faire l'avion. Molly savait très bien qu'elle n'avait pas le droit de s'asseoir sur le bureau, mais avec Jamaal à ses côtés, elle se fichait complètement des interdits. Un peu comme s'il assumerait cette désobéissance tout seul.

A sa question, la petite hocha la tête.

- Oui, répondit-elle en balançant ses jambes dans le vide, elle a trouvé le bus et moi j'étais dedans. Elle m'a dit que j'allais avoir une chambre rien que pour moi, une vraie chambre !

Et elle n'avait pas menti. Molly avait bel et bien une chambre, rien que pour elle.
L'indien lui demanda si elle continuait le dessin, et elle hocha la tête avec fierté. Cependant, elle ne lui montrerait pas la mouche orange, qu'elle ne trouvait pas si belle avec du recul. Jamaal lui tendit une feuille, avec dessus, un dessin qu'elle avait presque oublié.

- Ah oui ! C'est toi et naanee !

Lorsqu'ils se sont rencontrés, Molly lui avait fait un dessin. Un dessin représentant Jamaal en Inde, comme elle se l'imaginait. Il y avait des arbres entièrement verts (elle n'avait pas de marron pour faire les troncs), et des singes qui ressemblaient à des humains poilus. Au centre de la feuille, un homme et une femme, main dans la main. La femme portait des bottes en caoutchouc jaunes, parce que la feuille avait été accidentellement trempée par quelques gouttes de pluies, faisant ainsi baver le pastel. Cachée derrière un arbre, il y avait une petite tête brune qui dépassait. Cette petite tête était censée représenter Molly entrain de jouer à cache cache avec des singes.
C'était un chouette dessin. Et la petite était contente que Jamaal l'ai si précieusement gardé. Mais par dessus tout, très fière qu'il se promène avec.

- Tu l'as montré à des gens ? demanda-t-elle.

C'était le paroxysme de la fierté pour un enfant. Que ses chefs d’œuvres soient montrés à d'autres adultes, par des adultes. Cela voulait dire que sa création était vraiment très bien.
Du coin de l’œil, elle vit une des filles du motel quitter une chambre avec un homme. Et soudain, Molly fit une moue.

- Tu as essayé de me retrouver ? C'est pour ça que tu es ici ?

Il avait surement du trouver le mot dans le bus. Pourquoi serait-il ici sinon ?

Son sourire s'élargit. Elle ne savait pas qui était ce "Jeff", mais Jamaal lui avait montré son dessin. Mais ce n'était pas tout: il le lui avait montré en dernier. Ca voulait dire que le dessin de Molly représentant la forêt indienne, les singes, naanee et Jamaal avait été vu par d'autres gens. Et même, les gens qui puent. L'idée que les morts veuillent également voir son dessin la fit rire. Elle imaginait ces corps pourris entrain de ramper jusque devant son oeuvre, et repartir avec comme un trophée.

- Si les gens qui puent veulent mes dessins, ça sauverait des vivants ! T'imagines, ils prennent juste le dessin et repartent avec ! Plus personne se ferait mordre ça serait trop cool.

Piquée d'une poussée d'excitation, la gamine sauta du bureau ou elle était assise pour se planter juste en face de l'indien dans sa chaise. Elle étendit ses deux bras sur le côté, et fit gonfler ses maigres muscles, à la manière d'un bodybuildeur.

- Je sauverais le monde grâce à mes dessins ! Et plus personne ne mourra !

Amusée par cette version d'elle en super-héroïne, la petite se jura d'en faire un dessin, et de l'offrir à Jamaal avant qu'il ne reparte. Baissant les bras, Molly se rapprocha de l'indien et crapahuta sur ses genoux, pour s’asseoir dessus. Les filles du motel n'étaient pas encore très proche de la gamine, et elles ne savaient pas encore à quel point Molly pouvait être un pot de colle. Être à côté, ça ne suffisait pas. Il fallait qu'elle soit collée à Jamaal.

Une fois bien positionnée, un peu comme une princesse en amazone sur son destrier, la petite écouta la suite de son histoire. L'indien n'avait pas retrouvé le bus. Selon lui, il avait essayé d'être attentif, mais il n'eut aucun indice.
Molly haussa les épaules. Elle comprenait.

- En même temps, on a pas croisé grand monde... marmonna-t-elle.

Tout marchait au bouche à oreille: si quelqu'un avait vu le bus, il en aura parlé à quelqu'un d'autre, qui en aurait parlé à quelqu'un d'autre, qui en aurait parlé à Jamaal. Si il n'avait pas eu vent du bus, c'était certainement parce que personne ne les avait vu. D'ailleurs, elle se demandait ce qu'il en restait, du fameux bus. Est-ce que des gens l'avait désossé pour récupérer des pièces ? Certainement. Un véhicule encore en état de marche, c'était du pain béni.

Lorsque Jamaal lui parla d'Oxana, la petite étira un large sourire.

- Tu connais Oxana ? s'écria-t-elle. C'est ta petite copine ?

La blonde était sévère, tout comme la plupart des filles au motel. A Molly, elle lui avait révélé l’essentiel sur sa vie, son prénom, son âge, son origine. Au fond, la petite n'avait pas besoin d'en apprendre plus, elle savait que c'était elle la chef du groupe, et qu'elle devait la respecter. Mais ces questions la titillait au plus haut point. Elle avait dix ans, et commençait à s'imaginer des amourettes avec des célébrités très probablement décédée aujourd'hui. Connaître la vie sentimentale des adultes, était un tout nouveau terrain de jeu pour elle.

Et c'était vraiment très drôle.