2 avril 2020

Il mit tellement de temps à se poser devant cette lettre. La feuille resta blanche de longues heures avant qu’il ne parvienne à écrire quelques mots qui avaient du sens à ses yeux. Milow dormait déjà depuis un moment quand enfin, Connor s’y mit pour de bon. Vouté sur cette table désertée par son squatteur, il griffonna de la mine de son crayon sur le papier blanc devant lui. D’une écriture rustre, parfois difficile à lire. Fait de termes compliqués à écrire lorsqu’on n’avait jamais été assidu à l’école. Connor se trouva ridicule, plusieurs fois. Prêt à renoncer. Mais jamais il ne le fit, de peur de ne pas être compris.

Ludwig,

J’espère que les autres joueront le jeu et que cette lettre te reviendra bien. J’ai mis du temps à l’écrire, à trouver les bons mots pour t’expliquer les raisons de mon départ. Je ne sais pas si tu m’en veux, mais je crois trouver chez toi ce qu’il faut pour entendre mon histoire et comprendre mes raisons. Je fais tout ça pour toi. Pour les gens comme toi qui méritent une vie tranquille loin des problèmes que je ramène. La décision n’a pas été facile à prendre mais elle me semble être la plus raisonnable pour vous protéger de ce que j’ai fait…

Je recherche Roza. Depuis plusieurs semaines, je suspectais qu’elle ait été attaquée par Morgan Reed, que tu dois connaitre. Elle faisait partie du groupe de Zack, qui t’as retenu otage du temps du Ranch. Tout laissait entendre qu’elle avait quelque chose à voir avec la disparition de mon amie, je devais en avoir le cœur net. Aujourd’hui, c’est chose faite : Morgan avait bien enlevé Roza, pour la livrer en pâture aux Remnants qui nous avaient colonisé l’année passée. Je ne sais pas si elle est toujours en vie, je ne sais pas si je dois l’espérer.

L’un de mes collaborateurs s’est servi des informations que nous avons récolté pour se rendre directement dans le campement où Roza est retenue. Je ne pense pas pouvoir lui faire confiance, la relation entre nous est étrange et je crains qu’il soit contraint de livrer ce qu’il sait, voire de me livrer moi. En ayant votre localisation, je ne peux pas prendre le risque qu’on nous sache affilié d’une quelconque manière, et ça implique, pragmatiquement, de renoncer à vous.

Je le regrette.
J’ai dû prendre cette décision, et faire en sorte que personne n’ait dans l’idée de vouloir m’y faire renoncer cette fois.

Dans ma liste des pours – rester – tu y figures deux fois.
Mais celle des contres était bien plus longue.

J’espère que tu ne m’en voudras pas.

Ton plus vieil ami.

Il se relit, une dernière fois. Puis, il plia la lettre en deux, puis en quatre, avant de la fourrer dans une enveloppe jaunit par le temps. Le lendemain, l’homme trouva l’un des troqueurs et lui demanda de confier cette lettre à l’un des membres de The Haven, à l’avant-poste, lorsqu’il irait. Il n’avait aucune idée de si sa lettre arriverait à bon port ou si tout ça n’était qu’un coup d’épée dans l’eau. Au moins, il avait essayé.

PS:

16 Avril 2020.

Il avait confié la lettre à un troqueur, en lui demandant d’y faire attention à nouveau. Elle voyagea quelques jours dans sa poche, alors qu’il fut sur le point de repartir sans la confier à Clint en arrivant à l’avant-poste. Ce fut un éclair de génie qui lui permit de s’en souvenir, une sorte d’illumination alors qu’il tirait l’enveloppe rebondit de la poche de sa veste. Elle passa des mains de Clint à celle de Ludwig finalement, et quand le Norvégien eut l’occasion de l’ouvrir, une odeur de fleur séchée envahit son espace.

Dans l’enveloppe, il y avait la lettre évidemment, et en boule à l’intérieur, une fleur de sauge qui avait très mal supporté le voyage. Les pétales avaient décoloré sur le papier, brouillant certains passages de son crayon, mais l’ensemble restait suffisamment lisible pour que Ludwig comprenne.

Ludwig,

J’ai relu ta lettre quelques dizaines de fois. Elle me soulage, sache-le. Sache aussi que si un jour le cœur t’en dit, nous trouverons à nous voir parfois, peut-être du côté du No Man’s Land ou d’ailleurs. Je me lance dans une entreprise qui est probablement trop grande pour moi, mais j’ai toujours été meilleur en équipe que seul. C’est pour ça que je m’entoure aujourd’hui, au milieu de ces gens si étranges et pourtant si utiles. J’espère que ça nous mènera loin.

Je ne pense pas que cette plante arrivera en bon état, mais je l’ai trouvé aussi bizarre que toi, je me suis donc dit que tu en voudrais. Je n’ai pas réussi à lui redonner aussi bonne mine que lorsque je l’ai cueilli.

J’espère que tout va bien pour toi, et pour ta douce. J’ai cru comprendre qu’elle était enceinte, que tu allais être père. C’est un grand pas en avant, ça fait peur mais c’est extraordinaire. De ma place, je crois que je te jalouse un peu.

Peux-tu me donner des nouvelles de Jo’ et Gemma ? Est-ce qu’elles s’intègrent bien ?
Au fait, qu’est-ce que tu me conseilles contre des brûlures ?

Ton ami, C.

Quand Connor avait replié la lettre, il avait aussi repassé ses yeux sur celle de Ludwig. Comme pour être sûr qu’il n’oubliait rien pour son ami. Dans le placard auquel il faisait dos, les différents bocaux de Ludwig se remplissaient au fur et à mesure, mais le traitement et le temps qu’il y consacrait était bien moins pertinent que celui du libraire. Dommage, au moins, il essayait.

Cher Connor,

Ta lettre m'est parvenue bien tardivement, j'ose espérer que la mienne t'arrivera au plus tôt. J'ai l'impression que nos échanges sont figés dans le temps, qu'il y a un décalage total avec la réalité. C'est une sensation assez étrange, un peu inquiétante aussi, car à chaque nouvelle lettre, j'ai toujours l'angoisse que tu ne recevras pas ma réponse.

Tes nouvelles m'inquiètent concernant ton entreprise. Est-ce que ça a pu avancer ? J'aimerais savoir que tu ne prends pas de risque mais malgré une certaine naïveté, je ne suis pas née de la dernière pluie. Fais attention. Je ne te le répéterai jamais assez.

La grossesse d'Olivia est difficile pour ne rien te cacher. Elle se repose beaucoup mais peine à rester calme, et en retour, son corps lui fait payer trois fois le prix. C'est une souffrance de ne rien pouvoir faire pour l'aider, d'autant plus que ma présence est parfois un poids pour elle. J'ai encore du mal à comprendre comment me comporter, mais c'est sans doute normal, non ? Alors je la laisse respirer, et j'essaie d'être présent quand elle en a besoin.

Joséphine et Gemma vont bien, ne t'en fais pas. Elles prennent leurs marques rapidement. Joséphine aide à l'infirmerie et Gemma semble bien heureuse de se faire des amis et de se sentir en sécurité. C'est un vrai plaisir de les avoir parmi nous et de voir des survivants de l'extérieur s'épanouir au sein de notre communauté. Elle me parle de toi, parfois. Elle t'aime beaucoup, je crois.

Contre les brûlures, au plus simple à trouver, utilise de l'argile pour te faire une cataplasme. Une nuit ou une journée entière. Si depuis, tes blessures ne se sont pas calmées, je t'en envoie un petit sachet. Ce n'est pas grand chose, mais c'est tout ce que j'ai. À mélanger avec de l'eau jusqu'à rendre la texture crèmeuse/pâteuse.

Et je suppose que cette comparaison avec la fleur de sauge est un compliment, aussi, je le prends avec plaisir. Malheureusement, son voyage ne l'a pas aidé. J'espère ne pas être aussi défiguré qu'elle tout de même.

Porte-toi bien mon ami.

Pensées.

Ludwig.

19 mai

Ludwig,

Ça a mis du temps, mais je suis content d’avoir de tes nouvelles. Tu as raison sur ce point : je relis les tiennes quand le cœur n’y est pas pour me donner du courage, et tout ça donne l’impression d’être un monde à part que personne ne peut fouler. Je pense que ça fait du bien. La distance que nous pouvons mettre face à une feuille de papier semble être proportionnel aux choix de nos mots. Je les trouve plus justes et plus réfléchis que si nous devions nous les dire en face. Et dans une certaine mesure, plus vrais que jamais.

Il y a beaucoup de bouleversement de mon côté : je fais parti d’une autre communauté – bien plus petite que la notre ! Nous sommes une petite dizaine, nous nous entraidons dès que nous en avons l’occasion. Ça se passe bien, pour l’instant, et je ne pense pas que ça changera. Les profils sont très différents concernant les membres, j’apprends à les connaitre. On m’a demandé d’être leader de ce groupe, c’est une lourde charge sur mes épaules mais je retrouve ce qui me faisait vibrer lorsque j’étais capitaine de mon équipe.

Nous vivons des primes et du mercenariat, sommes bien incapables de planter quoi que ce soit, et nous occupons de trois poules.

Merci pour tes conseils : le temps de recevoir cette lettre, j’étais déjà guéri mais je saurais quoi faire si ça jamais je récidive.

As-tu besoin de quelque chose ? Pour toi, pour ton futur ? Un cadeau que je pourrais te faire qui pourra t’être d’une grande aide à l’avenir ? N’hésite pas, l’extérieur offre bien des possibilités et des miracles quoi qu’on en dise.

Porte-toi bien aussi,

C.

Il replia la lettre sur elle-même avant de soupirer. Il était tard encore, suffisamment pour que ses yeux le piquent en conséquence. Epuisé, il mit maladroitement la lettre dans son enveloppe, en la refermant. Il y aurait encore des plis, une déchirure sur le haut du papier, mais tant pis. Au moins, Ludwig aurait la certitude qu’elle venait bien de lui. Lorsqu’il termina d’écrire le nom de son ami, Connor retourna à son lit, et se laissa tomber dessus. Khan vint le rejoindre quelques secondes après, sans véritable vergogne lorsqu’il s’agissait de squatter son maitre.