- Faudra pas qu'on traine pour se repositionner là-bas...

C'était une soirée lambda à la coloc des garçons, un peu comme au temps des baraquements. Du moins si on omettait le fait que le garçon venait de passer une bonne vingtaine de minutes à essayer d'endormir son bébé. Car depuis leur nuit chaotique, les filles résidaient au dispensaire encore quelques jours. Leur querelle ne s'était aux dernières nouvelles pas arrangée et Maddison pensait déménager.

Mais pour l'heure, les garçons débriefaient de leur journée. Ils étaient tous les trois retournés vers leur ancien avant-poste d'Agate, pour évaluer les dégâts, maintenant que le feu s'était enfin éteint et pour essayer de retrouver ce mystérieux campement où Nathan avait été torturé. Ils y étaient allés en bateau. Il avait retrouvé l'hôtel bien sûr, dans un état lamentable – il n'y avait pas grand chose à en sauver – et la zone était définitivement infestée de rôdeurs. Le nettoyage s'imposerait rapidement et demanderait de sacrés efforts. Quant au camp, ils l'avaient retrouvé. Hélas, il n'y avait pas grand chose à en tirer... Graham tendit une bière à Stanley, qui s'affala à côté de son pote dans le canapé.

- Un autre bâtiment du coin fera bien l'affaire, répondit le trentenaire en acquiesçant. On peut quand même dire qu'on a eu d'la chatte, qu'ils s'attendaient pas à nous trouver là...
- C'est pour ça qu'on doit pas tarder à remettre l'endroit sur pieds. Ils renverront du monde sur la zone, c'est certain. Ne s'rait-ce que pour savoir c'qui est arrivé à leurs copains.

Mine de rien, l'île de Brainbridge et ses habitants devaient causer un tord sans précédent à leurs ennemis. Conformément à leur ancienne devise, il n'avait jamais laissé un seul survivant de leurs derniers affrontements, pas un seul témoin. Ils représentaient une boite noire qui devait faire flipper considérablement leurs ennemis. C'était d'ailleurs bien leur seul atout, s'ils devaient se montrer réalistes.

- Vous en pensez quoi d'Nathan et de c'qu'ils lui ont fait ? Demanda clairement le jeune homme à ses amis.

Déjà Stanley réfléchissait à l’endroit où ils pourraient reprendre position. Il se nota aussi de demander de nouveaux explosifs pour le pont. Ils ne devaient pas trainer à placer ces derniers ! Plus que jamais, il ressentait une certaine urgence. Comme après chaque attaque qu’ils avaient essuyée. Le calme leur donnait cette impression qu’ils avaient du temps, mais c’était faux. S’ils avaient eu les équipements de Raphaël, Layla ou encore Misha n’auraient pas été blessées. S’ils avaient eu la radio de Cole opérationnelle, ils auraient peut-être pu tout anticiper tout ça. Le jeune homme but une gorgée de bière. Puisqu’ils les entreposaient dehors, elle était plutôt fraîche.

- Là d’ssus, on n’est pas bien différents, rappela le garçon à ses potes. Ils avaient aussi torturé pendant des semaines ce gars des New Eden. Il se revoyait poser les électrodes sur ses parties intimes. Étrangement, ça ne lui faisait ni chaud ni froid. Il pinça les lèvres. J’sais pas, répondit-il à la suite d’Eddie. Le tout a pris combien d’heures ? Si tu tournes de l’œil sans arrêt, t’as pas l’temps d’dire grand-chose…

Au final, ils avaient eu de la chance que la torture de Nathan ne s’éternise pas davantage… car oui, il ne faisait aucun doute qu’il aurait alors pu en dire bien plus ! Il était au courant pour les tourelles et d’autres choses encore. Pour tout dire, Stan avait un temps douté de cette version de l’enlèvement. C’était presque trop gros : le type se perd comme un couillon, tombe sur leurs ennemis, et parvient à s’échapper – certes bien amoché – pour revenir la bouche en cœur. Fallait pas le prendre pour un jambon. Mais puisqu’ils avaient retrouvé le camp des intrus, ils avaient aussi retrouvé le corps de Donovan, et il fallait avouer que cette partie de son histoire tenait visiblement la route…

- J’vous cache pas qu’au début, j’l’ai pas cru, dut-il reconnaitre à ses potes. Il avait eu un bon feeling avec le français, mais il n’oubliait qu’ils l’avaient récupéré des mains de leurs ennemis. Et s’il était déjà converti ?
- C’est que t’as pas vu sa tronche quand il nous a retrouvés, mec ! Le défendit Graham. Certes.

Celui-ci enchaina d’ailleurs sur le niveau de leurs civils. Naturellement, Stan déporta son regard sur Eddie. Cette partie du job était maintenant de sa responsabilité. Il soupira. Il entendait encore Roza lui gueulé dans les oreilles, furieuse contre ceux qui l’avaient accompagnés cette nuit-là. Réintégrer tout le monde dans les formations pour aborder un nouvel aspect de la survie, c’était ce qui les attendait. Il acquiesça aussi, repensant à tous ces gars qu’ils avaient perdu à Renton notamment.

- Même s’ils savent se servir d’une arme à feu, y en a toute une partie qui n’ont jamais eu à faire du tord à quelqu’un de vivant. Et ça change toute la donne. Faut les former pour s’défendre, mais faut surtout accentuer la peur ou la haine, j’en sais rien. Pour qu’ils attaquent surtout. Qu’ils hésitent pas à tirer au moment où ce s’ra nécessaire.

Ils étaient tous les trois passés par là. Bien avant le début de toute cette merde. La première personne sur laquelle vous tirez une balle mortelle, c’est quelque chose. Stan se souvenait encore maintenant du corps de cet africain qui tombait sur le sol. Son regard partit un instant dans le vide. Il ne repensait presque jamais à « avant », ça faisait trop mal.

- T’as déjà une idée de comment tu vas faire ? Il posait la question à Eddie.

Puisqu’ils étaient en guerre, comparer le niveau de leurs troupes d’un point de vue militaire, avec celui des New Eden, était naturel. Il ne fallait pourtant pas oublier qu’ils ne jouaient pas dans la même division et Eddie n’avait pas à se sentir personnellement responsable de ça. Il n’était à ce poste que depuis quelques mois et la plupart des gens qui vivaient avec eux étaient jadis de simples civils. Sans oublier que la plupart de ceux qui résidaient sur l’île depuis longtemps n’avait pas l’âme de guerriers puisqu’ils n’avaient pas fait partie des premiers volontaires pour se former. Il ne fallait pas l’oublier : ils jouaient depuis quelques temps avec l’équipe B.

Pour Stan, entendre son pote affirmer qu’il avait déjà une approche en tête, ça lui suffisait. Il avait confiance en lui, en ses jugements. Il proposait d’ailleurs de secouer un peu les gens, quitte à la prendre en traitre. Ce n’était pas idiot, il acquiesça.

- Ouais c’genre là. Le tout était de revoir encore les profils de chacun, pour évaluer ceux qui avaient le sang froid nécessaire et ceux qui ne l’avaient pas. Car jusqu’ici, ça n’avait pas réellement été un critère et ils se focalisaient sur les morts. J’miserai pas mal sur la nouvelle génération, lança-t-il en suggestion. Les Sean, les Zelda. Ils commencent à être prêts et leur état d’esprit est différent de celui des plus vieux. J’pense qu’ils sont davantage conditionnés. C’était du sang neuf, souvent motivé, qu’il ne fallait pas négliger. On pourra commencer par les faire sortir davantage…

Au final, les mondes des formations et des expéditions étaient très liés. C’était surtout les retours de missions qui aidaient à orienter ou revoir les approches d’entrainements. Chaque sortie était une expérience, qu’ils devaient partager au plus grand nombre. Pour que les prises de décision se fassent le plus naturellement possible. C’était quand les choses devenaient automatiques que les pertes diminuaient.

Votre convoi est attaqué en pleine forêt la nuit, comment devez-vous réagir ?
Un type débarque dans votre planque avec un lance-flamme, quels sont les gestes à avoir ?

- J’vais mettre la pression pour qu’on ait les équipements du copain d’Maddie rapidement. Il parlait de Raphaël, couturier de métier, qui avait proposé de leur confectionner de quoi se protéger davantage sur le terrain. Cela faisait plusieurs semaines qu’ils travaillaient dessus. Graham et Eddie étaient au courant. Au final, on en r’vient toujours au même, tu t’prends une balle où il faut pas, et tu sers plus à rien pour tes copains.
- On a quand même du cul d’avoir recruté des types comme Johnson ou Levi. Ça fait tellement du bien d’bosser avec des gens du métier.

Stanley fit un hochement de tête. Il n’était pas super copain avec les deux nouveaux. En vrai il ne les connaissait surtout pas plus que ça.

A vrai dire, la nouvelle génération était déjà presque prête. Du moins ceux qui seraient amenés à l’être un jour l’était ! Cela faisait plus de deux ans qu’ils avaient commencé les entrainements et au contraire des adultes, aucun n’avait pu passer à côté. Pas de vilaines bases acquises ailleurs, pas de mauvaises habitudes. Ils étaient des purs produits de Fort Ward ! Magnifique, non ? Affaire à suivre…

La conversation vira toutefois soudainement quand Eddie réagit à la remarque de son pote. Il était vrai que la formulation était peut-être mal choisie, encore que… Pris dans son sujet, Stanley ne tilta même pas immédiatement, alors que Graham esquissait pour sa part un sourire en coin. Il fronça donc un sourcil à la question du trentenaire. En couple ?

- Hein ? L’a pin compris. Oh pour ce Raphaël ?

Pour tout dire, la question n’était peut-être pas idiote. Il était un temps où la jeune femme avait fréquenté pas mal le couturier, et il se souvenait en avoir parlé avec Casey. C’était d’ailleurs pour ça qu’il l’appelait comme ça. Il n’eut pas le temps d’en dire davantage que son ami retournait au sujet précédent. Ben tieeens ! Stan afficha un sourire et échangea un regard avec le troisième larron qui s’était redressé dans le canapé.

- Assez parler de boulot pour aujourd’hui, on en fait déjà beaucoup. On s’détend, ok ? Renchérit le brun. Parlons dooonc… de la jolie Maddison, ajouta-t-il avec un air malicieux. Regard furtif vers Eddie. Avant d’ajouter : en vrai, ça fait chier si elle part vraiment de la coloc ! Tu crois vraiment pas qu’elles vont se rabibocher ?

Encore au dispensaire, la plus jeune de leur bande n’avait pas encore a proprement dit fait ses valises. Mais cela viendrait d’ici quelques jours. Il avait posé la question à Stan, généralement le plus au fait des états d’âme de sa belle. Il restait en tout cas celui qui la comprenait mieux. Le seul peut-être qui faisait vraiment l’effort de toujours chercher à la comprendre surtout. Ce dernier termina sa gorgée de bière avant d’hausser les épaules.

- Casey ne m’adresse plus la parole, j’te rappelle. Mais c’est mal engagé, si vous voulez mon avis. Elle prend du poil de la bête la petite, avec toutes ses « responsabilités ». J’ai bien peur qu’elle s’amuse à son tour à faire la fière et si elle est aussi têtue qu’sa frangine dans c’rôle là… Il leva la main en sifflant. Pfiou feu d’artifice ! C’était un niveau de compétition.

C’était pour ça qu’il s’écrasait de son côté pas mal devant les élans de sa chérie. Parce qu’elle était nécessaire à son équilibre. Egoïstement donc en quelque sorte. Ce n’était pas par faiblesse au contraire, car ça relevait parfois de l’exploit de réussir à garder un semblant de sang-froid. Surtout pour lui.

- Pour répondre à ta question. il s’était retourné vers Eddie et tendit sa bière dans sa direction. Nan j’crois pas qu’elle sorte avec le couturier. Ou plus, si elle l’a fait ! En vrai, le mec est tellement… j’sais pas… péteux ? Avec ses grands airs et ses manières. Il est sûrement gay, enchaina-t-il, habitué à faire dans le cliché.
- Elle va aller habiter où si elle part d’ici ?