1990, Portland, Maplewood
Le couple est stable, amoureux. Ils se sont connus au lycée et depuis, ne se sont jamais quittés. Lionel a suivi une voie toute tracée ; pompier, comme son père et son grand-père avant lui. Irene enseigne l'anglais, une vocation sans cesse renouvelée. Après le mariage, l'étape logique c'est le bébé. Ellie naît le onze juin, enfant d'été solaire et joyeuse. Les premières années sont heureuses, la petite famille unie. Ils auraient voulu un autre enfant, mais les nombreux essais se révèlent infructueux. Alors Lionel et Irene s'estiment déjà comblés, bénis. Ils ont une chance que d'autres couples n'ont pas, et entourent leur fille de toutes les attentions possibles.

9 ans, 1999, Portland, Maplewood
Un soir, Lionel ne rentre pas. A sa place, ce sont ses collègues qui viennent frapper à la porte de leur petite maison. Les semaines suivantes, Irene est à peine présente. A neuf ans, le monde d'Ellie s'effondre. Elle prend soin de sa mère du mieux qu'elle peut, supportant sur ses frêles épaules des responsabilités d'adulte. A l'école, on s'inquiète. On compatit, bien sûr, et on s'interroge. Irene pourra-t-elle surmonter son deuil et s'occuper de sa fille seule ? En attendant, les parents les plus solidaires s'organisent. On apporte aux orphelines des petits plats maisons, plusieurs mois durant. Puis, la solidarité s'épuise. Irene devrait avoir repris le dessus, mais elle reste confinée au lit, rideaux tirés.

13 ans, 2003, Portland, St. Johns
Les années ont passé et Irene ne s'est pas relevée. Ellie s'efforce de maintenir sa mère en vie, avec l'aide de sa famille. Elles ont fini par quitter la petite maison guillerette pour un appartement miteux, mais moins onéreux. La famille maternelle de la gamine fait ce qu'elle peut pour elles. Mais la situation ne s'améliore pas. On hésite à placer Ellie, mais on craint aussi que cela n'aggrave encore la dépression d'Irene. Alors la petite brune reste avec sa mère, se construisant petit à petit. A l'école, elle est l'orpheline, celle dont le père est mort, et la mère, sur le point de l'être. Alors Ellie répond. D'abord avec des mots, puis avec ses poings.  

17 ans, 2007, Portland, St. Johns
Le quartier est mal famé. Les gangs gangrènent les rues, la violence a creusé son trou. Intelligente, Ellie s'est tout de même laissé prendre. Avec le temps, sa famille s'est lassée. Ils appellent toujours, viennent de temps en temps s'assurer de leur santé, à Irene et elle. Mais les factures impayées s'accumulent sur la table de la cuisine et il lui faut trouver un moyen de les honorer. Alors elle vole pour eux. Un soir, le soir de trop, elle se fait attraper. Elle a déjà été arrêtée mais Kyle Jenkins, un ancien collègue de son père, s'est toujours arrangé pour qu'elle s'en sorte. Cette fois, le commerçant refuse de retirer sa plainte, et c'est en prison pour adolescents qu'elle passe son dix-huitième anniversaire.

22 ans, 2012, Portland, Concordia
Elle n'y est restée que quelques mois, mais ça lui a suffi. Ellie a tourné comme un lion en cage jusqu'à sa libération, avide de retrouver les grands espaces de la ville. Pendant l'absence de sa fille, l'état d'Irene s'est encore détérioré et elle requière des soins de plus en plus poussés. Ellie fait ce qu'elle peut, mais ça n'est pas toujours suffisant. Laborieusement, elle trouve un petit boulot, puis deux. Souvent, elle est virée lorsqu'on apprend pourquoi elle a été en prison. Un jour, on lui fait confiance, et elle garde son boulot. Malgré cela, elle peine toujours à maintenir la tête hors de l'eau. Alors les vieilles habitudes reprennent le dessus. Elle se fait plus discrète, plus subtile. Plus ambitieuse, aussi. Elle ne se contente plus de voler les petites épiceries de quartier. Ça commence par les portefeuilles des touristes...

25 ans, 2015, Portland, Concordia
...et ça termine par des bracelets en or. Ça lui a pris du temps, mais elle a fini par s'améliorer. Elle est devenue bonne, douée même. Petite mais jolie, elle s'est servie de cette arme inattendue pour s'introduire dans les soirées. Elle a d'abord fait le tour des boîtes de nuit, a dépouillé les clubbers alcoolisés. Puis, avec le temps, ses clients se sont faits plus aisés, plus difficiles d'accès. Lorsque sa mère a fini par mourir, Ellie ne s'est pas arrêtée. Elle ne le faisait plus pour Irene, elle le faisait pour elle. Pour le frison, pour l'excitation. Qui sait où tout cela l'aurait menée si le monde ne s'était pas effondré.

Octobre 2015, Portland, Concordia
Sans attaches, Ellie se retrouve isolée alors que le monde se désagrège. Dès les premières annonces du gouvernement sa tante la presse de les rejoindre à Vancouver, où elle s’est installée, avant que les aéroports ne ferment. Mais les vols sont pris d'assaut et elle n'a pas le temps de prendre la fuite. Elle décide alors de partir à pied, peu importe le temps que cela lui prendra. La brune sait déjà que ce ne sera pas facile. Fille des villes, elle n’a aucun sens de l’orientation et est perdue sans le GPS de son téléphone. Mais Ellie est déterminée à retrouver le peu de famille qu’il lui reste.

Novembre 2015, Battle Ground (Washington)
L'avancée est lente, laborieuse. L'arrivée de l'hiver complique considérablement les choses, d'autant qu'elle n'est pas du tout faite pour cette vie. Trouver de quoi se nourrir au jour le jour s’avère de plus en plus compliqué. Elle ne reste jamais plus de deux jours au même endroit, de peur d’attirer les rôdeurs. Mais elle se perd, souvent. En réalité, elle n’avance pas de plus de dix kilomètres à chaque fois.  

Décembre 2015, Woodland (Washington)
La crue d’une rivière la force à s’installer à l’extérieur de Woodland. Le pont, détruit, l’empêche de traverser. Après des jours à chercher une solution, elle doit se rendre à l’évidence. Elle va devoir attendre une décrue pour continuer sa route. A contre-cœur, elle monte un abri de fortune, se préparant à passer l’hiver.

Mars 2016, Woodland (Washington)
Tant bien que mal, elle a survécu à son premier hiver. Ellie a perdu quelques kilos, mais surtout, de longs mois se sont écoulés. Avec eux, ses espoirs de retrouver sa famille vivante se sont amenuisés. Elle n’a aucun moyen de savoir, aucun moyen de les contacter. Elle reste encore quelques semaines à la périphérie de Woodland, pour se remplumer un peu. Chaque heure écoulée est une torture mais elle est impuissante à rattraper le temps perdu.

Juin 2016, Tenino (Washington)
Elle a finalement repris la route. Requinquée par ses longues semaines de repos, elle n’a mis qu’une semaine pour atteindre son objectif. Elle arrive aux abords de Tenino lorsqu’un bruit terrifiant lui glace le sang. Son chemin croise pour la première fois celui d’une petite bande de rôdeurs. Terrorisée, elle prend d’abord ses jambes à son cou avant de constater que les rôdeurs la suivent. Dans la panique, elle ne trouve rien de mieux qu’une épaisse branche de bois en guise d’arme. Portée par l’adrénaline, elle parvient à se débarrasser de ses assaillants. Choquée, couverte de sang, elle se réfugie dans une cabane abandonnée et passe quelques heures, tétanisée, trop secouée pour pleurer.

Août 2016, McKenna (Washington)
A McKenna elle rencontre un petit groupe de survivants qui, comme elle, tentent de se débrouiller comme ils peuvent. Heureusement pour elle, ils font également route vers le Nord du pays. D’un commun accord, ils décident de continuer leur chemin ensemble. Après tout ce temps seule, s’accorder à nouveau à la vie en groupe n’a rien de facile. Mais elle redécouvre les contacts humains et surtout, un confort somme toute relatif mais bienvenu.

Novembre 2016, Tacoma (Washington)
Il ne faut pas longtemps avant qu’elle noue des relations plus poussées avec Teddy, la cadette du groupe. D’abord tenue secrète, leur petite amourette est révélée par hasard et déclenche un concert d’applaudissements. Ellie rit, légère. Pour la première fois depuis longtemps, elle voit un écho de leur vie d’avant. Mince, ténu, mais tout de même.

Mars 2017, Tacoma (Washington)
Tout s’est bien passé pendant quelques mois, mais les choses se compliquent. Installés à Tacoma pour l’hiver, le groupe commence à envisager un campement plus permanent. Mais Ellie voit le temps filer et avec lui, le peu d’espoir qu’elle a de retrouver sa famille. Teddy n’arrête pas de lui répéter qu’elle se berce d’illusions et qu’ils sont probablement tous morts depuis longtemps. Pendant un temps, Ellie ronge son frein…

Mai 2017, Tacoma (Washington)
… Jusqu’à exploser. Ellie l’impatiente n’en peut plus d’attendre. Alors, malgré les supplications de Teddy, elle quitte le petit groupe et prend seule la direction du Nord. Se retrouver à nouveau seule la terrifie mais elle continue d’avancer. Ellie reste concentrée sur son objectif. Un pas après l’autre, elle trace sa route avec détermination. Tout, pour oublier ce qu’elle sait déjà : ce qu’elle fait n’a plus de sens, depuis longtemps. Mais rester immobile, c’est mourir.

Août 2017, Seattle, Delridge
Elle atteint finalement la banlieue Sud de Seattle. A Delridge, elle se barricade dans un appartement abandonné par ses occupants, pour reprendre des forces. Finalement elle s’y installe durablement.

Septembre 2017, Seattle
Trouver de quoi se nourrir est finalement plus difficile en ville que sur la route. Les supermarchés ont été pillés depuis longtemps, de même que les appartements. Elle est contrainte de s'éloigner de plus en plus de son abri, sans garantie de succès. Un jour, alors qu'elle explore un vieux supermarché délabré et visiblement incendié, avec à peine assez de lumière pour voir à un mètre devant elle, Ellie sent le sol se dérober sous ses pieds. Après une chute brève mais douloureuse, elle se relève pour découvrir qu'elle semble s'être sérieusement foulé la cheville, mais aussi qu'elle est trop petite pour sortir seule du trou. Après quelques heures de solitude, elle finit par somnoler, épuisée par la panique. Elle est réveillée en sursaut par un bruit de lutte et la chute d'un rôdeur, visiblement affamé. Son cri alerte le survivant, qui l'aide à se sortir vivante de ce mauvais pas.

Février 2018, Seattle, Industrial District, No Man's Land
Quelques mois ont passé. Sa cheville s'est remise et contre toute attente, elle a décidé de rester. C'était plus facile à deux, et moins compliqué qu'à plusieurs. Leur quotidien est fait de chamailleries puériles, de plaisanteries pleines de sous-entendus. Ils changent souvent de planque, pour préserver leur sécurité. Un jour, ils découvrent le No Man's Land et ses trésors. D'un coup, de nouvelles possibilités s'ouvrent à eux et leur existence s'améliore, grâce au troc.

Octobre 2018, périphérie de Seattle
Les sous-entendus ont commencé à devenir plus appuyés et à se confondre avec de véritables avances. Mais la fierté les étouffent tous les deux, les tensions apparaissent. Personne ne veut céder et avouer à l'autre ses sentiments, de peur d'être rejeté. Un jour cependant ils explosent et les masques tombent. Alors que chacun croyait ressentir un amour sans issue, ils découvrent qu'ils se sont fourvoyés. S'installe une nouvelle routine, dans les bras l'un de l'autre. Le soir, elle s'endort dans les bras de Nathan en espérant que le jour suivant ne sera pas le dernier.

Février 2019, Seattle
C'est elle qui a insisté. Parce qu'elle ne voyait pas le danger, malgré le délabrement du bâtiment. Ils cherchaient de quoi troquer, de quoi se réchauffer. Lorsque les premiers craquements ont commencé à résonner, il ne leur a fallu qu'une seconde pour comprendre ce qu'il se passait. Quelle erreur elle avait commise. Nathan a été plus rapide qu'elle et l'a sauvée du désastre. Mais lui ne s'en est pas sorti.

Avril 2019, périphérie de Seattle
Dans la cabane qu’elle occupait avec Nathan, elle passe des heures prostrées dans leur lit, à attendre de le voir franchir le seuil. Mais les semaines défilent et elle fini par accepter l’idée de sa mort. Péniblement elle se relève et reprend sa vie là où elle s’était arrêtée avant de le rencontrer.

Mai 2019, périphérie de Seattle
Après trois mois de galère, Ellie se résigne. Seule, elle n’y arrive pas. Elle mange un jour sur deux, voire tous les trois jours. Autant que son chagrin, ce sont les difficultés de la survie en solitaire qui lui font perdre du poids. La brune quitte finalement l’abri de la montagne pour rejoindre Seattle et trouver comment continuer poursuivre sa vie.

Juillet 2019, Seattle
En ville, elle ne s’en sort pas mieux. Dans ce monde de violence brutale et perverse, elle n’est pas de taille. Cela n’a rien à voir avec les bagarres de rues auxquelles elle se livrait occasionnellement avant. Alors Ellie trouve un autre moyen, plus subtil, plus avantageux. Horacio est charismatique et dans son ombre, elle prospère à ses dépends. Les affaires marchent suffisamment pour les faire vivre et tous deux y trouvent leurs comptes. Les méthodes sont méprisables, mais elle n'a plus le luxe de choisir. Sans lui, elle ne survivrait pas.

Novembre 2019, Seattle
Mais avec le temps, les caractères s'opposent. Un soir, tremblante de froid devant le maigre feu qu'ils ont allumé, Ellie explose. Ses récriminations fusent mais Horacio n'a pas l'intention de l'écouter. Avant qu'elle puisse esquisser un geste, la main du chasseur est dans sa nuque, écrasant son visage contre les braises du foyer. Ses hurlements résonnent dans l'air du soir mais Horacio ne se laisse pas attendrir. La brûlure est profonde ; la cicatrice, indélébile.

Décembre 2019, Seattle, Deldridge
Finalement, elle retrouve l'appartement qu'elle occupait à son arrivée. Elle se remet difficilement, souffre le martyr au moindre frémissement de ses muscles. Peu à peu, lentement, la plaie se referme et guérit. Une cicatrice se forme, hideuse et difforme. D'abord cachée sous des bandages, elle rassemble de quoi payer un ancien cordonnier qui façonne pour elle un demi-masque de cuir.    

Avril 2020, Seattle, New La Hacienda Motel
Honteuse, affamée, pleine de rage, Ellie se traîne devant la mère des filles du motel. Devant Oxana, elle ne cache pas la laideur de son visage. Et parce qu’elle s'est juré de protéger les survivantes de la cruauté des hommes, Oxana accepte de l’intégrer à ses rangs.

Souvent, le réveil est difficile.

Il lui faut toujours quelques secondes pour réaliser où elle vit, désormais. Quelques secondes pour se souvenir de l'absence, et de la douleur. Puis tout lui revient et elle passe encore quelques secondes allongée, les yeux clos. Comme une superstition ; comme si ce seul geste allait tout effacer. Mais rien ne se passe jamais et l'éveil du motel fini par la tirer du lit.

Le petit-déjeuner est pris dans un silence gêné. Son arrivée est encore trop récente pour que les conversations soient aisées entre elle et les autres filles. Certaines osent fixer le masque de cuir qu'elle porte pour cacher sa laideur, tandis que d'autres plongent le nez dans leur bol. Aux premières, Ellie lance un regard plein de défi. Aux secondes, elle adresse un remerciement silencieux. Et repart dans sa chambre, se préparer pour la journée.

Les jours se suivent, mais ne se ressemblent pas toujours. Depuis qu'elle est ici, Ellie s'efforce de suivre le rythme. Mais les premières semaines ont surtout permis de la remettre sur pied. Elle n'est toujours pas très à l'aise avec l'idée - et encore moins l'acte - mais elle se plie au règlement. Les hommes sont encore rares à venir la voir, ou même à la réclamer. Probablement que le masque de dentelle qu'elle porte avec eux les effraient, les impressionnent.

Lorsqu'elle le peut, Ellie fait en sorte de se rendre utile - au-delà du service requis. La plupart du temps, elle s'occupe de faire la cuisine et commence à y prendre plaisir. C'est une façon comme une autre de s'occuper les mains tout en gardant l'esprit libre. Et en participant à la vie du motel, elle a le sentiment de payer sa dette envers Oxana. Il n'existe rien de tel entre elles mais Ellie se sent redevable envers l'ukrainienne de l'avoir accueillie.

Lorsque la nuit tombe et que vient le moment de dormir, c'est avec un peu d'appréhension qu'Ellie se glisse dans ses draps. Elle se réveille régulièrement trempée de sueur, après avoir revu la mort de Nathan ou son accident.