This or that side

J'suis pas de ce genre de personne qui s'inquiète, ni vraiment de ceux à se montrer possessifs. Ça fait une bonne poignée de journées que je n'ai pas vu Curtis. Le lendemain de notre rendez-vous, j'me suis tapé la gueule de bois de ma vie qui m'a cloué au lit toute la journée, et j'étais pas encore bien en forme le lendemain. Puis il a bien fallu que je rebosse, histoire de gagner ma croûte et de pas trop passer pour un profiteur. Pas plus qu'actuellement, disons.

J'ai dû revoir Curtis un ou deux coups, pas trop longtemps à chaque fois, malheureusement. Les souvenirs de notre soirée m'apparaissent un peu floues, mais j'ai assez confiance en lui pour savoir que ça a dû bien se passer.

Finalement, en cette fin de journée beaucoup trop chaude, quand je rentre dans notre planque, j'suis un peu tourmenté, et pour plusieurs raisons. Outre le fait de ne plus voir mon grand blond, je me rend compte que mes compétences en pêche sont relativement foireuses. J'suis pas assez bon pour avoir de bonnes prises, et du coup, pour troquer, j'ai pas grand chose. Généralement, mes prises finissent par nous servir de dîner, avec Vaughn. C'est plutôt pas mal, ça nourrit bien, mais bon. Je ne suis pas convaincu.

Alors j'réfléchis à ce que je pourrais faire. Avec peine, je classe les idées, et y'en a pas beaucoup.

Vaughn arrive un peu plus tard, quand le soleil commence à décliner. Assis en tailleur par terre, je fais chauffer à l'aide de notre petit réchaud portatif, deux conserves de raviolis.

- Alors hermano on prend des coups de soleil ?

Je souris en voyant ses joues et son nez rosés. J'ai beau être un sacré blanbec de base, j'prends plutôt bien le soleil et je crains pas trop la chaleur.
J'éteins le réchaud et pousse une conserve dans sa direction. J'plonge une fourchette dedans et j'attaque la mienne sans plus attendre.

- J'en ai marre, de pêcher. Je suis plus mauvais que ce que je pensais.

J'embraye directement là-dessus, parce que ça me prend la tête depuis un moment.
Un soupir m'échappe, j'avale une bouchée de raviolis, pensif, avant d'enchaîner :

- Et le ménage aussi, ça me gonfle un peu. Enfin, c'est un travail facile, mais … ça n'en finit jamais. Et les gens sont cons. Ils comprennent pas que le ménage, c'est pour eux que je le fais. Alors ça me saoule. J'voudrais faire autre chose.

Mes prunelles se lèvent vers mon ami pour sonder un peu son visage alors que je m'évertue à retirer un morceau de bouffe coincé entre mes dents avec ma langue.

- Qu'est-ce que je pourrais faire ? Tu fais quoi, toi ? J'te vois jamais. T'as l'air tellement occupé, et j'suis sûr que c'est pas des trucs que je pourrais pas faire. Comment tu fais pour faire pleins de truc ? Les gens te donnent du travail comme ça ? J'ose pas demander je crois. J'ai toujours peur qu'on me la mette à l'envers.

J'fais une pause dans mon repas et m'étire un peu le dos. Ma main droite vient distraitement jouer avec la chaîne que m'a offert Curtis, à mon poignet gauche. Ca m'étonnerait pas que mon côté moulin à parole agace Vaughn, ce soir. Mais tant pis.

Une journée comme je les aimes assez pleine pour ne pas s’ennuyer mais pas trop pour avoir du taf par-dessus la tête et j’ai même pris le loisir de lézarder un peu au soleil en début d’aprèm comme quoi ça fait du bien de prendre un peu de temps pour soi. Les ressources grâce à quelques combines et quelques échanges plus que fructueux commencent doucement à revenir, il faut dire qu’avec ma tchatche et ma belle gueule comment ça pouvait mal tourner ? Comment ça l’épisode avec Oxana ? Ou César ? Je vois pas du tout de quoi vous parlez.
 
Enfin ce soir je décide de faire un crochet par l’abri pour manger un bout et voir si Dany est là, ça fait un moment que j’ai pas eu de discussion avec lui. Faut dire que l’ouverture se faisant de plus en plus proche il y a le rush de dernière minute avec toutes les finitions et tout ce qui s’en suit. Arrivant non loin, je vois Dan’ par terre entrain de faire chauffer deux conserves, au moins il a pensé a moi ou alors il comptait manger les deux et là il se ravise car je viens d’arriver.
 
Il me parle alors de la pêche, puis du ménage. Du fait que ça commence à lui pomper l’air comme il fallait, je rigole un peu en prenant la conserve et mangeant un peu de son contenu je lui réponds très calmement tout en m’asseyant sur une chaise :
 
- Comme a dit un grand sage « il n’y a rien en dehors de toi ». Tu as déjà toutes les réponses en toi Dan’, suffit juste de te poser les bonnes questions.
 
Oui j’aime lui répondre de manière philosophique afin que son petit cerveau fonctionne un peu plus, la preuve que ça commence à marcher vu qu’il veut faire autre chose que le ménage et pêcher. Après une autre fourchette de raviolis, je reprends :
 
- On cherchera toujours à te la mettre à l’envers dans ce monde. Il suffit juste d’être au courant de cet état de fait, de ne jamais baisser ta garde, de te préparer au pire pour profiter du meilleur. Et j’ai envie de te dire si tu fais rien tu n’auras rien, à la taverne ils auront peut-être besoin d’un coup de main … Je vais faire l’ouverture puis je ferais mon bout de chemin à part.

Ma fourchette reste en suspend entre la conserve et mes lèvres. Je hausse un sourcil et juge très ostentoirement Vaughn du regard à sa phrase pourrie.

- Je savais pas que je mangeais avec le Dalaï Lama ce soir.

J'pouffe un peu, moqueur, mais j'ai aucune putain d'idée de qui est ce fameux Dalaï Lama. Un genre de moine boudhiste guide spirituel, une connerie dans le genre. J'ai finalement compris que Vaughn était friand de ce genre de conneries. Moi, ça me dépasse. J'suis vraiment pas du genre à m'intéresser à ça. Trop chiant. Trop compliqué. Trop barbant.

Les raviolis finissent malgré tout dans ma bouche, et je prends le temps de mâcher longuement. Mon buste balance en arrière et j'appuie mes mains au sol de chaque côté de mon corps, alors que mes prunelles détaillent avec attention mon ami qui y va de sa petite analyse.

- Hm …

J'réfléchis en levant le nez en l'air. La taverne … J'crois que j'ai été pas mal refroidi à l'ouverture. Pourtant, j'étais grave partant, au départ, pour y faire de la musique, et même pourquoi pas du service, ou j'en sais rien.
Mes sourcils se froncent quand finalement les derniers mots de Vaughn font écho dans ma tête.

- Ton bout de chemin à part ? Comment ça ? Tu vas partir ?

J'ai un moment de panique interne en l'imaginant se barrer tout bonnement d'ici et m'abandonnant à mon sort. D'un seul coup, ça me fait prendre conscience d'à quel point j'suis un putain de boulet. Comme si tout était clair dans ma tête. J'suis un parasite. J'profite du travail de Vaughn pour pouvoir manger, vivre tranquillement. Même si j'ai droit à quelques trucs en faisant le ménage, c'est vraiment moindre. Merde, putain. Il est vraiment temps que je me réveille.

- Tu vas pas partir pas vrai ?

Je me mords la lèvre inférieure, contrarié, me faisant déjà un milliard de films. Le pire, c'est que je pourrais même pas lui en vouloir. J'ai rien signé avec lui, on est même pas de la même famille, on se connaissait même pas avant la fin du monde. Peut-être même qu'il aurait voulu se débarrasser de moi plus tôt, mais qu'il a jamais osé me virer. Merde, c'est sans doute ça.

- Tu sais où est Curtis ? J'balance quand même de but en blanc. Ça fait des jours que je l'ai pas vu.

Une moue embêtée glisse sur mon visage alors que je replonge mon attention dans ma conserve. Je triture un ravioli sans avoir la force de le porter à mes lèvres.

Heureusement que je ne peux lire dans les pensées de Dan, car si j’avais entendu le mot pourri en ce qui concerne la phrase du grand Miyamoto Musashi. Je rigole un peu à sa citation du Dalaï Lama pour reprendre plus sérieusement quelques secondes après :
 
- Le jour où tu comprendras que c’est ton esprit qui guide ton corps et pas l’inverse. Tu comprendras que je suis loin d’être aussi sage que le Dalaï Lama.
 
Il faut dire qu’avec les arts martiaux, on cultive aussi bien le corps que l’esprit et ce pauvre Dan n’a jamais eu ce plaisir que de cultiver son savoir plus que de raison, se contentant d’être « une rockstar ».
 
Il me confie par la suite qu’il commence à en avoir marre de sa condition, preuve que toutes mes phrases bien trop philosophiques commencent à faire leur petit bout de chemin dans sa petite caboche. Je lui explique donc certainement des choses qu’il connait déjà et ma manière de faire. J’aide les autres en sachant pertinemment que si je baisse ma garde ne serait-ce qu’un instant ils tenteront de me mettre un coup de surin, mais jusqu’ici aucun de ces coups n’avait réussi à être fatal, même si j’avoue que sans ma chance insolente je n’aurais pas tenu dans la prison de César.
 
Et voilà que le mexicain panique au fait que j’ai mal choisit mes mots, il s’imagine déjà que je partirais loin d’ici sans lui, certainement sur une plage non loin d’Hollywood pour profiter des rôdeuse botoxé. Malheureusement même si ce plan de vie me plaît beaucoup je n’ai pas encore ça comme projet.
 
- Nan je ne vais pas partir, mais je ferais plus parti de la taverne c’est tout, ne t’inquiète pas tu vas encore pouvoir mater mes fesses au No man’s Land un petit moment.
 
Il me demande finalement où était son blondinet préféré. J’hausse des épaules et répond nonchalamment :
 
- Je me suis contenté de le récupérer par terre et de le ramener aux Barnett. Le reste faut voir avec sa pote au gros canon, j’avais pas spécialement envie de lui demander l’heure, même si j’avoue que je lui aurait bien demander son p’tit numéro.