C’était la troisième fois de son histoire que Fort Ward était confronté à un caprice majeur de la météo. Il y avait eu le séisme, puis la tempête qui avait fait s’écraser le paquebot et maintenant l’orage. Si elle était chrétienne, elle jurerait qu’une force supérieure cherchait à saboter les efforts de la communauté mais elle ne l’était pas… alors ce n’était pour elle qu’une désagréable fatalité. Avec Madisson, elle avait dû coordonner les travaux de rénovations de certaines maisons mal isolées, la vidage des abris souterrains et la réparation du système électrique. Les forces vives de l’île étaient mobilisées de partout et tout semblait urgent. Les travaux proposés par Adrienne avaient dû être retardés, tout comme l’attaque sur le groupe de pilleurs dénoncé par Jason. Fort heureusement, ils n’étaient pas mauvais en adaptabilité…

L’avocate leva le nez des habiles calculs de Layla, qui avait rectifié sa projection de la consommation des ressources sur les prochaines semaines, quand la porte de son bureau s’ouvrit. Son assistante venait d’escorter Olivia, arrivée au camp quelques mois auparavant, ancienne femme de loi également. Elles avaient effectivement rendez-vous et un simple coup d’oeil à sa tenue, et au dossier qu’elle tenait entre ses mains, suffit à deviner qu’elle avait des propositions à faire. June croirait voir son intendante, exactement dans cette situation un semestre plus tôt. C’était fascinant comme pour les personnes qui avaient été formées à voir leur apparence comme une extension de leur professionnalisme, les habitudes avaient la vie dure.

- Asseyez-vous, je vous en prie, invita-t-elle en se redressant dans son fauteuil.

Comme d’habitude, ses cheveux de feu étaient impeccablement tirés en chignon et l’esquisse d’un sourire poli ourlait discrètement ses lèvres. Ses prunelles impénétrables étudiaient son homologue avec attention. Ce serait mentir de dire qu’elle n’avait pas envisagé qu’Olivia puisse représenter un risque. Celle-ci devait avoir l’instruction, la rhétorique et la vivacité d’esprit qui allaient de paire avec son ancienne profession. Typiquement le genre de personne capable de la défier sur son propre terrain. Mais June n’avait pas peur des risques, elle n’était pas la meilleure pour rien. Et puis qui sait : peut-être la blonde aura-t-elle une excellente proposition à lui faire, sans chercher à contester son siège.

- Je suis désolé, je ne peux pas vous proposer de café ce matin, cette dépendance à une cafetière électrique aura sa peau, je vous écoute, vous avez quelque chose à me soumettre je présume.

L’ébauche poli du sourire de June se prolongea après que son invitée n’ait excusé l’absence de café et ne l’ait brossée dans le sens du poil. Elle connaissait ce milieu pour y avoir passé l’essentiel de sa vie : les compliments de sa cadette n’auraient pour vocation que de mettre de la pommade avant un sujet délicat et… le voici. La « justice », comme l’étendard illusoire d’un monde supposé sain et équilibré. Les yeux émeraudes de la rouquine ne cillaient pratiquement plus alors qu’elle dévisageait Olivia, poussant son idée jusqu’au bout. Un tribunal, rien que ça. Et si elle pensait l’amadouer en jouant sur les cordes de son ancienne profession, c’était malheureusement un accord qui ne sonnait plus très juste.

- Je ne suis plus avocate aujourd’hui. Je suis… ce que vous voulez qui caractérise le fait de superviser cette communauté depuis plus de deux ans, rétorqua-t-elle sans flancher, de son habituel timbre aseptisé.

Une ministre, une gouverneuse, une présidente, une maire, une reine. Probablement toutes ces fonctions à la fois. Ce n’était pas la question en vérité. June quitte le dossier de son siège pour se pencher en avant. Elle posa les avant-bras sur son bureau et joignit les mains devant elle.

- Je ne tiens pas à m’immiscer dans votre relation avec Zelda et votre intention est louable. C’est sûr qu’il y a de quoi rêver d’un nouveau système judiciaire… à la fois moderne et nostalgique, avec toutes ses complications, ses lourdeurs et ses non-sens, mais…, car elle aussi savait manier le « mais », je suis à cette place depuis longtemps. Même si les apparences ne le laissent pas toujours penser, nous sommes continuellement à flux tendu ; et la ressource dont nous manquons le plus… c’est le temps, car le temps consume toutes les autres et ne se trouve ni se fabrique ; ils étaient dépendant d’une denrée dont la source était fatalement finie, à notre échelle, il est plus que précieux, au point que chaque heure gagnée nous sauve potentiellement d’un désastre, ce n'était malheureusement pas toujours exagéré, un fonctionnement trop encombrant risquerait de nous faire perdre un temps que nous avons pas pour des affaires qui peuvent aujourd’hui être réglées quasi-immédiatement.

Et pour l’instant, sans complainte majeure. Surtout, un système judiciaire rendrait bien plus délicate tout acte de guerre que June jugeait nécessaire - voire indispensable - à leur époque. Les interrogatoires musclées, les tortures, les expériences sur le genre humain, les exécutions… ils n'en seraient pas là sans ça.

- Pour modérer les conflits internes, nous avons une équipe de médiateurs. Je vous rassure, je me base aussi sur leurs rapports et leurs avis pour démêler certains conflits domestiques, mais en vérité, très peu valaient la peine d’arriver jusqu’à elle.

- Ok…, fit l’avocate avait un sourire poli totalement antinomique avec son regard impénétrable.

Elle avait écouté le plaidoyer de celle qui fut jadis une consœur – et probablement une excellente – mais… les choses avaient changé. Pour toutes les deux. June ne croyait plus à la justice telle qu’elle l’avait étudiée durant ses années de droit et le passage de son barreau. Elle était une femme bien différente de celles qui sacrifiait sa santé pour pouvoir mettre les pires criminels en prison. L’épidémie l’avait incitée à revoir ses principes et non plus tellement à démasquer la vérité, mais surtout à la manipuler. Finalement, elle était devenue son propre négatif.

- J’admire très sincèrement votre énergie et votre… dévouement pour le camp, commença-t-elle en fixant son interlocutrice, mais je ne suis pas certaine de vous suivre : pourquoi passerions-nous du temps à former d’autres personnes pour faire un travail que je peux faire seule ? si c’était là le sens qu’Olivia avait de « gagner du temps », il était bien étrange…, qu’on s’entende bien sur une chose : ce camp n’est pas une démocratie. Ce n’est pas un secret et je crois qu’il serait hypocrite de ma part d’essayer de prétendre le contraire.

Elle n’avait pas été élue, le survivant lambda n’était jamais consulté sur l’investissement qui était fait des ressources qu’il rapportait à la sueur de son front, il n’était pas plus informé des ficelles qui se tiraient en coulisse. Les plus critiques diraient qu’ils étaient en dictature, June voyait plutôt ça comme une forme éclairée de monarchie absolue. Un format de gouvernance qui se prêtait très bien à un groupe de cette taille, surtout quand il voulait conserver sa pertinence et ne pas sombrer dans l’inertie populaire.

- Si vous voulez dénoncer des personnes responsables « d’actes sans conséquences » comme vous le dites, je vous écoute. Si vous souhaitez me proposez des modèles de condamnation, allez-y, elle lui fit signe qu’elle pouvait parler, si vous voulez transposer nos lois à l’écrit, sous forme d’un code officiel, pourquoi pas, ce serait même extrêmement pertinent compte tenu des circonstances, je ne doute pas que vous connaissiez votre métier. Mais un « tribunal »… ce n’est pas à l’ordre du jour, et au moins tant qu’ils seront en guerre… ça ne le sera pas.