Fin septembre 2020. Elle se préparait à retourner à Agathe la semaine prochaine. Mais en attendant, elle avait sa deuxième vie à mener au sein du campement. Dehors, elle troquait ses vêtements casual contre une tenue plus pratique, plus strictes aussi, les cheveux attachés pour ne pas être embêtée dans ses mouvements. Elle devenait l’éclaireuse que Lenore avait faite d’elle. Elle avait pris tellement plus d’assurance depuis qu’elle avait rencontré cette femme. Plus stable, plus dense, un peu plus complète. Tu aurais été fier de la femme qu’elle est devenue, Abel, de comment elle avait finalement survécu à toutes ces épreuves qui avaient manqué de la mettre à terre. Forte, et surtout, toujours elle-même. Sans doute regretterais-tu ces émotions trop absentes, et cette flamme éteinte dans son cœur mais, elle fait ce qu’elle peut. Quelque part, elle est toujours elle : résiliente, protectrice, à l’écoute. La sécurité des siens, la pérennité de leur communauté, il n’y avait plus que ça qui l’animait vraiment. Dans quelques jours, elle serait l’éclaireur, la courageuse. Aujourd’hui, elle était encore le professeur, l’architecte, et elle préparait se leçon de philosophie qu’elle donnerait cette après-midi.

La formation qu’elle donnait aux jeunes qui participaient à ses cours n’avait pour but que de leur ouvrir l’esprit, de faire évoluer leur esprit critique et de comprendre le monde dans lequel ils vivent. Les règles n’étaient plus les mêmes que d’antan, le fonctionnement de cette communauté était différent de tout ce qu’ils avaient connus autrefois. Il fallait comprendre pourquoi, comprendre les enjeux, et leur faire réaliser qu’ils n’empruntaient pas forcément la mauvaise voie. Il existait toujours une façon de faire mieux, évidemment. Ela n’était pas de celle qui, fermée d’esprit, forçait cette génération en devenir, à boire les paroles de leur leader comme paroles d’Evangile. Elle ne menait aucune rébellion, n’incitait à aucun boycotte – au contraire, parce qu’elle croyait profondément en June et en ses capacités de faire au mieux pour eux tous – mais ouvrir leurs esprits était important. Parce que personne n’était parfait. Et qu’il y avait peut-être quelque part, dans ces visages juvéniles, l’avenir de leur communauté ? Elle y croyait fermement. Et pour quelques jours encore, l’israélienne tenait encore ce rôle de guide, et de professeur. Elle ne le reprendrait que deux semaines plus tard, après son séjour à Agathe.

Il y eut soudain trois coups, frappés à la porte. Il était bien trop tôt pour qu’il s’agisse d’un de ses élèves, et si Zelda était assidue à ces cours, il était encore tôt, même pour elle. « Entrez… ? » Dit-elle, avec cette habituelle douceur dans la voix. L’israélienne leva le nez de son livre de philosophie, un crayon en main, pour regarder entrer l’inconnu. Clyde. S’il n’y a pas de réel sourire sur son visage, c’est parce qu’Ela ne montrait que très peu ses émotions, éternellement cachée derrière ce masque extrêmement doux et distant. Si l’architecte imposait son charisme et sa grâce à chaque fois qu’elle entrait quelque part, il y avait pourtant dans son regard une étincelle qui vous faisait sans cesse vous demander si elle était vraiment là, si elle vous voyait vraiment ou si elle était bien plus loin, ailleurs. « Bonjour… » Dit-elle, avec douceur. « Que puis-je faire pour vous, Clyde ? » Elle était intriguée à vrai dire. Elle ne faisait pas vraiment confiance à cet homme, son arrivée, ses questions, son implication au sein de Fort Ward la laissait encore dans le flou. Et c’était bien la première fois que l’anglais venait la rencontrer, aussi directement.  

Que foutais-je là ? Je me pose encore la question quand même. Nan je déconne, je savais exactement ce que je faisais là et j’étais bien content de taper contre cette porte pour qu’une charmante jeune femme vienne m’ouvrir. La salutation, le visage amical, ça peut mettre en confiance. Elle connait mon nom, bon ça veut dire qu’on la briefé sur moi, sinon pour quelle raison elle s’intéresserait à quelqu’un comme moi ? Je vous le demande ! Je prends un air outré : « Moi qui espérait vous faire une surprise, quelle déception. » Mais je continue sur un ton un peu plus sérieux : « Vous connaissez mon nom, donc vous connaissez certainement les histoires qui m’entourent. En bien, car il y a en a, et surtout en mal. »

Je me doute bien, c’est l’ancienne patronne du groupe, forcément on l’a prévenue de ce que j’avais tenté de faire, c’est normal. Je ne suis même pas surpris, j’accepte car c’est le jeu en fait. Je ne manque d’ailleurs pas de lui dire : « J’vais vous mettre à l’aise tout de suite, je suis pas là pour jouer à la politique et à la manipulation ou quoi que ce soit. Mais en fait, je viens prendre un sérieux court d’histoire. » Je marque une pause en regardant la pièce autour de moi, je prends mes marques, cherchant les objets dangereux, les endroits où fuir en cas d’affrontement. Pourquoi ? Car je ne vais pas la ménager, même maintenant je ne cache pas mon hostilité sur beaucoup d’aspect des remnants. Pis c’est marrant de mettre la pression aux gens, de les voir se mettre directement sur la défensive : « Il parait que vous étiez à la tête des Remnants lors de certaines actions « discutablement morale » et quand vous avez échoué à anéantir une population pacifique… J’aimerai savoir pourquoi les Remnants étaient comme ça avant et en quoi ils ont changés et comprendre les raisons de votre échec. » Les mots sont durs, rien à foutre. C’est la vérité, si ça ne lui plait pas… Bah elle pourra toujours m’exploser la tronche avec une guéridon dans le coin.

Jusqu’à présent, je n’avais eu que des échos à ce sujet, rien de concret. Etrangement, les gens étaient réticents à m’expliquer ce qu’il s’était passé à Renton. Je sais juste qu’ils s’étaient pris une grosse branlée, pour le reste, c’est comme Alésia dans Astérix, tout le monde semble avoir oublié. J’vous jure.