C’était devenu une habitude quand j’étais plus jeune. Un rituel même. Un de ceux acquis il y a bien longtemps, avant que tout ne disparaisse, un de ceux que j’avais toujours aimé. Me lever tôt, faire un tour sur la plantation, une tasse de café (ou de chocolat à l’époque) à la main, autant pour m’assurer que tout allait bien que pour prendre le temps de me réveiller dans un cocon de verdure. Puis je rentrais, me changeais pour aller courir, et je déjeunais seulement après une douche.
Rituel qui avait été mis à mal quand j’avais déménagé avec Tom, en ville, m’obligeant à déplacer le tour des lieux en dernier. Ça avait déjà été difficile pour moi, mais je m’y étais faite, parce que je pouvais encore le faire. La fin du monde ayant tout anéanti, ce genre de luxe était passé à la trappe sans même que je n’y fasse attention. En même temps, on avait bien d’autres choses à gérer, on est d’accord. Entre les morts, le froid, la faim et les autres vivants, les dangers étaient trop nombreux, le monde était devenu trop inconnu, pour que je m’imagine pouvoir retrouver cette quiétude un jour… Bon, en vérité, j’y avais évidemment songé, je l’avais souhaité, comme tout le monde à sa manière. Mais c’était abstrait, lointain, presque impossible, et je me contentais de me réveiller au chant des oiseaux… Comme Blanche-Neige ouais. En moins gourdasse quand même j’espère.

Sauf que là… Je ferme les yeux et inspire lentement. Là, j’ai tout à porter de main. Je fixe le ciel, plissant le nez en songeant que les vraies belles journées sont décidément finies, et je resserre ma veste autour de moi. Peu importe qu’il fasse frais ou pluvieux, un sourire flotte sur mes lèvres alors que j’observe la terre et les champs qui m’entourent. Alors certes, je suis plus à l’aise dans la serre, au milieu des fleurs, plantes et herbes. Je n’ai jamais été agricultrice non plus, et c’est un poids tellement énorme que j’ai le tournis quand j’y songe. Ce que j’évite de faire donc. Et je sais que je ne suis pas seule, fort heureusement, ça m’évite de finir roulée en boule le soir venu. Mais en dehors de la pression de devoir assurer la survie ou l’avenir du camp… Je me sens bien. A ma place. Et ça fait un bien fou.

Je m’arrête sur le chemin du retour, fronçant les sourcils en voyant… C’est quoi son nom déjà ? Ah merde, je le sais en plus ! Bref, lui là, qui verse un seau d’eau dans un de mes bacs… ça aurait été de l’eau, j’aurais pu laisser passer, mais vu la couleur. Je me rapproche d’un pas vif, clairement en colère. « Hé ! » Histoire qu’il ne se barre pas l’air de rien et que le bonjour c’est pour les nuls. « On peut savoir ce que vous faites ? » Je le rejoins, lui et l’objet du délit, et je fixe le bac, mes sourcils se fronçant encore davantage en voyant le reste d’eau et ce qu’il contient. « Vous vous foutez de moi ? C’est quoi ce truc dégueulasse ? » Je relève la tête vers lui, nullement impressionnée ni par sa taille, ni par sa carrure. Ça va, j’ai grandi entourée des mecs plus ou moins grands et costauds, c’est pas ça qui va m’intimider. « Vous avez une idée du temps qu’on passe à bosser pour obtenir quelque chose ? De quel droit vous versez vos… Et c’est quoi d’abord ça ? » Est-ce que j’ai vraiment envie de savoir ? Non. Est-ce que je suis trop en colère pour m’en soucier ? Oui.

Je plisse les yeux en le dévisageant, me demandant à quel point il me prend pour une conne là. Non parce que sérieusement, il plaisante là non ? Je le toise, les poings sur les hanches et je secoue la tête.

« Que ce soit à moi n’est même pas la question ! On ne vide pas un seau dégueulasse dans un bac qui n’est pas fait pour ça ! Et oui, pour répondre, oui, c’est à moi. » Quoi ? C’est pas fondamentalement faux. C’est pas moi qui ai planté ça, et on va éviter de dire que je ne sais pas trop ce que ça devrait être, mais, je suis responsable de tout ce qui pousse – ou non donc – dans le camp. Donc, c’est à moi. CQFD. Je croise les bras et j’ancre mon regard dans le sien, bien trop sceptique et moqueur. « Ce sont des plantes. Qui ne pousseront certainement pas si tous les… ceux qui vaquent à leurs occupations les prennent pour cible. » J’inspire profondément. On va quand même éviter de le traiter de connard ou d’abruti de suite, ça ferait désordre, quand bien puis-je le penser. Je tends la main et enlève avec douceur une infime partie de l’écorce sur l’une des tiges, esquissant un sourire en voyant l’intérieur. « Il n’y a rien de mort, là vous voyez, c’est vert. » Je secoue la tête. « Les plantes sont plus intelligentes que nous, elles se préservent toutes seules. Il commence à faire froid, elles ne vont pas s’épuiser maintenant, si elles se développent, ce sera au niveau des racines… Si ce truc immonde ne les tue pas. » Je lui jette un regard accusateur, toujours abasourdie par le manque d’empathie de certains. Oui, je sais, ce sont juste des plantes. Mais je m’en fous, elles méritent mieux.

Je hausse un sourcil, puis deux, quand il commence avec ses excuses miteuses auxquelles il ne croit pas une seconde. Sérieux, j’étais de bonne humeur, malgré le temps, et il a presque réussi à tout gâcher… Je me pince l’arrête du nez en secouant la tête, laissant filer un soupir avant de le regarder de nouveau.

« Ta journée rien que ça ? Tant de générosité, c’est... Surprenant. » Oui, j’en suis passée au tutoiement sous le coup de l’étonnement. Je le dévisage un instant, soupirant de nouveau en fronçant un peu les sourcils. « Un café d’abord. » Je prends le chemin de la cuisine en lui faisant signe de me suivre. « Cassidy, moi, c’est Cassidy. » Je lui jette un coup d’œil. «Et donc pour répondre aux questions, c’est à moi, en quelque sorte.  Je m’occupe des plantations. Et de tous ces trucs qui ressemblent ou non à du bois pourris. Responsable de tout ce qui sort de terre. En gros. » J’ai un sourire de contentement en entrant dans la cuisine et en sentant l’odeur de café. « Et on est pas censés avoir tous des trucs à faire dans la journée ? Au moins un peu quoi…
T’en veux ? » Je suis trop sympa je sais.