Ses dernières trouvailles l’avaient vaguement rassasiée. Des graines pour lapin, rassies de surcroit, mais c’était mieux que rien. Au moins, son estomac avait l’impression d’être plein, ce qui lui permettait de crapahuter tranquille quelques heures. La journée n’avait pas vraiment été fructueuse mais Apple ne souhaitait pas toucher les espèces de baies qu’elle avait trouvé. Elle voulait les offrir au couple à la caravane, en guise de menu remerciement, avant qu’ils quittent Olympia. C’était la moindre des choses pour ce qu’ils avaient fait pour elle… et pour ce qu’elle aurait été capable de leur faire.

Le jour déclinait lentement alors que l’ancienne community manager approchait de swing set, où était installée la caravane de la famille – aux dernières nouvelles. Sac sur le dos, batte en main, elle longeait les murs des rues qu’elle commençait à bien connaître désormais. Elle ne voulait ni être tentée de les voler, ni de céder encore à leur générosité, alors elle pensait simplement attendre de trouver une opportunité de laisser le paquet de fruits devant leur porte.

C’était le plan, sauf que deux claquements significatifs déchirèrent l’air crépusculaire. Des coups de feu. Ensuite, un cri féminin, une supplique horrifiée, stoppée nette par une autre détonation. C’était eux ! Oubliant ses précautions ordinaires, Apple se mit à courir en direction du bruit. En chemin, elle heurta de plein fouet une charogne qui jaillit d’un jardin en friche. Tous les deux roulèrent au sol, la trentenaire réagit au quart de tour. Elle se débattit, passa à califourchon sur le vorace et écrasa sa trachée avec son arme contondante, de toutes ses forces, jusqu’à ce que la tête se désolidarise des os du cou. Alors, elle se redressa, à bout de souffle, et pila violemment le visage décharné de sa semelle. A deux reprises, pour être sûr.

Non sans que le sang coagulé glué à son pied ne la fasse dérapé sur le goudron humide, Apple reprit sa course. Elle qui n’aimait pas les gens, elle s’explosait les poumons pour cette famille. Pour leur générosité qui l’avait étonnement touchée, pour leur petite fille. Sarah. Dans son esprit, ce prénom avait toujours un arrière coup amer. Encore de longues foulées et elle fut à l’orée du bois où était garé le camping-car. Là, elle vit deux corps inertes dans l’herbe… et un homme penché sur eux. Il avait l’air seul. Alors dans un rugissement sauvage, la trentenaire se donna un coup de fouet pour accélérer et se jeter sur lui !

J'devais ressembler à l'un d'ses vieux sage qui marche toujours avec un bâton. May rigolerait sûrement en confirmant que j'suis bel et bien une personne âgée et pour une fois, j'trouverais pas ça drôle. J'me sens ridicule et inutile, et j'en ai vraiment marre de faire de la réhabilitation pour faire le truc qu'on apprend quand on est bébé... Marcher. Heureusement, depuis quelque temps, j'pouvais m'déplacer avec un appui, même en forêt, alors quand Tariq nous a dit qu'il voulait faire un petit tour dans le Downtown, j'ai insisté pour le suivre. Du beau bitume bien droit qui servirait de support à ma jambe faible. Bien sûr, ils m'ont tous dit de faire attention, mais j'sais m'défendre après tout.

C'est donc avec Ossama sans turban que j'me retrouve sur les routes jusqu'à Schwab Tire Center. De là, il veut regarder ce qu'on peut trouver autour, et moi, j'ai plus envie d'me dégourdir les jambes. J'lui propose qu'on se sépare, il veut pas, j'insiste, et j'fini par lui dire que j'ai juste envie d'être seul. La famille des adoptés est sympathique, mais c'est pas comme Fort Ward, c'est impossible d'être seul ou presque. Après, j'les comprends... J'me laisserais pas tout seul. Et puis, c'est pas grand comme le fort alors... On fait avec. Il me donne rendez-vous au même endroit plus tard, et j'ai l'impression d'entendre ma mère alors comme un bon fils, j'hoche de la tête positivement et j'm'éloigne. J'lui dis pas, mais pour un mec avec du sang de terroriste, il est vachement gentil.

J'marche vers le sud une bonne vingtaine de minutes et j'traverse l'autoroute 5 à l'aide du viaduc. Ma jambe me fait pas trop mal, alors j'suis plutôt zen. Même lorsque j'm'arrête et que j'utilise mon bâton d'marche pour défoncer le crâne des deux rôdeurs qui marchent sur le viaduc, j'suis capable de répartir mon poids suffisamment bien pour ne pas bousiller tous mes efforts.

J'me dis que c'est mignon ce petit coin résidentiel entouré d'arbres. J'me demande si les maisons du coin ont déjà été pillées, et alors que j'm'assois pour prendre quelques instants de repos, j'me promets d'en parler à Tariq sur le chemin du retour. Mes pensées sont déplacées vers des voix pas très loin derrière moi. Y a un truc qui cloche parce qu'ils m'ont pas vu et les discussions semblent plutôt agitées. J'me redresse et j'me dirige lentement dans la direction des sons, en faisant attention à rester en retrait pour ne pas me retrouver au beau milieu d'une dispute. Tout à coup, des coups de feu, un cri et ce qui ressemble à une exécution. J'sais pas s'qui m'prend, mais j'ai l'réflexe de me mettre à courir en direction du danger et j'en oubli ma blessure. J'suis sûr qu'elle me le rappellera plus tard.

J'arrive trop tard. Ceux qui ont fait ça sont déjà parti. Quand j'dis ça, j'parle des deux corps étendu dans l'herbe. J'm'agenouille et j'me penche sur la femme qui semble encore respirer mais il ne lui en reste pas pour longtemps. J'vois qu'elle me regarde, elle voit dans mes yeux que j'pourrai pas la sauver alors elle tend la main vers moi. J'la connais pas, et j'en ai rien à foutre qu'elle meurt, mais j'la prends quand même. C'est fou comme même un inconnu peut nous apporter du réconfort. Elle soupire quelque chose, mais j'comprends pas.

J'ai à peine le temps de relâcher la main de l'inconnue que j'sens quelque chose me pousser vers l'avant de tout son poids. J'suis con... J'ai même pas d'empathie et j'vais mourir pour avoir voulu apporter un peu de support à quelqu'un que j'ai jamais vu. Cette famille déteint sur moi, c'est horrible. J'me roule et j'me débats, en espérant ne pas m'faire croquer, jusqu'à ce que j'réalise qu'il s'agit d'une autre femme belle et bien vivante. "Mais... Qu'est c'que tu fous! Lâche moi!" C'est la seule défense que j'trouve dans les circonstances, parce qu'elle a l'avantage et aussi... Parce qu'elle a l'avantage... J'suis pas faible ok? J'ai juste été pris par surprise.

Apple s’était jetée sur l’homme de tout son poids, les entrainant au sol pour une lutte confuse. Poussée par la rage et l’incompréhension, elle n’était pas capable de mieux que de grognements féroces. Ils accompagnaient ses gestes qui essayaient de maitriser l’individu bien loin de se laisser faire. Dans le méli-mélo de leurs corps qui se confrontaient, elle parvint à prendre le dessus en s’installant à califourchon sur son ventre. A ce moment, il donna de la voix.

L’entendre protester la fit voir plus rouge encore : il OSAIT demander qu’elle ne le lâche ? Après ce qu’il avait fait ? Il tenta de la repousser, la trentenaire choppa la main qui passait à proximité de son visage et y planta ses crocs. Pile à la base du pouce, dans la partie charnue, bien méchamment. Lorsqu’elle relâcha enfin sa victime, il eut forcément un réflexe de repli qui permit à Apple de lui comprimer la cage thoracique avec sa batte de baseball. Elle appuya de toutes ses forces – heureusement pas faramineuses ces derniers temps – et lui cria :

- Pourquoi ?! Pourquoi vous avez fait ça ?!

Elle devait probablement avoir l’air folle. Les yeux exorbités, le teint rougi par l’énervement, les lèvres foncées, le fait d’avoir eu instinctivement recours à sa dentition. L’autre finirait bien par la renverser, même si elle l’avait pris de court, il était plus grand et fatalement plus costaud. La community manager fit en sorte de peser de tout son poids sur lui, pour gagner du temps ; les précieuses minutes nécessaires à ce qu’il confesse son crime avant qu’elle ne lui fasse subir le même sort.

- Pourquoi ?! S’obstina-t-elle, pourquoi ?!

Soudain, une lumière traversa son esprit. Un éclair fugace, un espoir. Il n’y avait que deux corps, elle n’avait entendu que deux détonations. Cela signifiait qu’elle pouvait encore faire quelque chose. Elle pouvait saisir ce signe, tendu pour qu’elle puisse se racheter. Sarah. Où était passée Sarah ?! En levant la tête pour jeter un regard périphérique, elle ne vit rien de plus que les rôdeurs attirés par les tirs et les cris.

- La gamine, où elle est ?! Répondez-moi !