Août 2020

Je sors de l'infirmerie, bouleversée par l'annonce du médecin. Je resterai à jamais marquée par cette monstrueuse cicatrice, visible de tous. Furieuse contre Nolan, je lui ai balancé des horreurs, espérant lui faire mal. Aussi mal que ce qu'il venait de m'asséner.
J'ai besoin d'air, besoin de sortir et de me retrouver seule. Hors de question de pleurer devant tous ces ploucs !
Je me dirige naturellement vers les écuries avant de bifurquer. Pas le temps de voir si un cheval est disponible, de le seller pour sortir. Il faut que je me retrouve seule, vite. Maintenant.

Mes pas m'éloignent du sentier forestier. C'est imprudent de s'enfoncer dans la végétation, dangereux même. Je le sais, mais je m'en fiche. Le besoin de mettre de la distance physique avec le camp est trop pressante. Nécessaire. Je peine à contenir mes larmes, ma rage. Un tour sur moi-même ne me montre que des arbres et de la verdure. Assez éloignée, je laisse mes émotions sortir, pleurant et hurlant. Je ne songe même pas à l'idée que je pourrais attirer des morts, s'ils se trouvaient à proximité. Je m'escrime à frapper le tronc d'un arbre avec un branche ramassée à mes pieds.
Pourquoi fallait-il que cela m'arrive à moi ? A mon visage ?!

J'aimerais que mon père soit là, qu'il me réconforte et me dise que tout ça n'est que temporaire, que tout redeviendra bientôt comme avant. Bientôt. C'est ce qu'il ne cessait de me répéter. Il ne pouvait pas s'être trompé, ça ne lui arrivait jamais. Tremblante, je cesse de crier. Je me sens vidée. Quand ce cauchemar s'arrêtera-t-il enfin ? Et lorsque ce sera le cas, comment retrouver ma vie d'avant, maintenant qu'il ne me reste plus rien ?
Reprenant peu à peu conscience de ce qui m'entoure, je sens un craquement derrière moi. Je ne suis pas seule. Je récupère rapidement la branche que j'ai laissé tomber et pivote sur moi-même, en position de défense. Si c'était un mort, j'espère qu'il est seul. Si c'est quelqu'un d'autre ... Mieux valait pour lui qu'il n'ait pas assisté à mon moment de faiblesse.
Raffermissant ma prise sur mon arme improvisée, je lançai d'un ton que j'espérais ferme et glacial :

Qui va là ? Montrez-vous !

Restait à espérer que je croise seulement un lapin.

Ce n'était pas un lapin. Ce n'était pas non plus un mort, ce qui me rassurait grandement. Je ne sais pas si je devais être soulagée ou déçue. La jeune femme était arrivée depuis peu au camp. A peu près au moment où j'ai été blessée.
A cette pensée, je me rappelle pourquoi je suis là, et le chagrin et la rage m'envahissent à nouveau.
Je prends une grande inspiration et baisse les yeux, avisant le bout de bois que je tiens toujours dans les mains, comme une arme. Je me sens conne, face à elle qui est réellement armée, et le fait que je sois sortie sans prendre la moindre précaution ajouté à mon énervement.
L'envie est forte de passer mes nerfs sur elle. Parce qu'elle est là, tout simplement, et que ça me ferait du bien. Sans doute. Peut-être...

Le fait d'avoir hurlé tout ce que je pouvais m'a laissé sans énergie. Aucune répartie cinglante ne me vient, au contraire. Je sens que les larmes montent à nouveau. Je lutte pour les refouler, consciente que les secondes s'éternisent et qu'elle attend une réponse. Je ne peux pas délibérément pleurer devant elle. Je n'en ai pas le droit, je suis une Chambers. Je prends une grande inspiration avant de lui répondre, lâchant enfin la branche que je tiens et qui ne me sers à rien.

Ca se voit, non ? Le soleil brille, les oiseaux chantent, la vie est belle... les conneries habituelles

Ma voix est tremblante, mon ton presque plaintif. Merde, je voulais être cinglante, j'ai l'air de quoi, là ?
Je me détourne d'elle, n'ayant pas envie d'affronter son regard. Il est sûrement plein de pitié, ou de dégoût, je n'ai pas besoin de ça. J'ai besoin de me reprendre, de la faire fuir, comme je fais toujours.
Prenant enfin conscience qu'elle tient un arc dans les mains, je sens l'inquiétude me gagner et je regarde autour de nous

Toi tu fais quoi ? Il y a des... morts ?
J'ai buté sur le dernier mot, malgré moi. Ma voix est encore tremblante, craintive. Je déteste ça. Mais j'ai la trouille. La dernière fois que j'ai croisé des morts, j'ai perdu mon visage. Pour toujours.
Si on doit se retrouver face à une horde, elle n'ira pas loin avec son arc. Comment comptait-elle nous protéger efficacement, franchement ?!
Tout ça, c'est à cause de Nolan ! C'est de sa faute, si je suis sortie sans rien pour me défendre. Presque inconsciemment, je me rapproche d'elle, pour qu'elle puisse défendre ma fuite, si besoin.

Peu à peu, je reprends contenance. Je retrouve mes sensations, mes habitudes.

J'espère que t'as autre chose pour nous défendre, si on se fait attaquer. Tu tiendras pas longtemps avec ça.
Pas vraiment agressive, mais pas tout à fait sympa non plus. Je croise les bras et la toise, un sourcil levé. Il me semble évident de lui faire remarquer à quel point son arme serait ridicule face à une horde entière. Dans toute ma mauvaise foi, je n'admettrais jamais m'être montrée plus imprudente qu'elle. J'ai du mal à retrouver mon mépris habituel, alors je redresse les épaules, pour me donner contenance, donner l'impression que je ne vais pas m'effondrer, attendant sa réaction.

Je me sens conne. J'ai failli lui répliquer d'aller chez le traiteur si elle voulait manger, comme tout le monde. Je me rends compte que je me suis jamais vraiment posé la question de la nourriture dans le camp. Je connais l'existence du potager bien sûr, puisqu'ils ont eu l'audace de vouloir m'y faire travailler, mais je ne m'étais jamais vraiment intéressée à l'apport de nourriture. J'avais à manger chaque jour, même si c'était loin d'une préparation gastronomique, cela me suffisait.
Je ne sais pas vraiment quoi penser d'une personne chassant un animal vivant pour le mettre à mort. Je ni'rais pas jusqu'à dire que manger de la viande me dégoûte soudain, un bifteck dans mon assiette ne me fait pas penser à un animal. C'est juste... de la viande. C'est différent, quoi.

Si tu sais pas te défendre, c'est pas un peu stupide de sortir toute seule ?
La réplique est sortie toute seule et je me mords la langue. Sur le moment, je ne semblais pas plus maligne que Lily, et je m'en veux de l'agresser sans raison. D'un autre côté, j'ai conscience qu'elle ne peut pas louper mon visage barbouillé de traces de larmes. Elle a même dû m'entendre crier. Me montrer agressive pour me sortir d'une situation que me met mal à l'aise, c'est une seconde nature. Je me sens seule, mais je préfère qu'on me déteste plutôt qu'on ait pitié de moi.
Je serre les dents devant sa pique. Elle est méritée, je l'admets. Et je me sens trop vidée pour relever et répliquer. De toute façon, rien de cinglant ne me vient à l'esprit. Il faut croire que je me ramollis. Elle me tends un couteau que je regarde, dubitative, avant de le prendre.

Je suppose que je devrais me contenter de ça... Et toi du coup, tu as de quoi te défendre ?
Selon mon père, dire merci est une preuve de faiblesse, et je n'ai jamais prononcé ce mot de ma vie. Je me sens surprise par la fin de ma phrase. Non, pas tant que ça en fait. Elle n'était pas obligée de me donner cette arme, et je sais que ma réaction peut sembler agressive. J'ai voulu adoucir par cette question parce que... parce que je me soucie vraiment de la réponse. Si elle n'a pas d'armes, j'aurais mauvaise conscience de la laisser prendre de tels risques. Et il était hors de question que je l'accompagne chasser.
Soudainement gênée par son regard, je préfère baisser les yeux, attendant sa réponse. Ce n'était pas de la pitié, ni du dégoût.  J'y ai lu une lueur d'agacement que je connais bien, mais il y avait autre chose.
Pour éviter que le silence s'éternise, je lâche bêtement :
Tu trouveras pas d'animaux dans le coin, j'ai pas été très...discrète.
Je me collerais des baffes si je pouvais. Pourquoi je ramène le sujet là-dessus ?! Je me sens conne. Encore. Reste plus qu'à espérer qu'elle ne relève pas.