Réajustant le col de ma veste, je grogne en sortant de la bibliothèque. Cela fait quelques jours que les températures sont négatives et je déteste le froid. Je sors mon bonnet de l’une de mes poches avant de le mettre sur ma tête. Je regrette d’avoir oublié mes gants à la maison. Pas moyen de supporter ce vent glacial sans avoir les mains protégées alors je presse le pas jusqu’à chez moi. Papa n’est pas là, il est encore au travail, j’ai prévu de le retrouver après avoir étudié un peu.

Une fois à la maison, j’embrasse rapidement ma tante avant d’aller récupérer mes gants dans ma chambre. Lorsque je redescends les escaliers, je m’excuse de ne pas pouvoir rester discuter avec elle. Je ne dois pas traîner, Papa m’attend sûrement. Non pas qu’il ait forcément besoin d’aide mais je lui ai promis que je passerais m’occuper des chevaux avec lui. Je ressors aussi vite que je suis entré et je me hâte vers le chemin qui mène à la zone d’élevage. Mais alors que j’ai fait seulement quelques mètres, une voix m’interpelle. Je me retourne affichant un large sourire. « Salut Eliza ! » Je m’arrête, lui laissant le temps de venir à ma hauteur. « Tu vas bien ?! » J’attends sa réponse, espérant que tout aille bien pour elle. De tous les jeunes de mon âge, c’est sûrement avec elle que je passe le plus de temps, depuis le départ de Mya. Cela fait un moment maintenant que nous nous connaissons et la jeune femme est quelqu’un que j’apprécie beaucoup.

Alors une fois que je lui ai répondu à mon tour, je ne tarde pas à lui demander « Je dois aller nourrir les chevaux, est-ce que ça te dit de venir avec moi ? » Ce n’est pas la première fois qu’elle m’accompagne. C’est une promenade que j’aime bien faire après les cours, marcher jusqu’aux écuries, passer un peu de temps auprès de nos chevaux. Ça pourrait être cool de faire une balade à cheval, j’imagine. Mais je ne l’ai jamais proposé à mon amie, je ne suis pas certain qu’elle ait le droit… Faudrait peut-être que je pose la question à Papa, voir ce qu’il en pense… Quoi qu’il en soit, elle ne tarde pas à accepter. Nous prenons alors la direction des écuries alors que quelques flocons se mettent à voleter dans le ciel. Je regarde en l’air, un instant puis je lui demande « Tu as passé une bonne journée sinon ? »

Le nez et les joues rosies par le froid, elle a fait son devoir la bonne et brave Eliza. Les mains plongées dans les poches, elle essuie son nez d'un revers de la main quand la silhouette de Victor apparaît. Soudain son visage s'illumine de nouveau. La mince lumière au fond de ses prunelles étincelle de nouvelle. Elle tend le bras pour le saluer, pour héler le jeune homme d'un signe de la main. Et puis, en une seconde, elle l'envie de nouveau. Lui et son insouciance. Lui et le rôle de mâle au sein de la communauté. Lui et le fait qu'il n'était pas contraint à s'occuper de la marmaille, comme elle le devait. Eliza n'appréciait pas franchement les enfants et encore moins les nouveaux nés. Elle ne les aimait pas car on l'obligeait à les aimer. Disons que c'était plutôt ça la vraie raison. « Salut Eliza ! » Elle se rapprocha de son interlocuteur à vive allure, les mains toujours dans les poches. Un fin sourire se dessina sur ses lèvres. Les visages connus, les visages amicaux se faisaient rares, de plus en plus rares. Eliza avait du mal à faire confiance surtout depuis que son oncle lui avait donné sans le vouloir une raison de plus pour ne pas être vraiment appréciée. Un traitement spécial qui faisait des vagues, qui lui faisait peur, la terrorisait même.
« Tu vas bien ?! » Un haussement d'épaules en guise de réponse. Est-ce qu'elle allait bien ? Ce n'était pas le genre de questions auxquelles elle était habituée. « Mouais … on va dire ça comme ça, ouais. Et toi ? » Banalités échangées. Semblant de normalité. Parfois, cela faisait du bien. Rester les pieds ancrés dans une vie banale, normale … une vie loin de celle qu'ils étaient sensés vivre. Elle sortit une main de sa poche pour remonter doucement son bonnet qui tombait un peu trop sur ses sourcils.

«Je dois aller nourrir les chevaux, est-ce que ça te dit de venir avec moi ? » Cette question ne fit qu'élargir le sourire ravi de l'adolescente. Elle s'était même légèrement redressée, enthousiaste. Si sa spontanéité aurait aussitôt crié un oui tonitruant, on lui avait inculqué pas mal de règles à suivre en tant que « femme ». Des responsabilités. C'était ce qu'ils disaient. Elle se pinça les lèvres une ou deux secondes avant de se mordiller l'intérieur de la joue comme quand elle était incertaine. « Euh --- » Un regard circulaire avant de reposer ses prunelles ambrées sur Victor. « Volontiers. Ça me changera de la marmaille édentée ... » qu'elle dit en ironisant, tout en lui emboîtant le pas. Eliza a toujours envié Victor, en silence. Elle a toujours envié cette impression de nonchalance qu'il dégageait. Pour elle, c'était tout l'inverse. Elle avait sans cesse le sentiment d'être épiée, regardée, scrutée, jugée … l'épée de Damocles au-dessus de la tête. Du haut de ses dix-neuf ans, elle la sentait cette pression plus ou moins silencieuse.

Alors que quelques flocons atterrissent sur ses épaules … et l'auraient sans doute attendrie par le passé, elle enfonça davantage sa tête sous son épaisse écharpe et se fit plus petite. « Tu as passé une bonne journée sinon ? » Elle tourna la tête vers Victor. « Je te laisse deviner. » et elle sortit une main de sa poche pour pointer du doigt son propre visage où elle affichait un air désabusé. « Toujours le même enfer, toujours la même galère .... » souffla-t-elle avec la plus grande honnêteté. Car Armand et Victor étaient les seuls dans cet endroit qui connaissaient ses pensées, ses réelles pensées. Elle soupira avant de laisser tomber son regard sur ses chaussures. « J'ai dépassé la date de péremption …Bientôt, tu me verras comme une mère pondeuse et j'serai rien d'autre que ça  » Désabusée, elle n'affrontait pas le regard de Victor.

« Je vais bien. » Pas besoin d’en dire plus, j’ai passé une journée plutôt banale. Entre les cours et aider mon père, je ne peux pas dire que ma journée ait été très trépidante. Et si durant un instant, ces quelques échanges de convenance nous permettent de retrouver un semblant de normalité, le quotidien nous rattrape pourtant bien plus vite que je ne l’aurais pensé. Après avoir accepté ma proposition et alors que nous nous mettons en marche, Eliza répond finalement à ma dernière question. En la voyant pointer son visage du doigt, je peste contre moi intérieurement. Mais quel idiot…

Je le sais pourtant que cela ne la ravie pas d’avoir à s’occuper des nourrissons, tout comme je suis au courant de sa peur d’être mariée prochainement. Et je sais qu’elle m’en veut d’être un homme, d’avoir la chance d’échapper à tout ça et de pouvoir faire ce que je veux. Parce qu’effectivement… Je n’ai pas vraiment à me plaindre pour l’instant. Je vais en cours, j’aide mon père, je m’entraîne avec Cooper, je joue de la musique… Une vie presque normale pour un garçon de mon âge. Moi, je ne suis pas obligé de faire quelque chose qui ne me plaît pas ; contrairement à elle. Tout ça, j’en suis conscient, elle me le répète suffisamment. Mais j’ignore ce que je peux faire pour l’aider… S’il y avait un moyen, je le ferai… Mais comment ?

Je la regarde d’un air désolé avant de m’excuser… « Non mais… Excuse-moi… J’suis vraiment trop con, j’aurais pas dû te poser cette question… » Jetant un œil vers le ciel, j’attrape ma capuche et la hisse sur ma tête pour me protéger des flocons qui continuent de tomber. Je fourre mes mains dans mes poches pour les protéger du froid. Nous marchons quelques minutes dans un silence pesant. J’espère vraiment ne pas l’avoir vexée. Sûrement que s’occuper des chevaux nous permettra de ne pas penser à tout ça… Même si je suis conscient qu’il ne s’agira que d’une simple parenthèse pour elle, que cela ne la protégera de l’avenir qui est écrit pour elle.

Quand nous arrivons finalement aux écuries, je reconnais finalement la silhouette élancée de Papa. Je le salue de la main alors que nous allons à sa rencontre. « Je me suis dit que tu aurais besoin d’aide pour nourrir les chevaux. Ah et… Je crois que tu connais Eliza. Elle est venue m’aider. »

Il a croisé son fils le matin même mais ça ne le dérange pas de le revoir ensuite plus tard. Esquissant un sourire à son adresse alors que son gamin s'approche du ranch et d'où il se trouve, en compagnie d'une jeune fille qu'il connait plutôt bien pour la voir souvent dans l'entourage de Victor, Jacob se contente d'un signe de la tête pour la saluer :

Eliza, fait-il dans la foulée, guettant peut-être l'arrivée de son tuteur, Armand, qu'il connait également de vue.

Un soupir lui échappe. Son fils et son amie sont là pour aider si besoin, et ça tombe plutôt bien puisqu'il n'a pas une minute à lui depuis ce matin. Joseph, avec qui il travaille pas mal ces derniers temps, n'est pas venu ce matin à cause d'un rendez-vous chez le médecin avec sa femme. Ils espèrent une bonne nouvelle, notamment une grossesse pour sa compagne. Jacob n'en est plus à vraiment considérer tout ça, depuis qu'Helene est partie de toute façon, et vu qu'il n'en a jamais été trop question avec elle, l'home a fait l'impasse sur les histoires de cœur. Il hoche juste la tête à l'égard de son enfant :

Ils ont ramené un jeune, un peu fougueux, je vais devoir commencer à le débourrer, explique-t-il à Victor, au sujet d'une monture qui fait déjà du désordre dans un espace au fond. Ses sabots cognent contre le bois, il passe parfois la tête à l'extérieur et tente de mordre ce qui se trouve à portée. Il n'est pas facile d'approche, et grand sur ses jambes, il peut impressionner malgré son jeune âge. Ce n'est pas ce qu'il donnera à faire aux deux gosses en face de lui : Il va falloir équiper la charrette si vous voulez, vu qu'on va repartir pour un coup de transport, indique-t-il.

La charrette est juste à côté, Cupcake et Christmas n'attendent que ça :

Si tu veux t'en occuper, tu sais comment faire, indique-t-il à son fils. Mais Jacob se fige soudainement et réalise : On est quel jour ? S'inquiète-t-il soudainement, comme s'il réalisait que le temps passe : Vous aviez pas d'école aujourd'hui ? Demande-t-il alors, de peur d'être un père irresponsable.