C’était une fin d’après-midi. Le temps était froid, mais Armand s’était installé dehors, sous le porche de sa maison, l’anorak sur les épaules. Assis sur les quelques marches qui menaient à son entrée, il affichait une mine sérieuse. Pensive. Il inspira fortement sur la cigarette qu’il tenait dans la main. Il ne fumait pas régulièrement, mais quand il se sentait contrarié, ou que le stress l’assaillait, il aimait s’en griller une. Ça l’apaisait. Il tapota sur le bâton de nicotine pour laisser les cendres tomber au sol, sans prêter attention à son chat, Phillip V –  cinquième du nom -qui se glissa entre ses jambes, en quête de caresses.

Cela faisait maintenant quatre ans quasiment, que l’ancien commandant vivait ici sur Evergreen Street, à la jonction avec Roosevelt, dans le troisième District. Un petit pavillon de plein pied, tout en bois, qui avaient trois chambres. Une pour lui, une pour Eliza, qui avait emménagé avec lui après la mort de son père, et une dernière qui lui faisait office de bureau. Un petit cocon où il se sentait définitivement chez lui.

Il n’avait pas terminé sa cigarette quand la silhouette de sa nièce, qui revenait du travail, se dressa dans son champ de vision. Il leva les yeux vers elle et écrasa son reste, en se relevant sans attendre.

- Suis-moi, lui intima-t-il, tout en abandonnant le mégot dans le cendrier. La jeune fille le connaissait par cœur et elle savait reconnaitre quand l’heure était grave. C’était dans la contracture de sa mâchoire peut-être, ou dans le fond de son regard. Qu’importait. L’homme poussa la porte d’entrée, en enlevant son blouson. Assied toi.

Dans un geste, il lui désigna le canapé. Il alla une seconde dans son bureau et revint alors prendre place à côté d’elle. Il tenait dans sa main une lettre, qu’il lui tendit. Le nom du militaire figurait sur l’enveloppe, dans une écriture élégante, très féminine.

- J’ai reçu ça aujourd’hui, déclara-t-il simplement. Ses lèvres se pincèrent, alors qu’il laissait Eliza découvrir le contenu de la missive. Quelques mots d’un général qu’elle connaissait bien, pour lui avoir été promise, et qui invitait son oncle à se présenter chez lui, le lendemain pour « s’entretenir »...

Lorsqu'elle distingue la gigantesque silhouette de son oncle sur le perron, elle serre doucement les poings dans les poches de son épais manteau. Cela n'annonce rien de bon. Jamais. Il a la mine fermée des mauvais jours. Il a les traits tirés des nuits faites de soucis. Elle se sent presque tituber sur ses jambes frêles mais demeure souriante. Au cas où. Eliza a appris à porter un masque de sentiments sobres et distants, cachant l'inquiétude et la peur. Ne pas éveiller les soupçons. Feindre. Tout un art. Elle s'approche de son oncle mais son regard ne fait que suivre le mégot incandescent qui s'écrase sur le sol et se fait ratatiner par sa chaussure.

« Suis moi. » Le ton annonce la couleur. L'heure est grave. Son sourire disparaît. Première fêlure sur son masque de porcelaine. Elle déglutit avec difficulté pour lui emboîter le pas en silence. Elle ouvrit son manteau pour l'accrocher à l'entrée. « Assied toi. » Et il ne lui faut pas plus de trois secondes pour prendre place dans le canapé, les mains posées sur ses genoux, l'air grave. « Il s'est passé quelque chose ? J'ai fait quelque chose de mal? » demande-t-elle inquiète en tournant la tête vers son oncle. Elle a beau se refaire le cours des derniers jours, elle sait qu'elle a suivi toutes les règles, qu'elle ne fait pas de vagues et qu'elle aide même plus que de coutume. Une brave demoiselle. Et, son regard se pose sur cette lettre. Son palpitant fait un bond dans sa poitrine alors qu'elle essaie de capturer le regard du géant. Silencieuse, elle sait. « J'ai reçu ça aujourd'hui. » Il lui tend cette lettre qu'elle hésite une seconde à saisir, à ouvrir. La tenant du bout des doigts, posée sur ses genoux, elle la lit en diagonale. Rapidement. Elle fronce les sourcils quand elle lit le mot entretien. Elle sait. Elle sait ce que cela signifie. Elle sait que cela signifie sa fin. La fin de la liberté. Le début d'un tout autre enfer. C'est son tour. Son tour à elle. Elle est bien trop vieille, elle a déjà gagné pas mal de temps …

« Ca y est ? On y est? » souffle-t-elle en se laissant tomber sur le dossier du canapé. « Mon tour est arrivé, pas vrai ? On ne peut plus rien faire …  » Elle serre les dents, ferme les yeux doucement.

Armand avait secoué doucement la tête négativement quand Eliza s’était inquiétée de savoir si quelque chose s’était produit ou si d’une certaine façon, elle avait mal agi. Il arrivait effectivement que son oncle ne se montre pas tendre avec elle, quand il devait lui faire des remontrances. Ce n’était guère fréquent, mais c’était déjà arrivé. La dernière en date était après une sortie qu’elle avait effectuée seule sans le prévenir. Il aimait qu’elle sorte au maximum accompagnée, que ce soit par lui ou juste une amie. Il l’avait pourtant mise en garde contre certains hommes qui pourraient chercher à abuser d’elle, alors la voir prendre le risque de se retrouver dans une situation fâcheuse le contrariait. Il voulait la préserver, mais il ne savait pas toujours adopter la forme la plus adaptée pour l’exprimer…

Aujourd’hui, la raison de son sérieux était néanmoins toute autre. Pire probablement d’une certaine façon. Sa bouche se tordit alors que la jeune fille découvrait le contenu de la lettre. Ce n’était certainement pas tant les mots qui la constituaient que leurs sous-entendus qui pouvaient faire froid dans le dos. Eliza se laissa tomber en arrière, défaitiste.

- Non, répondit simplement le quadragénaire. Il ne le tolèrerait pas. On ne sait pas. Il va sûrement revenir à la charge, oui… Mais on peut encore trouver des parades, ajouta-t-il. On a déjà tenu jusqu’ici, non ? Mais à quel prix ?

Cela faisait un an et demi que l’ancien commandant avait éconduit le prétendant de sa nièce, après le décès de son père. Officiellement parce qu’elle était trop jeune. Elle n’avait pas alors dix-huit ans, elle était endeuillée. En dépit des promesses que Jed avait pu faire, c’était leur manquer de respect. Officieusement, Eliza ne voulait simplement pas, qui pourrait le lui reprocher ? En soit, le sursis aurait pu être facile à obtenir, les arguments n’étaient pas si mauvais. Mais ce refus avait été perçu comme un affront dans les hautes sphères du groupe et Armand en avait payé les frais.

Il posa une main sur l’épaule de la jeune fille. Elle savait qu’elle pouvait compter sur lui pour faire tout son possible. Mais serait-ce vraiment suffisant ? En tout cas, s’il lui en parlait aujourd’hui, c’était parce qu’ils devaient réfléchir ensemble. Et éventuellement agir… Les circonstances le disaient : elle n’était plus une enfant. C’était le moment de prendre sa vie en main.

- Dans tous les cas, rien ne se fera dans les prochaines semaines. Même si le général lui reproposait un mariage, ils pourraient faire trainer jusqu’au printemps sûrement. Il nous faut un plan, trancha-t-il.

« Non. » Son cœur se gonfla dans sa poitrine. « Il va sûrement revenir à la charge, oui… Mais on peut encore trouver des parades. On a déjà tenu jusqu’ici, non ? » Eliza tenait toujours la lettre entre ses doigts. Elle la serrait même. C’était pour elle un coup droit bien placé dans l’estomac. Le genre de coup qui vous fait suffoquer. Cette lettre avait toujours cet effet. L’idée d’être mariée. L’idée d’appartenir à un homme, un homme qu’elle n’aimait pas, ne connaissait pas. L’idée d’une éventuelle union charnelle … elle avait toujours des hauts de cœur.
Dix-neuf ans, bien trop jeune. Cela lui rappelait les cours d’histoire au lycée. Ouais, l’époque où les femmes n’avaient aucun droit. L’époque où les femmes noires avaient encore moins de droit. Et, les propos de sa mère résonnaient toujours dans son esprit : une femme libre, elle était maîtresse de son corps, de son cœur et de son esprit. Si seulement elle savait … Eliza, la lettre entre les mains, tourna la tête vers son oncle sans pour autant se redresser. Le dos était toujours collé au dossier du fauteuil. La main de son oncle se posa sur son épaule et elle esquissa un faible et fébrile sourire. Ce n’était plus le même sourire que la dernière fois. Celui-ci s’était brisé lors des dernières révoltes. Celui-ci s’était brisé quand elle avait pris conscience de la violence qui pouvait émaner des hautes sphères de New Eden. « Dans tous les cas, rien ne se fera dans les prochaines semaines. Il nous faut un plan.

Les sourcils de la jeune femme se froncèrent. Elle se redressa en laissant tomber cette fâcheuse lettre sur le côté. « Un plan ? » Rien que de répétait ce mot, et son cœur se mettait à battre la chamade. Elle n’était pas faite dans ce bois-là. Elle n’était pas la plus fine des stratèges. Elle avait grandi à New Eden. Lobotomisée, affaiblie. Elle ne paniquait rien qu’à l’idée d’avoir un plan contre les règles auxquelles elle devait se soumettre. « Est-ce que ça vaut vraiment le coup ? » souffla-t-elle désabusée. « Je sais ce que cela signifie … pour toi, pour moi, pour nous. » Elle savait. Elle avait vu la violence. « Peut-être qu’ils ont raison, peut-être que c’est mon tour, mon tour de donner … et arrêter de prendre. » Les propos de New Eden sur ses lèvres.

Les yeux rougis par les larmes. Elle esquissa un sourire en coin, faussement rassuré. « Soit j’accepte les règles … . » Un sanglot se coinça dans sa gorge à l’idée de penser à toute autre éventualité.

Si Eliza aurait pu se sentir ragaillardie par les mot de son oncle et sa détermination à trouver une solution, elle réagit davantage par la peur. Elle laissa choir la lettre près d’elle, évaluant certainement intérieurement tous les risques que ça impliquait. Et parce qu’elle avait appris à être docile, ses épaules s’affaissèrent. Elle abandonnait le combat. Armand serra la mâchoire. Il n’avait jamais été de ce bois-là, même à son âge à elle. Pourtant il avait connu aussi très jeune l’injustice, la ségrégation. Il aurait voulu la secouer, mais alors que les yeux de la jeune fille se remplissaient de larmes, il se contenta de passer son bras autour de ses épaules pour l’amener vers lui donc un geste protecteur. Elle pouvait se laisser aller. Elle n’était pas de taille, soit, il le serait pour elle.

- Écoute, je ne te parle pas de liquider ce gars, lui affirma-t-il doucement, en essayant de la rassurer sur ses intentions. Il n’était pas question de délirer et de se condamner !

Pour tout dire, il y avait néanmoins songé, puisqu’il pensait bien avoir réfléchi à absolument toutes les possibilités. Mais cette option avait rapidement été écartée. Il n’était pas un meurtrier et à court terme, le problème réapparaitrait sous les traits d’un autre type. Il avait aussi écarté la possibilité de faire fuir la jeune fille très loin d’ici. Pour continuer à aller régulièrement en dehors du camp, la pire des prisons ne valait pas l’enfer que c’était. Sans oublier qu’Eliza n’avait jamais appris à réellement se défendre. Elle ne survivrait pas deux jours.

- Il y a d’autres possibilités, tu sais j’y ai pensé. Faire en sorte qu’il se désintéresse de toi par exemple ? Pour une autre fille ? C’était difficile à mettre en place, mais après tout, il y avait d’autres jeunes femmes bien éduquées qui rêvaient de la condition d’Épouse, c'était un fait. Eliza devait certainement d’ailleurs en connaitre. L’homme se détacha d’elle pour l’observer. Sa peau caramel, ses cheveux ondulés, ses traits fins. Si seulement elle n’était pas si jolie aussi… Mais la défigurer n’était pas à envisager. Ou t’unir à quelqu’un d’autre, qui ne te toucherait pas et ne te ferait aucun mal ?

Il n’aimait pas la contrainte de cette idée, mais elle offrirait à sa nièce un réel répit. Deux ans peut-être, avant qu’une naissance dans le couple ne soit exigée. Il inspira fortement, contrarié par son impuissance. Il pensait au discours de Fiona, son ex, qui l’avait alerté de toutes ces dérives, bien avant qu’ils ne les réalisent réellement. Est-ce que s’il avait ouvert les yeux avant, il aurait pu changer quelque chose ? Faire en sorte d’arrêter ce délire quand il en était peut-être encore temps…

- Je sais que rien de tout ça n’est vraiment parfait, mais ça reste des alternatives. On doit y réfléchir. Enfin écoute, ne nous emballons pas, ok ? Je vais aller voir ce qu’il va me dire. On va commencer par ça.