Un bonnet bien fiché sur mon crâne, une écharpe enroulée autour du cou et mes deux nattes pendouillant derrière moi, je regarde ce mur, dubitative. Ils appellent ça comment déjà ? Ah ouais, le gum wall. J’avoue, j’ai toujours été curieuse de voir à quoi il ressemblait, mais on peut pas vraiment dire que j’ai eu l’occasion de venir jusqu’ici ou que c’était dans mes priorités de vie, genre dans le top 10 des trucs que je veux absooolument découvrir. Et puis, en vrai, c’est pas tout à fait là que je voulais à la base, mais je me suis trop fait avoir. Y a eu l’espèce de grande roue au loin et ça m’a fait dériver de mon trajet initial. Et puis PAF, j’suis tombée sur ce… truc.

Je plisse le nez, me demandant quand même vaguement combien de milliards de chewing-gums sont collés sur ce mur dégueulasse, un peu étonnée qu’il ait résisté toutes ces années. Oh, en même temps, c’est pas trop le genre de trucs qu’on prendrait plaisir à dégrader. J’crois. En tout cas perso, je refuse catégoriquement d’y toucher. C’est encore plus dégueu que les rats, je vous jure. Comment est-ce qu’on peut avoir envie de coller un truc qu’on a mâché sur un mur ? Pire encore, comment on peut avoir envie de le coller SUR UN AUTRE ? Brrr…

Ouais, j’ai des frissons rien que d’y penser. Et pourtant, j’suis incapable de détourner les yeux. Et y a une part de moi très malsaine qui a envie de mâcher un des chewing-gums que j’ai dans le fond de mon sac pour participer à l’effort artistique. Parce que bon, doit plus y avoir grand-monde qui a dû le faire depuis ces dernières années.

Quand je pense qu’à la base, j’étais partie pour la Space Needle… sans dire à qui que ce soit où j’allais. Ouais, ouais, je vais me faire engueuler comme du poisson pourri en rentrant. Enfin ptet pas si j’arrive au motel avant qu’il soit trop tard. Je pourrais dire que j’me suis paumée en cherchant du matériel médical pour Eden. Ouais, c’est pas mal ça. Et prendre ma tête de chiot perdu, ça devrait le faire. Pis il est encore super tôt, j’ai de la marge ! Ca fait quoi, une heure et demie que je marche ? Deux ? Je suis même pas paumée en plus. Je sais que c’est encore tout droit, je la vois d’ici en plus. « Elle est encore plus jolie que ce que j’imaginais. » J’ai parlé tout haut, sans réfléchir, alors que j’ai relevé mon museau en direction de la tour. J’me demande comment c’est là-haut. Et puis, encore mieux, comment ce sera de nuit.

… je suis en effet en train de me demander à quel point ça craint si j’y reste toute la nuit. Parce que je suis pas sure que j’aurais l’occasion de revenir avant super longtemps, il se passe toujours un milliard de trucs dans tous les sens. Bon, on verra bien une fois sur place, de toute façon, j’y suis pas encore. Si ça se trouve, c’est tout cassé et j’aurais jamais l’occasion de monter. J’serais super triste si ça arrive en tout cas.

Je prends une grande inspiration, prête à reprendre ma route ou à décorer à mon tour le mur, j’ai pas encore trop décidé. Quand je me fige parce que j’ai entendu un bruit. Je serre ma batte de baseball entre les doigts et j’attends quelques secondes avant de souffler, d’une voix plus assurée que je le suis vraiment. « Y a quelqu’un ? » Ouais, t’as raison Abi, s’il y a un tueur psychopathe, il va te faire bouh, j’suis là. Et si c’est un mordeur, il va te taper la bise. J’ai des questions débiles des fois hein. Pourtant, je peux pas m’empêcher d’attendre une réponse.

Je sais, je sais, me balader comme ça, avec tout ce qui a pu arriver ces derniers temps, c’est pas très malin. Mais des fois, j’ai l’impression d’étouffer et j’ai besoin de ça. Besoin de croire que je peux encore me promener sans risquer de me faire agresser, kidnapper et j’en passe. Même si c’est des conneries. Sinon je vais passer mon temps roulée en boule au fond de mon placard en attendant… je sais pas quoi. Parce que ça s’arrangera jamais. Il y aura toujours des gens prêts à nous faire du mal. Alors, autant que je continue de vivre non ? J’veux dire, je peux pas non plus des risques en allant faire n’importe quoi, je me contente de me balader en pleine journée et de faire attention où je vais.

… ouais, je sais que j’arriverais à convaincre personne avec mes arguments. Le seul truc qui me reste vraiment, c’est le droit que j’ai à me sentir libre. Ca, je sais que personne pourra me contredire. Parce que même si c’est temporaire, même si c’est pas le cas au fond, je sais qu’elles voudront pas m’enlever ça. Et que c’est limite si elles sont soulagées que je passe moins de temps au motel ces derniers jours. Comme si j’avais pas pigé tout ce qui s’était passé. Je sens mes mâchoires qui se contractent et je souffle un grand coup. Autant que je profite de cette journée au lieu de me prendre la tête hein.

Sauf que ça se passe pas tout à fait comme je l’imaginais. Parce que j’entends un bruit et que ça vient pas d’un mordeur, j’en suis à peu près sûre. Mais que tomber sur un être humain là, de suite, ça peut être le pire des plans. Je me fige quelques secondes avant de me tourner pour voir un… garçon. Là comme ça, à froid, il a pas l’air beaucoup plus vieux que moi, même s’il fait une bonne tête de plus que moi. Si c’est pas deux. Ou alors, c’est l’effet bouclettes, allez savoir. Je me frotte le nez, songeuse, alors qu’il se rapproche doucement. Il a pas l’air hostile, mais je lève un sourcil quand il prend la parole. « … euh… je … merci. J’crois. C’est un compliment. J’imagine. Enfin ce serait moche d’être moins en forme qu’eux. Et encore, ça va, t’as pas dit que je sentais moins mauvais. » Ca démarre plutôt bien cette discussion.

Je hoche la tête quand il continue. Qu’il pense que j’ai un flingue et – encore mieux – que je sais m’en servir, ça me va bien. Genre j’peux être intimidante et tout. Comme quoi, tout peut arriver. « J’évite de tirer pour rien. Ca fait du bruit et ça attire les mordeurs. » Je penche la tête sur le côté et je désigne les bolas du bout de ma batte. « C’est quoi ? » Jamais vu un truc pareil de ma vie moi. « Moi c’est Abi. Et… c’est ridicule à quel point de dire que j’fais du tourisme ? Je voulais aller… » Je me tourne et je désigne la pointe de la space needle qu’on aperçoit encore au-dessus des immeubles. « … là-bas. J’me suis toujours demandé la vue qu’on pouvait avoir et… parait qu’il faut pas remettre les choses à demain ou un truc du genre. Donc me voilà ! Et toi, tu fais quoi dans le coin ? » C’est bizarre non ? J’suis à la fois méfiante et curieuse, j’ai pas l’habitude de ce genre de combo. Faut dire qu’en temps normal, quand je rencontre quelqu’un c’est souvent un peu plus… bordélique. Là ce serait presque civilisé, ça change.

Forcément moi, quand on me sourit, j’ai du mal à pas sourire en retour. Enfin, si, j’y arrive très bien quand c’est un vieux pervers qui me fait flipper. Sauf que là c’est pas le cas. Et s’il fait une tête de plus que moi, il a pas l’air … dangereux. Je sais, je sais, faut pas se fier aux apparences et blablabla. Mais de toute façon, quoi que je fasse, s’il est pas tout seul et que les gens sont là, autour de nous, j’ai aucune chance de m’en sortir, soyons logique. Donc autant que je me la joue pas trop parano et que je me dise que ouais, ça peut être une rencontre sympa. D’autant qu’il me fait glousser à faire semblant de renifler dans ma direction. « Héééé ! J’ai du savon de qualité ! J’sens bon ! » Non mais. Enfin, j’espère.

En tout cas, je hoche la tête quand il parle de flingue. «Tu sais pas t’en servir ou tu dis ça parce qu’on t’a déjà tiré dessus ? » J’ai un sourire malicieux quand je pose ma question, avant que mon attention soit captée par les bolas donc. Et je les fixe, les yeux écarquillés. « Oh, c’est trop cool ça. » Je me fige une seconde quand il fait semblant de me les lancer avant de souffler, comme si de rien était. « T’as déjà saucissonné des gens ? » Parce que ouais, l’idée est à la fois super marrante et terrifiante. Tout dépend de si on est la cible ou pas je suppose. Je me frotte le nez, songeuse, quand il me demande confirmation. « Ouais, c’est la Space Needle. Ca claque comme nom tu trouves pas ? »

Mon regard se perd un peu à la regarder avant de rire à sa répartie. « Ouais, j’y avais même pas pensé. C’est l’avantage de plein d’endroits maintenant. Plus besoin de payer non plus pour voir des trucs cools. » Par contre, forcément, le reste me plait moins. « Oh. » J’ai une moue déçue et je pique du nez avec un soupir silencieux. Forcément, ça me casse un peu dans mon élan. « Tu crois vraiment que ça peut s’écrouler ? J’veux dire, ce serait pas déjà fait si ça devait arriver ? » Un peu trop d’espoir dans ma voix je crois. Mais vu qu’il commence à marcher dans cette direction, c’est que tout n’est pas perdu non ? « J’veux bien ouais. Enfin t’es pas obligé de m’accompagner. » Même si c’est cool de pas faire le trajet toute seule et qu’il a l’air marrant comme garçon. « Là de suite ? Ouais, j’suis toute seule. » Pourquoi je réponds aussi franchement ? Je saurais pas dire, ptet parce qu’il a l’air de dire la vérité quand il me dit qu’il a pas d’attaches. « Ca a l’air cool présenté comme ça. Mais je suis pas totalement toute seule. Enfin, je vis pas toute seule. Et j’ai une grande sœur. Elle est super cool. » Je marche à côté de lui et, sans vraiment réfléchir, je l’imite, tendant mes bras vers le ciel avec un large sourire. « Mais j’suis libre de faire ce que je veux. La plupart du temps. Ca compte ça ? » On avance plutôt bien et, au bout de la rue, je pense qu’on devrait commencer à mieux la voir.

J’essaie de me dire que je dois pas m’attendre à grand-chose, surtout si on peut pas y monter. Et j’souffle sans trop réfléchir. « T’es de Seattle toi ? » Des fois qu’il connaisse des endroits cools si celui-là s’avère décevant.

Ca fait du bien. De croiser quelqu’un de mon âge. Même si je sais que ça pourrait être dangereux et tout, j’ai tendance à moins réfléchir sur les conséquences quand ça me tombe dessus. Et puis, il a l’air plutôt sympa non ? J’veux dire, il aurait déjà pu me faire du mal s’il avait voulu. Sauf s’il attend le moment idéal, je sais, je sais. Au pire, je le pousserais et je ferais comme m’a montré Milow, ça me parait bien ça. Je me contente de hocher la tête quand il me confirme qu’il aime pas les armes à feu. Moi non plus, ça tombe bien. Et je pense que si j’utilisais un flingue, y aurait moyen que je me tire dans le pied comme une grande.

Je suis plus occupée à lorgner sur ses bolas. Jamais vu ça de ma vie et ça a l’air carrément cool. « Ah ouais ? Trop bien. C’est dur de chasser les animaux ? » Je suis clairement impressionnée et je cherche pas à le cacher. Faut dire qu’il a l’air de savoir ce qu’il fait. Et j’ai un gloussement quand il parle de tourisme, avant de lever un sourcil au dernier mot. « C’est quelle langue ça ? » Je crois que je connais pas, mais j’espère que ça va pas le vexer que je le questionne comme ça.

Je soupire longuement à l’idée que la Space Needle pourrait s’effondrer sans que je réussisse à mettre un pied dedans. Ca, ce serait clairement pas cool, je vous le dis moi. C’est un truc que j’ai toujours rêvé de faire et là, c’est clairement les montagnes russes de la déception. « … mais tu crois que ça pourrait tenir genre… encore un peu ? » Juste le temps de grimper dedans quoi. Même si c’est dangereux. Est-ce que ça en vaut la peine ? Difficile à dire. Mais y a cette part de moi qui a grave envie d’y aller. Je hoche la tête quand on parle de Johanna. « Ouais, j’ai plus qu’elle. On a perdu tout le reste de notre famille depuis le début de tout ça. » J’ai une moue avant de rire au reste. « Nan, pas besoin de permission pour sortir. C’est juste que j’ai un toit sur la tête et à manger à chaque repas, donc je dois travailler pour le mériter. Ca me parait logique. Je fais ma part, comme tout le monde. » Je suis pas traitée comme une petite fille, mais je sais qu’Oxana et Johanna ne voudront jamais que je bosse comme elles. Et j’ai pas spécialement envie non plus, ça tombe bien. Alors, je me rends utile comme je peux. « Je monte la garde souvent. Là où on vit. Et je vais en exploration chercher des trucs utiles. Tu vois le genre ? » Je suis une vigie en mousse vu qu’il suffit d’une pichenette pour me faire tomber, mais je vois bien les choses. Je crois.

Et je l’écoute avec attention quand il continue. « Oh c’est un chouette coin la Marina ! J’aimais bien y aller, mais ça fait longtemps que j’ai pas pensé à faire un tour par là-bas. T’y es depuis longtemps ? » Quand il me dit être libre comme l’air, je le regarde, curieuse. « … t’es genre tout seul ? Pour de vrai ? » Je sais pas si je dois être horrifiée ou impressionnée. Ou envieuse. Probablement un mélange de tout ça, même si j’imagine pas me vie sans Johanna ou Oxana maintenant. Déjà que je me sens souvent toute seule, ça serait tellement pire si je les avais pas elles. « Y a encore vraiment des adultes pour faire la morale ? J’veux dire, vu le monde dans lequel on est, tu veux qu’ils fassent quoi ? Nous interdire de télé ? » Je lève les yeux au ciel à cette pensée, comme toute ado qui se respecte, non sans songer qu’Oxana a déjà menacé de me priver de ma console. Je suis sur le point de lui poser une autre question, quand je vois l’entrée de la Space Needle. Et je souffle un « oh… » tellement déçu. Je devrais pas me sentir aussi mal parce que je peux pas y aller quand même, non ? Et pourtant, c’est le cas. Je me mordille la lèvre, fixant les gravats et le reste, avant de soupirer de plus belle. « … c’est trop nul. » Ouais, voilà. C’est naze.