C'était rare de sortir à cette période mais exceptionnellement on m'avait dit d'pointer mon cul à une heure précise, me soulignant qu'il fallait qu'j'accompagne une petite troupe d'héros qui allaient sortir dehors pour faire d'troc. Pour être franc, ça m'arrivait souvent d'sortir dans les alentours de Nisqually parce que c'tait plaisant et que ça changeait un peu d'air.. peut-être aussi parce qu'ça évitait d'faire certains tâches reloues. Sans doute qu'j'aurais p'têt dû r'fuser mais d'un autre côté, j'pouvais pas vraiment dire non à la sortie, sans compter sur l'fait qu'on s'était arrêté dans l'coin pour aller voir l'bordel où on avait rendu service, la p'tite blonde qui m'prenait pour son sauveur, j'pouvais qu'aller la voir pour savoir comment elle s'portait.. évidemment. Une fois que c'était fait, que les remerciements avaient été hautement consommés, et avec du temps à tuer, j'me baladais comme un Joe Dassin le long de ce qui fut sans doute des Champs-Elysées.. Ou peut-être une simple rue bien triste d'une ville qui l'était sûrement tout autant.

Pour être franc, j'pourrais même pas dire où j'tais, j'avais jamais vraiment foutu les pieds dans Seattle même, j'me contentais d'aller au NML sans vraiment r'tenir l'chemin. Pis, pour être franc avant d'rejoindre Nisqually j'avais tendance à traîner uniquement à Tacoma donc tout c'qui concernait la grande ville et ses périls c'pas vraiment mon truc pour êt'franc voir même pas du tout. J'pousse un souffle au passage d'une intersection avant d'continuer tout droit, j'sais pas trop pourquoi j'suis v'nu promener par-là, sans doute qu'mon instinct m'dit qu'y a un truc intéressant et quand on connaît la bête, on sait qu'j'loupe rarement un truc vraiment intéressant. Un léger manteau discret sur moi, j'dévisageais un peu les alentours, c'tait toujours amusant d'voir comment la nature reprenait aussi aisément ses droits, comme si l'homme n'avait été qu'un tout petit instant qui en un claquement de doigt avait disparu ne laissant d'rrière elle en réalité qu'une poignée d'édifices pour seule signature.

J'tourne un peu plus loin, comme ça, pour voir c'qui s'passe.. et pis aussi pour essayer d'retrouver mon ch'min. V'la qu'j'vois un truc qui bouge mais c'pas l'genre d'trucs qui bougent et qu'essayent d'te manger dans la minute.. enfin j'crois, pis j'vois son visage, visiblement concentrée à essayer d'sauver quelque chose ou d'réparer quelque chose même si c'est sensiblement la même chose. J'avoue que dans l'plupart des cas, j'aurais sûr'ment réfl... nan j'y s'rais allé dans tous les cas, j'prends mon temps mais j'm'rapproche doucement avant d'm'imposer oralement : "Salut ?" J'suis pas certain qu'ça va être une amie mais en même temps j'suis pas assez bête pour croire qu'l'monde entier est mon en'mi. "J'cherche l'grand bâtiment où y a plein d'gens qui vont troquer.." J'laisse traîner doucement ma question avant de la reprendre un instant plus tard : "J'sais pas trop s'tu vois c'que j'veux dire mais bon."

Pas qu'j'la prenne pour une débile mais les gens qui sont pas proches d'la civilisation j'sais pas trop comment ils réagissent et j'compte pas m'faire descendre parce que j'ai posé une question à la mauvaise personne.

Au bord de la chaussée abimée, un genou au sol et ses deux armes posées à portée de main, Apple s’affairait depuis un moment sur la chaine de son VTT. Elle avait déraillé et… c’était peut-être parce qu’elle était un peu malade, mais elle s’y prenait comme un manche. Pour la sixième fois depuis qu’elle était penchée sur son problème, elle se massa le ventre machinalement. Depuis qu’elle avait mangé ce plat à moitié moisi, elle avait d’atroce crampe d’estomac. Ce n’était pas bien grave, elle avait l’habitude de bouffer de la merde, mais… quand même, de temps en temps, son organisme la rappelait à l’ordre.

Elle avait de la graisse noire plein les mains, et aussi sur le front et le bout de son nez d’albâtre. ENFIN, elle parvint à quelque chose… quand une voix l’interpella. Réflexe, elle lâcha la chaine qu’elle était en train de replacer dans ses crans et saisit le flingue qui dormait sur le bitume. Ses cheveux noirs en travers du visage, ses prunelles féline dévisageant l’inconnu qui osait envahir son espace vitale, elle fronça légèrement les sourcils. De la tête au pied, la trentenaire le dévisagea. Il lui posait une question ?

- J’vois ce que c’est.

Ou en tout cas, elle savait qu’il parlait du No man’s land. Si elle n’avait pas encore dressé son canon sur le jeune homme, elle n’en était pas moins assez peu avenante. Elle ne comptait pas le lâcher, ni quitter son air de chat sauvage.

- Je sais pas comment y aller.

Ce qui n’était pas vraiment un mensonge en réalité : Apple était une vadrouilleuse ; elle savait vivoter, se déplacer et finir par retrouver son chemin. Mais là, elle serait incapable de se mettre à lui donner les directions comme on indiquait autrement l’emplacement de la Poste. Elle s’attendit à ce que le jeune homme déguerpisse de lui-même mais apparemment, il ne comptait pas la laisser tranquille tout de suite. Cette ville était vraiment épuisante… elle pensait réellement, et de plus en plus, s’en retourner vers des endroits où le contact humain était limitée.

- Tu veux autre chose ? Grogna-t-elle.

J'ai pas l'temps d'trop parler, j'l'interromps à peine, qu'déjà elle a un flingue à l'main prêt à m'descendre. Bordel d'merde, c'un réflexe chez les gens seuls d'vouloir tout l'temps descendre tout c'qui passe à leur portée ? J'veux dire, j'suis pas l'type l'plus sympa d'l'univers j'entends mais jamais d'la vie mon premier réflexe à l'époque c'tait d'prendre mon flingue pour un oui ou pour un non. Moi qui voulait juste consulter un GPS avec un cœur j'm'retrouvais avec un flingue pas loin d'être braqué sur l'mien, d'cœur. Au moins l'p'tite femme blanche.. bon c'tait pas une bagnole, c'tait un VTT mais j'trouvais ça marrant d'l'appeler comme ça dans ma tête.. répondait à ma question avant d'vider son chargeur sur moi, c'tait quand même un peu plus sympa pour débuter une discussions. Surtout elle savait c'qu'c'était et ça m'arrangeait sacrément, fallait juste qu'elle range son p'tit jouet qu'j'puisse commencer à détendre l'atmosphère en m'foutant d'ses peintures d'guerre.. j'pouvais p'têt même commencer.

C'ci dit j'eus pas l'temps d'faire grand chose qu'déjà notre amie m'précisait qu'elle savait pas comment y aller.. ah.. c'tait déjà un peu plus ennuyeux pour moi dans l'immédiat. J'la dévisage quand même un peu jusqu'à c'qu'el'm'demande aussi gentiment qu'un rottweiler si j'avais b'soin d'autre chose. J'peux pas m'empêcher d'sourire quand elle m'd'mande ça mais j'me contente d'lui répondre vaguement : "ça t'arrive souvent d'sortir ton flingue pour les gens qui t'demandent leur ch'min ? Parce qu'franch'ment c'pas super sympa." J'hausse les épaules là-d'ssus avant d'continuer. "Plus sérieus'ment tu connaîtrais pas quelqu'un qui pourrait m'indiquer où c'est rapid'ment ? J'ai paumé mon groupe et faut qu'j'l'retrouve fissa avant qu'y décident d'raser tout l'quartier." Bon, c'tait pas franchement vrai mais d'un autre côté ça l'aid'rait p'têt à comprendre qu'j'avais b'soin d'elle pour retrouver mon ch'min.

"En échange.." J'tourne la tête douc'ment vers son vélo derrière elle. "J'peux t'aider avec ça pour t'remercier ça t'évitera d'être plus peinturlurée qu'une sioux m'demoiselle." C'tait un deal qui m'paraissait honnête, surtout qu'elle avait l'air d'avoir commencé à l'faire, donc ça irait vite et lui y pourrait rentrer fissa à la maison pour s'faire une p'tite sieste après une dure journée entre Thea et l'inconnue qui l'menaçait avec une arme. "Enfin moi, j'propose ça par gentillesse." Aussi parce qu'j'en ai b'soin pour être franc et qu'ça commence à m'gonfler d'devoir faire des tours ou d'suivre des avenues qu'j'suis même pas sûr qu'ça m'emmène là où il faudrait qu'ça m'emmène.

Mais bon y avait vraiment d'journées ou fallait rester au lit.

- Pas super sympa ? Répéta-t-elle d’une voix sourde.

Est-ce que c’était une plaisanterie ? Il se plantait là, l’accostait sans prévenir pour lui demander de lui servir de GPS, et elle n’avait pas le droit d’être méfiante ? Elle allait lui éclater le crâne à coup de batte et ensuite il pourrait parler de ce qui n’était pas très très sympa. Il l’avait énervée. Il n’y avait pas vraiment de raison le pire mais Apple était comme ça. Les humeurs bondissaient dans son crâne et ricochaient d’un extrême à l’autre. Peut-être aussi que ces dernières semaines – très – compliquées avait provoqué cette colère latente. Une aversion plus amère encore du genre humain, qui couvait en silence. Moins elle avait d’interactions et mieux elle se portait. Alors quand on lui imposait une présence…

Si la trentenaire coinça son arme à feu dans le creux de ses reins alors, ce fut pour ramasser sa batte métallique qui racla contre le bitume alors qu’elle se redressait. L’inconnu était un peu plus grand qu’elle, mais ça n’était pas un détail dérangeant – pas pour l’instant en tout cas. Elle le dévisageait avec intensité, imperméable à sa petite plaisanterie – si c’était censée en être une toutefois. Sa tête se penchant sur le côté, comme elle observerait une proie qu’elle entendait déchiqueter.

- J’ai pas besoin d’aide et j’ai pas besoin de gentillesse.

Voilà, elle se braquait. Parce que la plupart des gens ne lui avaient apporté que de la déception. Et même s’il y avait eu des exceptions des ciblées, comme Charlie et Connor, la grande majorité des « vivants » qu’elle avait rencontré étaient des enfoirés. De plus gros enfoirés encore qu’avant. Alors elle préférait en revenir à ses bonnes habitudes : quand elle n’était servie que par elle-même. Le dicton n’était pas faut : c’était là qu’on l’était le mieux.

- Et je suis pas un putain de guide touristique, elle avait quand même gardé ses distances, de manière à le voir venir – et surtout à pouvoir allonger un swing si jamais, fous-moi la paix et débrouille-toi !

Ça avait le mérite d’être clair ! Ce fut malheureusement le moment que choisit son estomac pour se tordre d’un violente crampe à nouveau. Une douleur qui crispait momentanément ses traits laiteux.

Bon, y avait bien d'jours où franchement, valait mieux rester au fond d'son lit, visiblement ça en était vr'ment un vu comme l'p'tite d'moiselle semblait peu enclin à m'aider dans ma quête d'retrouver mes petits potes. Pire encore, elle avait sûr'ment ses règles ou un truc comme ça, j'sais pas trop mais j'voulais pas aller vérifier vu comment elle s'comportait y avait sûr'ment d'barbelés ou un truc dans l'genre là-d'ssous. Mais pourquoi j'parle d'ça moi ? En la voyant r'mettre c'qui lui servait d'flingue dans sa ceinture, mes poumons s'étaient r'permis d'respirer mais la suite me plaisait un peu moins surtout quand elle s'mit à récupérer une barre d'fer qui traînait par là. Bon, j'sais pas si elle était au courant mais j'tais sûrement plus fort qu'elle.. l'seul problème c'qu'j'étais sûr'ment moins fort qu'un coup d'barre d'fer et naturellement, un pas ou deux d'recul s'font tandis qu'elle s'avance à la façon d'un Freddy Krueger en moins classe.

J'suis presque sûr qu'elle aurait fait une bonne m'chante d'roman mais pour être franc j'ai pas trop envie d'réfléchir à un speech pour vous l'vendre. "J'ai compris, t'as b'soin d'rien ni de personne, j'voulais vraiment juste être sympa mais j'veux bien t'laisser." Pour être franc, j'voulais surtout éviter d'me faire éclater l'crâne par un coup d'barre d'fer, parce qu'figurez vous qu'd'temps en temps j'suis encore capable d'comprendre quand quelqu'un, d'toute évidence, veut m'éclater l'crâne pour le sport, hors j'suis pas vraiment emballé par cette idée dans l'immédiat j'dois avouer.

A la seconde injonction, j'recule un peu plus, j'ai bien compris, j'vais m'tirer pour être franc, j'aurais voulu une plus belle discussion mais d'toute évidence, les griffes sont d'sortie. "J'te demandais pas d'me jouer les guides touristiques juste d'me donner une direction pour trouver c'que j'cherche mais si y a qu'ça, j'te fous la paix." J'pose mes yeux sur elle, un peu plus sérieusement qu'd'habitude cette fois, j'suis pas forcément et particulièrement dans l'envie d'me barrer, j'pense même à lui coller une sacrée branlée mais j'sais pas...

J'me dis qu'ça vaux p'têt pas l'coup d'rester pour c'genre d'conneries d'enfants.. et tandis qu'mon cerveau tente encore d'suivre comment la discussion s'est envenimée si vite, l'visage de ma nouvelle p'tite copine semble changer d'un coup, laissant place à une grimace qui fait pas forcément bon genre. "T'as une sale gueule, t'feras gaffe." Le genre d'sale gueule qui donne pas envie de t'offrir une petite pièce quand tu mendies et vu à quoi elle r'ssemble ça doit faire un bout d'temps qu'elle a pas vue la civilisation.. quoique j'dis ça mais j'suis pas forc'ment mieux dans l'immédiat. "Essaye d'faire gaffe à toi quand même, t'pas sympa mais vu ta tronche t'vas pas tarder à clamser." J'sais pas, ça doit être mon côté sociable qui r'vient d'temps en temps, ou c'le fait qu'elle ait une barre de fer et qu'j'ai envie d'lui casser les genoux qui m'fait lui dire ça.

Une sale gueule, hein ? Elle ne savait même pas pourquoi ce gars l’agaçait. Probablement qu’elle était surtout énervée sur l’état de son vélo et qu’il tombait au mauvais moment, au mauvais endroit, avec une mauvais façon de s’exprimer. Trois conditions qui ajoutaient à l’état d’esprit vindicatif d’Apple. Tu parles qu’il voulait être sympa… il était probablement comme tous les autres, autrefois, qui lui faisaient des reproches très blessants et cachaient ça derrière un « mais c’est pour toi hein… ». La community manager n’avait plus 16 ans, mais ce genre de formulation avait toujours le don de la foutre en rogne.

- Tu sais quoi ? J’ai changé d’avis.

Alors non, pas à propos du No man’s land, elle n’avait toujours pas l’intention de lui servir de berger dans ce cimetière à ciel ouvert. Pas plus qu’elle ne le laisserait poser les pattes sur son vélo, il serait capable de le saboter ou de lui voler. Par contre, puisqu’il avait eu la malchance de tomber sur sa route, il allait lui être utile. C’était sa seule manière de se racheter un peu.

- Donne-moi tout ce que t’as à bouffer sur toi !

Et s’il n’avait rien ? Elle n’y croyait pas. Non-non. Cet insolent n’était pas affamé. Apple savait à quoi ressemblait un survivant éprouvé par la famine et la fatigue. Celui-ci n’avait ni les joues creusées, ni les cernes profondes, ni même l’odeur des nuits enchainées sans avoir la possibilité de se laver convenablement. Ce qu’elle avait connu. Ce qu’elle connaissait encore. Ce qui était pour l’instant son unique perspective d’avenir.

- Donne tout, ou je t’éclate la tronche, gronda-t-elle, menaçante.

Besoin de se défouler, de cogner dans quelqu’un, d’extérioriser. Lunatique comme elle était, cette rage faisait partie de ces émotions qui allaient et venaient, l’emportaient puis l’abandonnaient épuisée sur le rivage de sa conscience. Pourquoi pas lui, hein ? Quelqu’un devait prendre pour les autres. Alors ses mains se serrèrent d’avantage sur le manche de sa batte, elle le fixait de ses prunelles sombres, assassines.

- Je suis sûre que tu as quelque chose, insista-t-elle – et ça avait intérêt à être assez !