9 avril 2021

Près d’une vingtaine de jours s’étaient écoulés depuis le retour de Selene et Corray, et à peine deux semaines depuis celui d’Isaac et des autres disparus. La joie qui les avaient envahis, Joachim et elle, à la vue de leur père avait vite été ternie par l’étendue de ses blessures. Il était également rapidement devenu évident que les jours passés dehors avaient rendu certains d’entre eux malades, et qu’Isaac comptaient parmi ceux-là. Le laisser à l’infirmerie avait été un crève-cœur mais les deux jeunes gens y passaient aussi souvent que possible, observant anxieusement leur père reprendre peu à peu ses forces.

Finalement, Isaac avait reçu l’autorisation de rentrer chez lui. C’était sans doute la première bonne nouvelle qu’ils entendaient depuis un petit moment et Joachim et Juliet s’étaient empressés de ranger et nettoyer la caravane du couple pour accueillir comme il se devait le convalescent.

La vie semble maintenant avoir repris son cours normal – à quelques exceptions près, évidemment. Tous ont été marqués par les événements, physiquement et parfois psychologiquement, et se remettre de ces traumatismes prendra du temps. Du temps, de la patience, et de l’amour. Cela, Juliet sait qu’elle peut toujours le trouver chez son père et son frère d’adoption. Et c’est précisément ce qu’elle vient chercher chez Isaac.

Elle a désormais compris que cette fois – comme la fois précédente – elle ne pourra pas compter sur Selene. Que celle-ci est trop accaparée par ses propres démons pour voir que sa cadette se noie. Que Juliet se débat en vain contre les cauchemars, contre les souvenirs. Contre des blessures bien plus profondes que ce que l’on peut supposer, et qui ne guériront probablement jamais.

En frappant à la porte de la caravane, elle est légèrement surprise, mais aussi soulagée, de voir Joachim lui ouvrir. Lui mesure pleinement l’ampleur du traumatisme qu’elle a vécu, pour l’avoir vue se décomposer dans les jours qui ont suivi le retour de Selene. Il ne la juge pas, pas plus qu’il ne la rejette.

- J’avais envie de passer du temps avec vous, dit-elle avec un petit sourire d’excuses. Comme si elle avait besoin d’une justification pour rentrer à la maison.

Le temps m’avait paru long dans la caravane de mon père, surtout sans sa présence au quotidien. Juliet avait été fortement occupée à l’infirmerie les premières semaines. Et moi ? J’étais coincé ici. Je ne pouvais même pas le voir régulièrement à l’infirmerie. Je commençais à peine à remarcher sans assistance. Ca prendrait encore du temps avant que ma blessure arrête de me tirer, que je puisse de nouveau courir et monter à cheval. J’avais l’impression que Marlon et ses sbires avaient réussi à tout me retirer, à de rares exceptions. Heureusement, ils s’étaient foirés sur toute la ligne. On avait surtout eu une chance miraculeuse. Les disparus étaient revenus un à un, dans des états lamentables, mais… Ils étaient en vie. J’arrivais encore à peine à y croire. Ils étaient littéralement revenus des enfers, tous.

On avait passé une petite semaine avec Raina ici même le temps que mon père sorte de l’infirmerie. Ca faisait maintenant quelques jours qu’il était revenu pour poursuivre sa convalescence installé chez lui. J’avais proposé à Juliet de dormir à mon mobil-home avec les autres adolescents du camp, pour leur laisser un peu d’intimité, même si je passais pas mal de temps avec mon père en journée quand Raina s’esquivait pour s’occuper des chevaux. J’allais parfois l’aider en allant les travailler à la longe, mais rien que de me déplacer jusqu’à la zone d’élevage me demandait un effort certain.

Ce jour-là, quand quelqu’un frappa à la porte, je me retournai vers mon père pour l’interroger du regard en sortant la tête d’un comics que je relisais pour la trentième fois. Je réalisai avec un temps de retard qu’il risquait encore moins de se lever du canapé pour aller ouvrir que moi. Je lui lançai, dans un sourire, en me relevant en premier : « On a l’air de deux éclopés quand même… » Je boitillai jusqu’à la porte pour l’ouvrir. Mon sourire s’étira aussitôt en reconnaissant Juliet. Je soufflai doucement, quand elle chercha à justifier sa présence : « Tu es chez toi. » Mon père ne dirait certainement pas l’inverse. Je m’écartai pour la laisser passer, refermant la porte derrière elle, avant de retourner me poser sur le canapé en lui laissant une place au milieu. « On faisait pas grand-chose en plus… » Oui parce qu’autant dire que, si je pouvais partager beaucoup de choses avec mon père, c’était principalement à l’extérieur qu’on vivait tous les deux. Alors cloîtrés là, on était plutôt calme. « Raina est partie s’occuper des chevaux, elle en a pour un moment. » Et puis, la connaissant, elle s’en rajouterait sans doute si elle savait qu’on était en famille. Ce n’était pas vraiment son truc. « Ca va comment ? » Je lui lançai un regard un peu inquiet, bien conscient que si tout le monde était sorti de l’infirmerie, certaines blessures prenaient plus de temps à cicatriser, bien plus encore quand la pression se relâchait.

L’heure était au repos. Cela faisait quelques jours à peine qu’Isaac avait été autorisé à rentrer chez lui après presque dix jours passés à l’infirmerie. Et si son état avait été jugé préoccupant les deux ou trois premiers jours après son retour, le vieux Greene était aujourd’hui tiré d’affaire. Entre les privations, la fatigue et ses blessures, il avait beaucoup souffert. Heureusement, il allait mieux ; et c’était tout ce qui comptait. Le cavalier avait été heureux de retrouver Joachim dans le mobil home qu’ils occupaient avec Raina. L’adolescent s’y été installé à sa sortie de l’infirmerie, lui aussi avait été blessé durant la nuit où Marlon avait tenté de renverser le Conseil. Les deux hommes avaient pu prendre le temps de discuter longuement, n’ayant pas grand-chose d’autre à faire ; à part lire et remplir des grilles de mots-croisés pour le doyen.

C’était d’ailleurs ce qu’il était en train de faire lorsque l’on frappa à la porte ce jour-là. Relevant la tête vers Joachim, il l’encouragea à se lever pour aller ouvrir, ayant toujours beaucoup de mal à se déplacer. Même si sa jambe avait pu être sauvée – avec beaucoup de chance – les blessures étaient toujours douloureuses dès qu’il bougeait un peu trop. Tomeo avait vraiment assuré ; cela avait été confirmé par Nolan à leur retour. Isaac aurait pu garder des séquelles bien plus graves. D’ici quelques semaines il pourrait à nouveau marcher sans canne et à priori, il ne garderait que de vilaines cicatrices… « Tu peux prendre ma canne si tu as besoin. » Ironisa finalement Isaac à la remarque de son fils. Heureusement pour lui, cette mésaventure n’avait pas entaché son optimisme. Et quand il reconnut la voix de Juliet à la porte, une part de lui fut vraiment heureux de l’entendre. D’autant plus quand la jeune femme apparut dans la pièce principale du mobil home. Joachim se montra accueillant et chaleureux et son père n’intervint pas tout de suite, se contentant d’offrir à la blonde un sourire franc, empli d’une bienveillance dont lui seul avait le secret. « Comme l’a dit Joachim… On s’amuse vraiment comme des fous ici. » Laissa-t-il sous-entendre avec une pointe d’ironie en désignant son vieux carnet de mots-croisés. Pour le coup… Il avait vraiment l’air d’un vieux papi.

Finalement, il laissa le carnet sur ses genoux, invitant Juliet à le rejoindre sur le canapé. Il était soulagé de la voir là, soulagé de la savoir en vie. Pour le reste… Il était au courant de ce qu’il s’était passé pour son groupe, de leur calvaire dans les geôles de New Eden… Ils en avaient suffisamment discuté avec Raina et forcément, comme tout père aimant, il était inquiet. Mais il se garda bien de le montrer, c’était trop tôt, sûrement…

Face à Joachim, elle décroche un sourire timide, mais sincère. Juliet sait qu’elle sera toujours bien accueillie chez les Greene, mais depuis les récents événements, elle refuse de tout tenir pour acquis. Les petits morceaux qui composent une existence peuvent s’envoler tellement facilement, disparaître en un claquement de doigts ou dans le cliquetis d’une gâchette… Chassant ses pensées, elle pénètre dans le mobil-home et laisse le jeune homme refermer la porte derrière elle. Un peu rassurée par l’absence de Raina, elle balaie le salon du regard, notant les piles de magazines ouverts sur les pages des jeux. La pièce n’est pas plus mal rangée que pendant son court séjour et elle retrouve cet endroit familier avec plaisir. Au milieu du chaos qui régit le camp depuis quelques semaines, ce point d’ancrage immuable lui fait du bien.

Tournant la tête vers Joachim alors qu’il la questionne, elle jette un coup d’œil inconscient à son père. Elle ne sait pas précisément ce qu’on lui a raconté, et n’est pas sûre de vouloir le savoir. Enfonçant les mains dans les poches de son blazer, elle détourne le regard, un peu gênée. Ça roule… Ce n’est pas tout à fait un mensonge. Elle vit, elle respire, elle mange, dort, travaille, monte à cheval. Sa routine est revenue à la normale. Comme s’il ne s’était rien passé. Et, à la regarder de loin, on pourrait y croire. Ses blessures ne sont pas aussi apparentes que celles des autres et les hématomes de son visage se sont résorbés sans faire d’histoire. Ses côtes sont encore douloureuses et le resteront probablement un moment, déjà fragilisées par l’accident de janvier. Pour le reste… rien ne transparaît. Certes, de profondes cernes soulignent désormais ses yeux et elle a déjà perdu quelques kilos. Mais elle garde profondément enfoui ce nouveau traumatisme, peu désireuse de l’affronter.

Se mordant les lèvres, elle finit par rejoindre les deux hommes sur le canapé. Prenant soin de ne pas les secouer trop fort, elle s’assoit entre eux et replie ses jambes contre sa poitrine, mains posées sur ses genoux. Juliet a le sentiment d’être une petite fille apeurée qui cherche du réconfort auprès de son père. Mais elle n’a plus huit ans et que son géniteur ne s’est jamais donné la peine de la rassurer sur quoi que ce soit. Ses parents sont probablement morts à l’heure qu’il est et, égoïstement, elle préfère le croire. Eux se seraient sûrement détournés d’elle, de sa souillure…

Précautionneusement, elle se penche pour poser sa tête sur l’épaule d’Isaac et glisse une main dans celle de Joachim. Ce simple contact suffit à la détendre, même imperceptiblement. Son regard tombe sur les mots croisés et elle redresse la tête, amusée. Je crois que je t’avais jamais vu faire ça avant, dit-elle en jetant un coup d’œil au patriarche. Elle ne lui connaissait pas cette patience. En même temps, elle l’a aussi rarement vu contraint à l’immobilité…

J’offris un pauvre sourire à Juliet quand elle me confirma que ça pouvait aller, sans bien s’étendre sur le sujet. Son attitude parlait pour elle. Les mains dans les poches, le regard fuyant… Elle avait tout l’air de ne pas croire réellement ce qu’elle m’avançait. Il n’y aurait sans doute que le temps qui pourrait l’aider à se remettre désormais et… Savoir ses proches présents pour elle. Je dégageai l’entrée pour la laisser saluer mon père à son tour. On n’avait eu assez peu l’occasion de se retrouver en famille, rien que tous les trois. Juliet avait cru à ce miracle bien plus que moi. Maintenant il se réalisait.

Je repris ma place dans le canapé à côté de mon père, laissant Juliet se faxer entre nous deux. Ma main vint enserrer la sienne quand elle rechercha soudainement notre contact. Je lâchai un bref rire quand mon père ironisa un peu la situation, son cahier de mots croisés en main. « Vivement qu’on se remette tous les trois en selle, je crois… » La situation était pesante, sans vraiment l’être. On prenait notre mal en patience, soucieux de se ménager pour être plus vite d’attaque. Que ce soit mon père ou moi, on avait eu la chance d’avoir des soins adaptés à temps, sinon… Mieux valait ne pas y penser ! Juliet avait l’air plus détendu entre nous deux. Un sourire flotta sur mes lèvres. « L’infirmerie commence enfin à se vider un peu ? » Elle avait vraiment besoin de souffler un peu.

Nous, ici, on ne faisait pas grand-chose. Mais maintenant qu’on était tous les trois, on pouvait enfin songer à l’avenir. L’incertitude des jours précédents nous avait enfin quittée. « On retournera à Orting, papa ? Ca a dû se décanter là-bas depuis… » Je lançai un regard entendu à Juliet. « On avait trouvé des chevaux ! Enfin, ce qu’il en restait. » Je grimaçai un peu en me souvenant des cadavres fraichement déchiquetés par les rôdeurs. « Je suis sûr qu’il y en a d’autres dans le secteur qui ont pu s’enfuir. » A défaut de pouvoir monter à cheval, je pouvais toujours donner quelques cours. Et on pouvait être plutôt satisfait, car les nouveaux talents commençaient à se révéler. D’ailleurs, heureusement qu’ils étaient là pour sortir les chevaux à notre place en ce moment même.

J’attendis quelques minutes dans ce silence contemplatif avant de me pencher un peu vers Juliet, lui demandant dans un murmure : « Tu as pu reparler à Selene ? » Juliet était à notre mobil-home depuis quelques temps maintenant. Je ne lui avais pas posé de question à ce sujet, mais… Je savais très bien que quelque chose n’allait pas entre elles. Peut-être que c’était le moment propice pour s’en ouvrir ?