Wyatt ne viendra pas au dispensaire ce matin, c’est Min-Oh qui a fini de le convaincre la veille avant de repartir. Temps qu’il est là, et sauf ordre contraire, il entend encore soulager les effectifs. Les médecins n’ont presque aucune journée de repos depuis des semaines, au point d’envisager de fermer totalement le dispensaire au public le temps de souffler. Terrible état de fait, l’urgentiste ne peut pas juste regarder ce genre de désastre arriver. Les blessés ne connaissent pas de temps morts dans les ruines, hors de question de les laisser sans un endroit où ils pourront être soignés.

Il renfile une casquette de plus quand il est ici. Ils n’ont pas le luxe d’aides-soignants et d’infirmiers disponibles. Pas assez, en tous cas, pour juste passer les débarrasser. Alors c’est lui-même qui se colle à la stérilisation des seringues qui devront obligatoirement être réutilisées. Kaycee est occupée à côté, les patients préfèrent toujours la blonde à un inconnu, d’autant plus quand ils ont fini par saisir exactement d’où il venait. New Eden n’inspire plus seulement la vague méfiance des étrangers, avec le temps, le sentiment se durcit sur des faits avérés.

Au milieu de ça il doit jongler, et la porte résonne derrière lui. A peine le temps de se retourner, un soldat entre, pas un de ceux qui surveille le dispensaire aujourd’hui, avec une jeune femme qui n’a pas l’air bien valide. Enceinte, donc, et Min-Oh acquiesce en l’invitant à prendre congés. Inutile d’avoir un homme de plus pour une consultation, il saura très bien s’en passer. « Bonjour, je suis le docteur Yeo-Jeong. » Haussement de sourcils un peu surpris, à la révélation. Entre être indisposée et en pleine grossesse, comment dire qu’il y a un écart avancé.

« Oui, installez-vous je vous en prie. » C’est qu’elle déborde d’énergie, malgré le teint blafard qu’elle affiche. Alors il lui pointe le fauteuil en espérant qu’elle tienne en place une seconde. « Non je- » même pas le temps de parler, il acquiesce pour mieux attraper le bac à côté. « Tenez. Vous devriez vous allonger. » Le bavardage sur qui vient de quelle ville va devoir attendre un instant, au moins qu’il cerne ce qu’il a devant lui. « Vous avez la nausée tout en étant indisposée ? » Il ne la quitte que d’un pas, les yeux sur elle et bien fixés, le temps de se laver les mains décemment. Il ne coupera pas à l’auscultation. « Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, j'aurais besoin de palper votre abdomen. Il faudrait remonter vos vêtements. » Et il aime autant qu'elle le fasse elle-même.

« En effet. » Presque surpris que quelqu’un souligne ses origines, il n’a qu’un instant de flottement avant de reprendre le cours de la consultation. Il n’est pas là pour jouer au guide touristique des voyages que personne ne pourra plus faire. Il a une patiente, une bien trop emballée d’ailleurs à l’idée. A côté des regards suspicieux que le reste de la population lui lance, il en serait presque décontenancé. « Le dispensaire où vous vous trouvez a toujours au moins un médecin en résidence. C’est ici que vous devriez venir si vous avez un ennui de santé. »

Quant à l’hygiène générale de ceux qui vivent dans les ruines… il n’a qu’un sourire contrit. « Je crains que ça n’existe plus dans notre métier. » Il ne serait pourtant pas contre la prime, juste sur le principe. Mais la discussion empiète de trop sur son diagnostic, alors il préfère resserrer le sujet. La jeune femme n’est pas d’ici, n’a probablement pas eu le luxe du contact humain depuis des lustres, mais Min-Oh a d’autres priorités, comme la soigner. Il aimerait autant se concentrer là-dessus plutôt que les bavardages qui n’ont pour vocation que de le déconcentrer.

Quoique l’exécution de ses demandes lui laisse aussi un instant d’arrêt. Il n’en demandait pas tant. Mais ce n’est pas Walla Walla, et les jeunes femmes n’ont visiblement pas tant de pudeur que ça. Soit. « Ne vous en faites pas pour moi. » Il est prévenu de ce qui risque de lui tomber dessus. Pour être honnête, les fluides humains, quels qu’ils soient, font déjà trop partie de son quotidien pour qu’il s’en affecte. Ca date de sa toute première année d’internat, le constat que pas un seul ne lui a été épargné. Et si certains seront curieux de comment du sperme a fini par lui gicler au visage, admettons juste que les effets secondaires des antibiotiques, sur les octogénaires des services, ne sont pas une chose aisée à calmer. Au moins ça faisait une anecdote à raconter.

« Respirez le plus normalement possible. » Le ton reste toujours calme et posé chez lui, s'efforçant de ne pas être affecté par le comportement déroutant de sa patiente. Posant une main pour sentir ce qui peut l’être, il fait au mieux pour ne pas rendre l'examen plus inconfortable qu'il doit l'être pour elle. Ils n’ont pas tout à fait de quoi gaspiller le peu de produit de contraste à disposition pour des examens plus poussés. L’inflammation de l’utérus est actée, jusque là rien d'inquiétant, il préfère prévenir pour la suite. « Je vais devoir appuyer, dites-moi si un endroit est plus douloureux qu’un autre. » Les crises d’appendicite peuvent se présenter de bien des façons, avec l’inconfort de sa condition actuelle, elle pourrait ne pas l’avoir remarqué.

Dans le doute il garde un œil sur elle, malgré la concentration sans faille qu’il déploie. Au moindre réflexe nauséeux, il est prêt au saut de cabris sur le côté. Ce n’est parce qu’il a l’habitude qu’il ne compte pas esquiver les jets de vomis. Surtout sans douche chaude à la clé.

Dans sa sagesse professionnelle, Min-Oh tente au mieux d’ignorer les propos de sa patiente. Un peu de bonne humeur, ça lui mettrait du baume au cœur. Mais Cyane ne semble pas être une personne mesurée, encore moins intimidée. La nausée et la blancheur maladive ne semblent même pas en mesure de la stopper. Alors c’est au médecin même d’être gêné, simple sourire trop contrit, essayant de passer en revue les vieux souvenirs des comportements à éviter en cas de contacts fortuits avec un patient repéré comme dépendant de la psychiatrie. Ça n’a jamais été sa spécialité, ou son sujet préféré. Il regrette, amèrement, sur le moment. Ca l'aurait peut-être sauvé.

Mais il a toujours à la soigner, et le déroulé doit rester peu ou prou identique à celui qu’il a tant de fois répété. « Navré. » Est-il soulagé que la douleur lui évite l’interrogatoire poussé ? Probablement un peu, même s’il n’irait pas jusqu’à l’avouer. Et ses mains la quittent, il se redresse même tout entier peut-être un peu trop vivement. Pas pour tout de suite, la gerbe dans sa direction, il apprécie. Dans le doute, va stopper là la palpation. « Je pense que c’est digestif. » La masse ne ment pas, si elle n’est pas enceinte, c’est encore la raison la plus courante de ce genre de nausée. Ou alors c’est Walla Walla qui lui fait penser à une grossesse dès le premier mal de tête.

« De quand date votre dernier repas ? » Ici, il peut bien considérer la veille comme une réponse lambda, malheureusement ça n’arrangerait pas son cas. « Etait-ce quelque chose de courant pour vous, à manger ? » Qui sait sur quoi elle a pu tomber. « Si cela a été mal nettoyé, mal préparé, ça peut tout à fait expliquer votre état. » Ou juste quelque chose de non comestible pour leur race, mais là, les choses se compliquent. Il ne va pas pouvoir passer en revue chaque plante existante à la recherche de la coupable, le mieux est encore qu’elle évacue ça par voie orale. Son organisme est déjà en bon chemin de toute façon, ce serait difficile de lutter contre.

« Dans tous les cas vous pourrez rester ici quelques heures, le temps que ça passe. » Il n’ira pas rejeter la jeune femme à la rue et tous les dangers qui y trainent dans son état. Sa conscience professionnelle dépasse de loin son malaise. « Vous pouvez vous rhabiller. » Si un instant il voulait en profiter pour lui faire un check-up complet, après tout les patients ne se bousculent pas, son état ne le permet pas. Au moins rendrait ça encore plus désagréable.