Mi-avril 2021, École de Ford Ward

Il doit être presque midi et demi quand j’arrive à l’école. En cette fin de matinée j’ai rendez-vous avec une jeune femme, arrivée quelques jours plus tôt. Ramenée par Nathan et Levi, je n’ai – pour l’instant – aucune information sur elle, si ce n’est son prénom et son nom. J’entre dans l’établissement scolaire avec quelques minutes d’avance, profitant du calme de la pause méridienne pour rejoindre l’une des salles de classe, la n°2. C’est ici que je reçois les nouvelles têtes la majorité du temps, l’endroit étant plus accueillant que mon bureau chez Madame Phelbs ; moins impressionnant aussi, j’imagine…

Une fois installée au bureau près du tableau, je sors un carnet et un crayon, inscrivant Ardley Ellie sur une page vierge. Lorsque l’on frappe finalement à la porte, je me redresse pour aller ouvrir. Ma main se pose sur mon ventre, réflexe que je me surprends à faire de plus en plus souvent depuis quelques temps. Le bébé a bien grandi le mois dernier, et ça se voit ! Pour l’instant, je n’ai pas trop de mal à me déplacer, même si mon dos commence à être douloureux parfois. A part ça, tout se passe bien pour l’instant et je vis très bien ma grossesse. J’ai tendance à manger bien plus que d’habitude, ce qui est normal, mais je n’ai pas pris tant que ça de poids… Mes récents examens médicaux étaient très bons, alors je continue à travailler. J’espère pouvoir continuer à tenir mon poste le plus longtemps possible.

Je n’ai pas le temps d’arriver à la porte qu’une jeune femme apparaît. Le masque qu’elle porte m’interpelle mais je ne m’en formalise pas, l’accueillant chaleureusement « Bonjour Miss Ardley !! Madisson Summer, enchantée. Je vous ai convoquée pour que nous faisions connaissance et que je vous en dise plus sur notre communauté. Entrez ! » Je lui tends la main avant d’inviter à s’asseoir « Je vous en prie, asseyez-vous ! » Je lui désigne la chaise près du bureau, puis je m’installe à mon tour avant de capter son regard et d’étirer un peu plus les lèvres. « Alors ? Dites m’en plus sur vous ! C’est Monsieur Amsalem et Monsieur Shot qui vont ont accompagnée jusqu’ici, c’est ça ? »

 
Depuis deux jours, elle a l’impression de passer son temps à dormir. Peut-être parce que c’est le cas, en vérité. Elle se réveille tard et le soir, s’écroule de fatigue, alors même qu’elle n’a rien fait de la journée. Au fond, elle ne voit qu’une seule explication : depuis des années, Ellie ne dort que d’un œil, même au sein d’un petit groupe, pour éviter d’être surprise. Cette habitude l’a sans doute épuisée plus qu’elle ne le pensait et elle accuse désormais le coup.

En se réveillant, et après un coup d’œil jeté au réveil sur sa table de chevet, Ellie est surprise de constater qu’il ne lui reste qu’une demi-heure avant son rendez-vous. S’extirpant du lit en quatrième vitesse, elle se rue à la salle de bain pour une toilette rapide, avant de sauter dans ses vêtements. Comme à l’accoutumée, elle n’oublie pas son masque, et sort précipitamment de la maison.

En courant un peu, elle arrive avec seulement quelques minutes de retard devant la porte de l’école. Wouah. Il y a longtemps qu’elle n’a pas vu un établissement scolaire, et l’idée même qu’ils existent encore lui paraît parfaitement incongrue. Mais après tout, il doit encore y avoir des gamins à éduquer, à fortiori dans un camp aussi vaste. Après trois coups frappés à la porte, et sans réponse, Ellie se décide à entrer. Dans la salle, elle découvre une espèce de nymphette au ventre passablement arrondi.

Ah.

Manifestement, on continue même à en faire, des enfants. Pourvu que ce ne soit pas un prérequis pour rester ici parce qu’elle ne risque pas de faire long feu entre ces murs. Désarçonnée par l’air guilleret de la jeune blonde et l’utilisation du terme convoquée, elle ne se formalise pas pour autant en entendant son nom. Ah, il y a deux Madisson, ici ? Ceci dit, vu le nombre d’occupants, ce ne serait pas surprenant.

Suivant l’invitation de Madisson, Ellie prend place, croisant les jambes face au bureau. En détaillant un peu plus le visage de son interlocutrice, la brune réalise rapidement que celle-ci a, au moins, cinq à six ans de moins qu’elle, si ce n’est plus. Et soudainement, l’entretien prend des allures de comédie. Un petit sourire amusé aux lèvres, elle se rejette dans son siège, posant ses mains croisées sur son ventre – désespérément plat en comparaison de celui de la blonde.

C’est ça, ils sont venus me chercher il y a deux jours, pour m’amener ici. Elle hésite un instant à préciser où ils l’avaient trouvée, avant de se décider à rester vague. Je traînais plutôt dans Seattle avant ça, avec un petit groupe. De toute façon, la rumeur se chargera d’amener à Madisson le nom de ses anciennes compagnes de survie et surtout, la nature de leurs activités. Pas besoin de s’étaler dessus pour l’instant.

Après un instant de silence, pendant lequel Ellie promène son regard sur la salle de classe, elle fini par revenir à la jeune femme. C’est pour bientôt ? demande-t-elle en désignant du menton le ventre rebondi. Je suppose que les félicitations sont de mises…

« Deux Madisson ? Euh… Non. Il n’y a que moi… » La question de Miss Ardley me laisse pantoise quelques instants. Mais je n’y fais pas plus attention que cela, retournant m’installer au bureau alors qu’elle s’assoit face à moi. Je lui accorde un sourire franc, prenant le temps de l’observer quelques instants alors qu’elle confirme avoir été ramenée à Ford Ward par Levi et Nathan. Elle m’explique avoir vécue à Seattle dans un petit groupe. Je note ce détail dans un coin de ma tête, j’aurais l’occasion de revenir là-dessus plus tard.

Alors que je m’apprête à lui poser ma première question, la jeune femme reprend finalement. Tout en désignant mon ventre déjà bien arrondi, elle me demande si la naissance du bébé est pour bientôt. Ma main vient se poser sur mon ventre, un réflexe dont je me surprends à faire de plus en plus souvent ces derniers temps. La dernière phrase de la brune me fait sourire cependant. D’une voix reconnaissante et spontanée, je lui déclare « Oh. Merci ! J’en suis presque à six moi. Le bébé devrait naître durant l’été ! » Je n’en dis pas plus, ce n’est pas vraiment le moment de parler de tout cela. Après tout, si nous sommes là, c’est pour parler d’elle. J’ai besoin d’en savoir plus sur cette jeune femme, de découvrir qui elle est vraiment.

Je réfléchis quelques secondes à la façon de lui poser ma question. Si d’habitude j’ai déjà quelques informations sur les nouveaux arrivants, pour cette dénommée Ellie, je ne sais absolument rien d’elle. Alors je commence par quelque chose d’assez général… Une question ouverte qui me permettra sûrement d’en apprendre plus sur elle. « Pourriez-vous m’en dire plus sur vous ? Ce que vous faisiez avant l’épidémie ? Avez-vous des qualifications particulières ? Cela me permettra de vous connaître un peu plus. » Cela peut paraître un peu anodin, sans intérêt même. Pourtant, cela est nécessaire pour moi. En fonction de ses réponses, je pourrais sûrement lui trouver un travail ou un poste qui lui conviendra ; quand elle aura pris ses marques, bien sûr. D’autres questions me viennent en tête mais je les garde pour moi. Il est inutile de me montrer trop intrusive pour l’instant, au contraire, l’idée est d’instaurer une relation de confiance, pour que l’intégration de notre nouvelle résidente se passe dans les meilleures conditions.

Surprise par la réponse de Madisson, Ellie choisit de ne rien dire. Bon, après tout, elle ne connaît peut-être pas les prénoms de tous les habitants de ce camp gigantesque, ou ne s’en souvient pas précisément. Comment lui en vouloir, évidemment. De ce qu’elle a compris, la jeune femme – la jeune fille, presque – en face d’elle est l’assistante personnelle du grand manitou, et à ce titre, elle a probablement des responsabilités énormes. Qu’elle prenne le temps de la rencontrer doit déjà être exceptionnel.

Prenant place de part et d’autre du bureau, la discussion entre elles débute plutôt agréablement. Le contraste entre elles est pourtant saisissant, et on ne pourrait trouver plus différentes que Madisson et Ellie. Tâchant d’ignorer le ventre de son interlocutrice, la brune s’efforce de rester concentrée sur le visage de cette dernière. Mais il est difficile de ne pas passer à côté d’un sujet aussi imposant et Ellie finit par la questionner. Peut-être même que cela aurait été considéré comme impoli de ne pas le faire. En tout cas, la sollicitude de son aînée paraît plaire à Madisson, qui se fend d’un sourire de future mère heureuse, sa petite main voletant au-dessus du ballon dans un geste protecteur.

Pinçant les lèvres et hochant la tête d’un air approbateur – qu’elle est loin de ressentir – Ellie cherche une réponse. Vous devez avoir hâte, finit-elle par dire, un peu platement. Elle est tout sauf intéressée par la maternité approchant de la blonde, et ne souhaite qu’une chose ; se débarrasser de cet entretien.

D’ailleurs, Madisson reprend le fil de ses questions, et Ellie se redresse sur son siège, mal à l’aise. Avant de se détendre à nouveau. Après tout, rien ne l’oblige à dire la vérité à Madisson. Ce n’est plus comme avant, quand elle présentait un C.V. à un potentiel employeur et que celui-ci l’interrogeait sur le trou de quelques années, aux environs de ses dix-huit ans. Maintenant, Madisson n’aurait aucun moyen de vérifier ses dires, ni même de raison de douter. Oh, rien de spécial. J’ai fait des petits boulots, j’ai été serveuse, réceptionniste, vendeuse… Juste de quoi vivre. Inutile de préciser que ses revenus, elle les tiraient principalement des vols commis dans ses différents emplois.

Voleuse, ancienne détenue, prostituée, ça commençait à faire beaucoup pour une seule personne. Beaucoup de secrets qu’Ellie ne tenait pas particulièrement à éventer, peu désireuse d’être marquée d’une quelconque étiquette. Pour une fois, elle ne dirait pas non à un peu d’anonymat, d’invisibilité, et elle espère bien se fondre rapidement dans la masse. Mais vous en faites pas, s’empresse-t-elle d’ajouter. Je suis bosseuse, j’apprends vite. Mettez-moi là où vous avez besoin de monde, je vous décevrais pas. Un sourire qu’elle veut rassurant étire ses lèvres. Il n’y a rien à craindre d’elle, c’est le message qu’elle veut faire passer.